Les fantômes du juge Borel

Suicide ou assassinat ? Neuf ans après sa mort mystérieuse, le magistrat français – ou plutôt son spectre – continue de hanter les relations entre Djibouti et l’ancienne métropole. Accusé personnellement, le président Guelleh se rebiffe…

Publié le 26 avril 2004 Lecture : 5 minutes.

Crise, ou crise de nerfs ? Dans cette ville mi-entrepôt mi-garnison, où cent quinze ans de présence française n’ont guère laissé d’autre héritage qu’un port et des casernes, l’écrasante chaleur d’avril est propice à tous les coups de bambou. À deux pas des gigantesques mares d’eau stagnante, séquelles des pluies dévastatrices qui ont fait jaillir de son lit l’oued Ambouli, « on » ne parle que de cela : l’affaire du juge Borel et ses derniers effets sur les relations franco-djiboutiennes. Neuf ans après la découverte du corps de Bernard Borel dans les rochers de lave figée, en face de l’île du Diable, Djibouti et l’ancienne métropole n’en sont certes pas à leur premier orage, et il en sera ainsi, sans doute, tant que ce dossier ne sera pas conclu. Mais cette fois, aussi surréaliste que cela puisse paraître dans un pays où stationnent près de trois mille soldats français, les choses sont allées un peu plus loin que d’habitude, à deux doigts d’une vraie rupture…
« L’État français poursuit un seul et unique objectif : la déstabilisation d’un pays. » Cette phrase n’est pas extraite d’un tract ou d’un journal partisan, mais bien d’un communiqué officiel de la présidence djiboutienne, en date du 17 avril. Après avoir dénoncé « le pouvoir de manipulation et la volonté de nuire du gouvernement français », le communiqué avance deux explications au fait que « le président Ismaïl Omar Guelleh gêne la France » : « Il est celui qui a su mettre en échec la stratégie de partition du pays conçue et développée par la France » et « la présence américaine à Djibouti » qui, à l’en croire, justifierait « cette volonté obstinée de nuire à l’image de Djibouti et de son président ». Du jamais vu ici et une stratégie délibérée de mise en cause de « l’État français » qui, si elle a été payante à court terme, pourrait avoir des conséquences structurelles sur le destin de cette petite république.
Motif de ce coup de sang : le « martèlement médiatique » mené en France ces dernières semaines, sur la base d’une note déclassifiée émanant de la DGSE, à propos de l’implication personnelle du président Guelleh et de son bras droit, l’inamovible et discret chef des Services de sécurité Hassan Saïd Khaireh, dans la mort du juge Borel. Certes, à y regarder de plus près, cette note d’information n’a rien de particulièrement accablant puisqu’elle s’appuie sur deux témoignages – comme il en existe tant dans cette usine à rumeurs qu’est Djibouti – dont la véracité, reconnaissent les enquêteurs, n’a pu être établie. Mais elle conforte en apparence la thèse de l’assassinat politique défendue avec acharnement depuis 1996 par la veuve du juge et ses avocats, alors que les autorités djiboutiennes s’en tiennent aux conclusions d’un rapport de synthèse de la Brigade criminelle de Paris datant de septembre 1999 – dont J.A.I. a obtenu copie : « Sauf à envisager l’existence d’un vaste complot politico-judiciaire, impliquant dissimulation d’éléments d’enquête par les premiers intervenants, procès-verbaux volontairement erronés, examens médicaux orientés et conspiration généralisée du silence, l’hypothèse de l’assassinat ne peut être sérieusement retenue. »
Suicide ou assassinat ? La seconde thèse est évidemment beaucoup plus médiatique que la première et, dans un pays aussi opaque que Djibouti, au coeur des intérêts militaro-barbouziers de la Françafrique, il est a priori crédible d’attribuer au chef de l’État une part de responsabilité dans le moindre décès un peu étrange. Ici comme ailleurs en Afrique, il n’est pas de mort naturelle, et les suicides ne sont que des meurtres déguisés. D’où l’extrême difficulté qu’ont toujours éprouvée les autorités djiboutiennes – peu versées, de surcroît, dans l’exercice délicat de la communication – à faire passer leur vérité : l’affaire Borel est une affaire franco-française et les témoins à charge ne sont que des déserteurs au pedigree chargé, manipulateurs et manipulés. Jusqu’à il y a peu, Ismaïl Omar Guelleh attribuait ce qu’il qualifie d’acharnement à la gauche française. Le Parti socialiste, les verts, les communistes et la communauté des Ong n’ont, il est vrai, jamais porté dans leur coeur cet ancien commissaire de police (et ex-chef de cabinet du président Gouled Aptidon), auquel ils ont toujours préféré l’éternel opposant Ahmed Dini. Au point que le Premier ministre Lionel Jospin a systématiquement refusé de le rencontrer. Reste que, même si la majorité et le gouvernement ont changé en France – et même si les rapports personnels entre Guelleh et Jacques Chirac sont bons -, l’affaire Borel n’a toujours pas trouvé son épilogue. Les autorités djiboutiennes ont ainsi été outrées de voir les parties civiles s’attribuer la paternité de la déclassification des documents de la DGSE, alors qu’elles avaient, elles aussi, effectué une démarche en ce sens il y a trois mois, par lettre du ministre des Affaires étrangères auprès de son homologue Dominique de Villepin (voir fac-similés). Du sentiment d’être incompris à celui d’être victime d’une injustice, il n’y a qu’un pas. D’où le très incendiaire communiqué du 17 avril.
Le coup de semonce, à l’évidence, a porté. Jacques Chirac s’en est ému, son « monsieur Afrique », Michel de Bonnecorse, a convoqué une réunion de crise et – démarche inhabituelle – un communiqué conjoint Affaires étrangères-Défense a été publié, qui exonère les autorités djiboutiennes de tout soupçon et les félicite de leur coopération dans le cadre de l’enquête. Ce dernier point paraît, il est vrai, incontestable : les trois commissions rogatoires qui se sont rendues à Djibouti depuis 1999 ont pu fouiller jusque dans les cuisines de la présidence une facilité proche de la désinvolture, inconcevable ailleurs. La fièvre est donc quelque peu retombée à Djibouti, mais ce dernier épisode laissera des traces. Le contexte, en effet, a changé : depuis deux ans, l’ancien territoire des Afars et des Issas intéresse beaucoup les États-Unis, qui y ont installé une base militaire, une station d’écoute et des relais de radio. À l’entrée de la mer Rouge, à deux pas de la péninsule arabique, Djibouti sait que sa valeur géostratégique – et la rente qui va avec – s’est accrue. Ismaïl Omar Guelleh, qui briguera en avril 2005 un second mandat de six ans avec de bonnes chances de l’emporter, rêve d’anglophonie et d’un Dubaï africain. Le tête-à-tête avec la France n’est plus ce qu’il était, la dépendance exclusive vis-à-vis de l’ex-métropole se réduit et la marge de manoeuvre des dirigeants djiboutiens s’élargit. « Si Paris ne comprend que le langage d’un Kagamé à son égard, eh bien nous l’emploierons », confie, très remonté, un proche du président. Il y a certes loin encore de la coupe aux lèvres. Mais le prurit nationaliste parfois excessif auquel donne lieu le mystère Borel (l’officieux journal La Nation n’hésite pas ainsi à qualifier les « mensonges français » de « vérité nazie ») nous entraîne déjà bien au-delà du corps à demi calciné découvert en contre-bas d’une falaise, au matin du 19 octobre 1995…

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