Le poète et la bombe

Publié le 26 avril 2004 Lecture : 2 minutes.

Tout de même, l’homme est un animal étrange. On croit le connaître, on croit avoir fait le tour de la question, et puis on tombe sur un exemplaire encore plus bizarre qui nous laisse tout rêveur.
Il y a quelques jours, je me trouvais à Perm, de l’autre côté de l’Oural, pour un congrès consacré aux problèmes que pose le démantèlement des missiles soviétiques. Que faire du plutonium des bombes, que faire du carburant solide et des particules maléfiques qui s’y cachent ? Après le travail, un banquet était offert par le gouverneur de la région dans une bâtisse gaie comme un abattoir désaffecté. Peu importe : la nourriture abondante et la musique tzigane faisaient oublier la grisaille des murs. Les Russes sont des gens très hospitaliers et chaleureux, et ils le deviennent de plus en plus à mesure que les bouteilles de vodka se vident. Bref, voilà qu’un vieux monsieur, du genre « adorable grand-père », se lève, tout tremblant et chenu, et se met à déclamer des vers. L’assistance se tait d’un coup, la musique s’arrête, nous écoutons tous l’aède. Il n’a ni lyre ni luth, mais sa voix est si fragile, si douce, que l’émotion s’empare de nous. De grosses larmes coulent sur les joues de mon voisin, le professeur Vladimir (physique des plasmas). Ma voisine, le docteur Svetlana (hyperconductivité des alliages non ferreux), renifle dans son mouchoir. On me traduit les paroles du poète local, qui évoquent des édens mirifiques, la fraternité des hommes, des levers de soleil à en frissonner de bonheur et des embrassades éperdues sous les frondaisons (je résume). À voix basse, je demande à mon voisin :
– C’est qui, ce doux poète ?
– C’est le professeur D. C’est lui qui a mis au point la bombe thermonucléaire russe, avec Sakharov.
Silence ahuri de votre correspondant.
Tard dans la soirée, je verrais de nouveau l’atomiste-poète présenter à la ronde sa petite-fille, une ravissante Tatiana qui baisse les yeux quand on l’aborde. Enhardi par la demi-douzaine de jus de fruits que j’ai avalés, je demande au savant, par traducteur interposé, si son hobby, la poésie, n’est pas un tout petit peu en contradiction avec son grand oeuvre, c’est-à-dire la possibilité de détruire la planète plusieurs milliers de fois. Il me regarde comme si j’étais une incongruité sur un beau tapis.
– Pas du tout, Monsieur. Il y a autant de poésie dans la fission de l’atome que dans l’éclosion d’une fleur.
Ami lecteur, je t’en fais juge. Faut-il maintenant avoir peur des poètes ?

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