La victoire en chantant

À l’heure où l’Afrique du Sud célèbre l’avènement de la démocratie, le musicien Johnny Clegg fait un bilan politique des dix années écoulées.

Publié le 26 avril 2004 Lecture : 6 minutes.

De passage en France pour plusieurs concerts, Johnny Clegg reçoit à deux pas des Champs-Élysées, dans le hall d’un luxueux hôtel. Touffe de cheveux frisés sur un crâne qui se dégarnit, yeux bleus pétillants, le chanteur sud-africain ne tient pas en place. Il s’avance sur le canapé, recule, se lève, s’agite… Ce n’est un secret pour personne : le Zoulou blanc n’attire plus les foules, ses derniers albums ne rencontrent pas les succès d’autrefois, et celui qui, selon nombre de ses compatriotes, « a contribué à abattre les barrières entre Blancs et Noirs », appartient au passé. On écoute Assimbonanga ou Scaterlings of Africa(*) par nostalgie. Pourtant, l’artiste de 51 ans, précurseur de la world music et diplômé en anthropologie, a encore des choses à dire. À l’heure où l’Afrique du Sud célèbre le dixième anniversaire de la fin de l’apartheid et de la renaissance à la liberté, il ne faut pas compter parler musique : l’homme est intarissable sur la politique.

Jeune Afrique/l’intelligent : Comment considérez-vous les dix années qui viennent de s’écouler pour votre pays ?
Johnny Clegg : La première chose que je souhaite dire, c’est qu’on ne peut pas considérer une transition politique ou sociale sans faire de comparaison. Il faut la replacer dans le contexte de la fin de la guerre froide et de la mondialisation. L’Afrique du Sud a réussi une miraculeuse transformation politique. Je souligne « politique », car les véritables fondements de l’apartheid étaient en réalité économiques. Les choix politiques ont été couronnés de succès. Il y a eu beaucoup de bonne volonté, favorisée par les négociations du début des années 1990, entre le pouvoir blanc et l’ANC, qui ont conduit aux premières élections libres. La comparaison avec la Russie, après la chute du mur de Berlin, nous montre l’apparition de « murs ethniques » dans l’ex-Yougoslavie, le développement de la mafia russe, l’assassinat de personnages politiques, la destruction des infrastructures bancaires, etc. L’Afrique du Sud n’a souffert d’aucun de ces problèmes au cours de sa transition.
J.A.I. : Comment l’expliquez-vous ?
J.C. : Après la fin du communisme et celle de la guerre froide, l’Afrique du Sud a choisi sa propre voie – fondée sur la perception qu’avaient ses habitants de ce qui était politiquement possible. Et nous avions la chance d’avoir quelqu’un comme Mandela qui s’élevait au-dessus des intérêts de son propre parti et considérait la pays comme un tout. Certains militants ont élevé la voix pour dire qu’il faisait trop de compromis, qu’il était trop accommodant. Je ne crois pas que ce soit vrai. Il a préparé la scène pour les dix années à venir.
J.A.I. : Quels sont les défis à relever, désormais ?
J.C. : Le problème, aujourd’hui, c’est de transformer le système politique pour remettre le pouvoir entre les mains de la majorité. Cela signifie que toutes les grandes industries, toutes les firmes financières, toutes les entreprises nationales doivent trouver un moyen pour intégrer les hommes d’affaires noirs. Mbeki a connu une période difficile, mais il a fait un choix fondé sur une idée très importante : il ne peut y avoir de transformation politique sans transformation économique. Son problème était : qui puis-je prendre dans mon pays qui soit capable de diriger une grande entreprise ? Il avait le choix : est-ce que je crée une classe moyenne noire ou est-ce que je me contente de m’attaquer à la pauvreté ? Il a décidé de créer au plus vite une classe moyenne noire, forte, capable de mettre en branle la machine économique. Cela a conduit à une augmentation du taux de chômage, au courroux des chômeurs et des pauvres. C’était une décision très difficile, mais une bonne décision. Aujourd’hui, nous avons une classe moyenne active, intelligente, talentueuse composée de jeunes entrepreneurs noirs. La législation oblige les entreprises à vendre des titres aux Noirs et encourage les banques à leur prêter de l’argent.
J.A.I. : La transition résistera-t-elle à la disparition de Mandela ?
J.C. : Oui. Parce que, vous savez, nous n’avons pas besoin de dirigeants charismatiques. Nous avons besoin d’institutions fortes. Et celles-ci, on est en train de les construire. Quand un dirigeant s’en va, les institutions restent.
J.A.I. : Comment considérez-vous les dix années passées, en ce qui vous concerne ?
J.C. : J’ai assisté à l’émergence d’une nouvelle culture très internationalisée – ce qui n’était pas le cas auparavant. Beaucoup de nouvelles musiques à la mode dans le monde ont pénétré profondément l’Afrique du Sud. Malheureusement, nous avons aussi assisté à une destruction très rapide de la culture traditionnelle, accompagnée d’un exode rural trop important pour que les villes l’assimilent. Les ghettos dépourvus d’eau courante, insalubres, se sont multipliés. Dans les squatter camps, il y a une très faible pénétration des services gouvernementaux et de l’autorité de l’État. Ils deviennent des îlots isolés avec leurs propres infrastructures, leurs propres chefs de gangs, leurs propres Églises. Une situation semblable à celle du Brésil. Un tout petit groupe de gens très riches fait face à un océan de pauvres. Les contribuables, en Afrique du Sud, ne sont que 12 %. C’est trop faible. Mais le niveau de leur impôt est très élevé. Nous ne sommes pas un pays socialiste, mais nous cherchons à atteindre un taux global d’imposition de 43 %, taux considéré comme acceptable pour combattre la pauvreté et lutter contre l’héritage de l’apartheid. Ce sera le grand débat des années à venir. Prenez l’exemple des taxis : comment imposer une activité où l’argent passe de la main à la main ? Où le secteur lui-même est très violent ? Le fisc ira plus facilement taxer Johnny Clegg que les chauffeurs de taxi ! Il faut créer une culture du paiement pour les services.
J.A.I. : Êtes-vous très impliqué dans la protection des cultures traditionnelles ?
J.C. : Pas vraiment. Je présente les cultures sur scène et je suis membre d’une équipe de danseurs traditionnels. Mon problème, c’est que les jeunes considèrent que la culture traditionnelle est démodée et se sentent ridicules s’ils dansent comme leurs ancêtres. Dans mes shows, j’ai essayé de moderniser la façon de danser, même si les mouvements sont exactement les mêmes. J’essaie de me tenir au courant de ce qui se fait et je participe à des rencontres où nous discutons de la manière de rendre attractives nos traditions. Mais à cause du chômage, nombre de danseurs ne se produisent plus que pour de l’argent. C’est devenu un moyen de payer son loyer. C’est un cercle vicieux.
J.A.I. : Vous avez vécu au Zimbabwe. Que pensez-vous des choix de Robert Mugabe ?
J.C. : C’est un très étrange comportement de la part de quelqu’un qui s’est si bien débrouillé jusque-là. Dix ans après son indépendance, le Zimbabwe exportait de la nourriture vers l’Afrique du Sud. Il y avait un véritable problème de répartition des terres, et Mugabe s’est trouvé face au même problème que Mbeki. Comment assurer la transition économique ? Avec cette différence : le Zimbabwe est une économie agricole et non industrielle comme la nôtre. Mais il n’a pas pu créer de classe moyenne et il a dû forcer le destin pour remettre les terres à la majorité des paysans. La majorité des fermes était entre les mains des Blancs, et c’était un problème. Mais le fait de s’approprier les terres pour les redistribuer prive le gouvernement de toute légitimité. De nombreux réfugiés zimbabwéens vivent en Afrique du Sud. Quand votre propre population fuit – je parle des Noirs, pas des Blancs – ce n’est pas un bon signe. C’est une tragédie, car jusqu’à maintenant le Zimbabwe s’en tirait plutôt bien !
J.A.I. : Que craignez-vous aujourd’hui ?
J.C. : Les gens ne croient plus en leurs gouvernements et se tournent vers ce qu’ils connaissent. Nous assistons à la montée des fondamentalismes, des sectes, des mouvements qui parlent directement aux gens. Ce sont des signaux : il y a quelque chose qui cloche dans le système.
J.A.I. : Quels sont vos projets ?
J.C. : Un nouvel album en octobre, deux mois de tournée aux États-Unis, au Canada, en Europe et en Australie !

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Johnny Clegg, Live and More, DVD, Capitol, 20 euros.
Johnny Clegg & Savuka, Best of live, 15 euros.

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