La BAD, si loin d’Abidjan…
Par crainte de l’insécurité qui prévaut en Côte d’Ivoire, la banque africaine a provisoirement transféré son siège à Tunis, il y a un an. Une opération techniquement réussie, mais traumatisante pour le personnel. Premier bilan.
Quand il regard par la fenêtre de son bureau, Omar Kabbaj doit parfois se demander où il est. A Tunis comme hier à Abidjan, le président du Groupe de la Banque africaine de développement (BAD) a sous les yeux une vaste étendue d’eau. « Lagune Ebrié ou lac de Tunis, pour moi, c’est pareil. En tout cas, ça ne change rien à mon approche des problèmes et à la façon dont je prends mes décisions », dit-il. Un an après la « relocalisation » temporaire des activités du groupe dans la capitale tunisienne, Kaddaj a retrouvé sa sérénité. Et l’institution financière qu’il préside – la première d’Afrique – sa crédibilité auprès des marchés, de la communauté internationale du développement, des pays africains – dont elle finance la croissance – pourtant soumis à rude épreuve…
Contrainte de quitter la capitale économique ivoirienne par crainte de l’insécurité qui y régnait – et y règne encore -, la BAD s’est repliée à Tunis, rue Hédi-Nouira, dans le quartier des banques. Le nouveau siège se compose de trois immeubles (Driss, Epi, Annexe Amen Bank) situés sur le même axe routier, à quelques centaines de mètres de distance. Les personnels sont d’ores et déjà parvenus à rattraper les trois mois de retard pris, au départ, par les opérations de transfert – ce qui est une performance (voir interview p. 41). De même, il ne leur a fallu, en moyenne, que trois semaines pour trouver un logement. Le gros de la troupe s’est installé dans les quartiers d’El-Nasr, El-Menzah, El-Manar et La Soukra. Les cadres supérieurs ont plus volontiers choisi Gammarth, dans la banlieue nord. Quant aux hauts dirigeants et aux administrateurs, on les retrouve, pour la plupart, à Carthage.
Les difficultés d’adaptation n’en sont pas moins réelles, surtout chez les salariés originaires d’Afrique subsaharienne. « Quand on quitte un pays dans lequel on a vécu pendant plusieurs années, il est normal d’éprouver un peu de nostalgie, confie Michel Nkodia-Bomba, le président du Conseil du personnel. Mais nous sommes des fonctionnaires internationaux, la mobilité est pour nous une obligation. » L’un de ses collègues confirme que, sur le plan affectif et matériel, « le transfert est mieux vécu par les cadres et les experts, habitués à voyager et généralement dotés d’une bonne faculté d’adaptation ».
Pour les autres, les conséquences de l’opération sont plus pénibles. Et notamment les cent quarante Ivoiriens membres du personnel de soutien. La plupart sont secrétaires et pourvues d’un mari qui ne peut évidemment quitter son travail en Côte d’Ivoire au pied levé. La séparation est souvent difficile. L’an dernier, la direction a autorisé celles qui ont des enfants d’âge scolaire à ne rejoindre leur nouvelle affectation qu’en août, plusieurs mois après leurs collègues. « Je n’ai accepté de suivre la BAD à Tunis, explique l’une d’elles, que parce que mes enfants étudient actuellement en Europe et que l’institution rembourse leurs frais de scolarité. » « J’appelle Abidjan au moins trois fois par jour pour maintenir le contact avec la famille, et ma facture de téléphone est astronomique », se plaint une autre. Beaucoup sont contraintes de rapatrier une partie de leur salaire, celui de leur mari ne suffisant pas à faire vivre la maisonnée.
Pourtant, la relocalisation a parfois eu l’effet inverse. « Lorsque j’étais à Abidjan, raconte un responsable, je m’étais résigné à vivre seul. En 1999, par crainte de l’insécurité grandissante, j’ai renvoyé toute ma famille au pays. Aujourd’hui, nous sommes à nouveau réunis, à Tunis. » De même, ceux des Africains de l’Ouest qui ont des enfants en Europe les voient désormais plus souvent, un vol Tunis-Paris étant trois fois moins cher qu’un vol Abidjan-Paris. Heureusement, depuis décembre 2003, Tunis Air assure, outre ses trois vols hebdomadaires Tunis-Nouakchott-Dakar, deux liaisons Tunis-Bamako-Abidjan par semaine. Et à des prix promotionnels : 588 euros l’aller-retour, soit moins de la moitié du tarif normal.
« Nous sommes dans une période d’adaptation, mais, contrairement à ce que l’on entend dire ici ou là, nous nous efforçons de faire contre mauvaise fortune bon coeur », estime Nkodia-Bomba. En fait, les contacts avec la population sont quasi inexistants. « Au début, les gens étaient curieux de savoir qui étaient ces Noirs qui ne ressemblent ni aux étudiants africains qui fréquentent nos universités ni aux footballeurs recrutés par les équipes locales, explique un sociologue tunisien. Aujourd’hui, leur curiosité est satisfaite, et leur comportement s’apparente à de l’indifférence. C’est la même chose qu’avec les 5 millions de touristes qui visitent chaque année la Tunisie. »
« Exception faite de quelques incidents, les rapports avec la population sont, en règle générale, plutôt corrects », estime pour sa part un responsable de premier plan. Plusieurs de ses collègues se montrent moins positifs et n’hésitent pas à dénoncer certains comportements racistes. En un an, une dizaine d’incidents de ce type ont été rapportés à l’administration. « Peut-être y en a-t-il eu davantage, mais nos fonctionnaires ne nous en ont pas informés. Soit par pudeur, soit par souci de relativiser les choses », commente un Africain de l’Ouest. On cite le cas d’une fillette demandant à sa nouvelle voisine de palier africaine : « Quand vas-tu partir ? » Ou les insultes proférées par des automobilistes dans un embouteillage… Ou les fouilles tatillones pratiquées par certains douaniers, à l’aéroport… Voire les propos un peu rudes échangés entre un propriétaire et son locataire… Un cadre de la BAD n’y voit que la manifestation de ce qu’il appelle, pudiquement, la « tradition phénicienne » des Tunisiens. Traduction : leur sens commercial parfois poussé jusqu’aux limites de l’arnaque. Plusieurs fonctionnaires ont été la cible de délinquants – sacs arrachés, vitres de voitures brisées, « kidnapping » de chiens de race -, mais pas plus que les gens du pays.
Les rapports avec le gouvernement tunisien sont régis par une « convention d’établissement » accordant aux personnels de la banque les mêmes privilèges et facilités dont ils bénéficiaient à Abidjan. C’est le ministère des Affaires étrangères qui est chargé de son application. Et il s’en acquitte correctement, dit-on au siège de la BAD : chaque fois qu’il y a eu un problème, il a vite été surmonté. Les autorités ont, par exemple, donné aux diverses administrations l’instruction de faciliter et d’accélérer l’accomplissement des formalités auxquelles les fonctionnaires de l’institution sont astreints, y compris pour l’importation d’automobiles en détaxe (immatriculées PAT).
Mais il va de soi que l’accueil à Tunis de la plus importante institution financière africaine ne saurait se limiter à l’application d’une convention et à l’octroi de facilités administratives. Ce devrait être, d’abord et avant tout, une affaire « politique ». Parce qu’il est essentiel que la rencontre de cultures africaines différentes ne tourne pas à l’indifférence et soit, au contraire, l’occasion d’un enrichissement. On comptait un peu sur la tradition d’hospitalité du pays qui donna jadis son ancien nom d’Ifriqya au continent tout entier. Et l’on est un peu déçu. On n’a pas connaissance d’initiatives tendant à rendre plus agréable le séjour des Africains. Apparemment, rien n’a été fait dans les médias, le système éducatif ou les associations, chez les opérateurs économiques ou les commerçants, pour expliquer que les fonctionnaires de la BAD sont les bienvenus et qu’il importe de tout faire pour faciliter leur adaptation. Cela aurait sans doute nécessité la nomination d’un « monsieur BAD » doté d’un sens pratique et politique très développé. Mais sans doute n’est-il trop tard pour cela.
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