Ismaïl Omar Guelleh : « Un scandale franco-français »

Publié le 26 avril 2004 Lecture : 5 minutes.

Cet entretien avec le chef de l’État djiboutien a été réalisé, il convient de le préciser, le 18 avril – soit deux jours avant la déclaration conjointe des ministères français de la Défense et des Affaires étrangères semblant exonérer les autorités de Djibouti de toute responsabilité dans la mort du juge Borel.

Jeune Afrique/l’intelligent : Vous voici une nouvelle fois accusé d’avoir personnellement commandité l’« assassinat » du juge Bernard Borel, en octobre 1995, alors que vous étiez le chef de cabinet du président Hassan Gouled. Une note de la DGSE, transmise fin mars à la juge Sophie Clément, cite des témoins djiboutiens vous mettant en cause…
Ismaïl Omar Guelleh : Cette affaire est un scandale et un scandale franco-français. Depuis la découverte du corps de Bernard Borel jusqu’à aujourd’hui, nous nous sommes toujours gardés d’interférer dans une enquête qui, de A à Z, a été menée par les Français. Mieux : nous avons ouvert grandes nos portes, y compris celles de la présidence, aux trois commissions d’enquête qui se sont succédé à Djibouti. Les juges français et leurs experts ont interrogé qui ils voulaient et procédé aux reconstitutions qu’ils souhaitaient. Aurions-nous agi ainsi si nous étions coupables de quoi que ce soit ? Il suffisait, après tout, de mettre en avant notre propre dignité d’État souverain… On me parle aujourd’hui de notes confidentielles de la DGSE, dont certaines ont été déclassifiées et d’autres non. Mais qu’on les publie ! Mon ministre des Affaires étrangères a écrit le 12 décembre 2003 une lettre à son homologue français Dominique de Villepin demandant que soit levé le « secret défense ». Je le redis aujourd’hui : nous n’avons strictement rien à cacher.

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J.A.I. : Souhaitez-vous également que l’on déclassifie la fiche de renseignements personnels établie sur vous-même par la DGSE ?
I.O.G. : Tout à fait. Tant qu’on y est… Cela dit, je trouve tout de même un peu fort de café la passivité dont les autorités françaises font preuve face à ce torrent de diffamations déversé à l’encontre du président d’un pays censé être ami de la France.

J.A.I. : Qui, selon vous, cherche à vous nuire et pourquoi ?
I.O.G. : Il y a plusieurs tiroirs dans cette affaire. Tout d’abord, l’activisme de la veuve du juge, madame Borel, qui, pour des raisons qui la regardent – beaucoup de choses ont été dites là-dessus -, s’acharne à privilégier la thèse d’un assassinat politique. Quitte à entrer en guerre contre les juges Le Loire et Moracchini, lesquels avaient conclu au suicide. Madame Élisabeth Guigou, la garde des Sceaux, en 2000, qui a dessaisi du dossier Borel ces deux mêmes magistrats, pour des motifs qui n’avaient, en réalité, rien à voir avec cette affaire, a également joué un rôle très négatif. Tout comme le gouvernement socialiste français de l’époque, qui ne me portait guère dans son coeur, car je n’étais pas le candidat de son choix pour diriger Djibouti. Toutes sortes de lobbies et de groupes de pression se sont également mêlés de cette histoire. Certains médias, enfin, ont jugé bien croustillante cette « affaire d’État » dans laquelle un petit juge tombait sous les coups d’un dictateur africain. Quand il s’agit de l’Afrique, plus c’est gros, plus ça vend.

J.A.I. : Il y a, tout de même, trois témoins à charge contre vous. Deux anciens officiers de la Garde présidentielle et un ex-diplomate en poste au Yémen, tous trois réfugiés en Europe.
I.O.G. : Tout repose sur les dires de ces gens, les accusations de madame Borel et de son avocat, ainsi que la note déclassifiée de la DGSE. Or nous avons livré à la justice française tout ce qu’il faut savoir sur le passé trouble et le dossier chargé de ces pseudo-témoins. Nous n’avons d’ailleurs rien appris aux Services français qu’ils ne savaient déjà. Leurs témoignages sont abracadabrants. Nous les avons démontés pièce par pièce.
Selon eux, vous auriez commandité l’assassinat de Bernard Borel parce qu’il aurait découvert votre implication dans l’attentat antifrançais du Café de Paris, en 1990.
On a dit aussi que j’aurais été mêlé à un trafic d’armes, voire à un trafic de drogue… Écoutez : Borel était conseiller technique auprès du ministre de la Justice, en charge de la rédaction du code pénal et de la formation de nos magistrats. Il n’a jamais eu à connaître de l’affaire du Café de Paris, qui est survenue avant son arrivée à Djibouti. Cet attentat, dont les auteurs ont été jugés et condamnés, a été commandité par Aden Robleh et ses camarades à partir d’Addis-Abeba. Les Français, qui ont enquêté en long, en large et en travers sur ce dossier savent tout cela mieux que quiconque. Croyez-vous sérieusement que, s’ils me soupçonnaient d’avoir participé à un acte terroriste dirigé contre leurs ressortissants, ils seraient restés les bras croisés ?

J.A.I. : Madame Borel a toujours ses convictions. Mais le gouvernement français n’est plus socialiste. Or on s’en prend toujours à vous. Pourquoi ?
I.O.G. : J’en suis réduit aux hypothèses. Il y aura ici, dans un an, une élection présidentielle à laquelle certains, à Paris, souhaitent sans doute que je ne me présente pas. Il y a la base et les facilités que j’ai accordées à l’armée américaine dans le cadre de la lutte antiterroriste et de l’opération « Liberté immuable » – cela gêne peut-être ceux qui pensaient avoir un droit exclusif sur Djibouti.

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J.A.I. : Vos relations avec le président Chirac sont bonnes. Avez-vous évoqué cette affaire avec lui ?
I.O.G. : Non, pas encore. Je m’en tiens pour l’instant à l’ambassadeur de France à Djibouti, qui est un diplomate honnête et qui est très embêté par cette histoire. Nous en parlons aussi avec les ministères français des Affaires étrangères et de la Justice. Je ne souhaite pas envenimer les choses. Mais je n’arrive pas à croire qu’après neuf années d’enquêtes et une demi-douzaine de juges d’instruction, le procureur de la République de Paris ne puisse pas enfin ordonner au juge en charge de cette affaire : concluez et renvoyez devant un tribunal. Personne n’a apparemment le courage de le faire. Il y a là un mystère qui m’échappe, même si, rassurez-vous, il ne m’empêche pas de dormir.

À lire la semaine prochaine la suite de l’interview du président Ismaïl Guelleh.

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