Aïssa Dermouche

Premier exemple de la « discrimination positive » préconisée par Nicolas Sarkozy, ce haut fonctionnaire originaire d’Algérie revient sur les circonstances et la signification de sa nomination à la tête d’un département français.

Publié le 27 avril 2004 Lecture : 14 minutes.

Aïssa Dermouche se souviendra longtemps du 14 janvier 2004. Ce jour-là, l’homme fête ses 57 ans et, dans la foulée, apprend sa nomination au rang de préfet. Un mémorable cadeau d’anniversaire qui vient couronner la brillante carrière de ce Français d’origine algérienne, né en 1947 à Laperrine, en Kabylie. Aïssa Dermouche a grandi dans une famille modeste, entouré de ses quatre frères et de sa soeur. De son enfance dans son petit village, près des sources d’eau gazeuse de Ben Haroun, il garde, malgré la guerre d’Algérie, un souvenir ému. Le petit Aïssa, élève studieux et passionné de football, est âgé de 10 ans au plus fort du conflit.
À 21 ans, Dermouche quitte Alger pour poursuivre ses études en France. Son premier geste en arrivant à Paris est de se rendre enfin dans ce fameux Quartier latin qui, depuis l’Algérie, le fascinait tant, évoquant en lui le coeur de la vie estudiantine, le mouvement des idées, la richesse culturelle et la tradition académique universitaire. Il découvre, impressionné, la Sorbonne, l’Odéon et le Châtelet. Des édifices et des lieux qui le marquent. Il éprouve « comme un pressentiment de choses dont on a appris l’histoire et qu’on aime ».
À Paris, il décroche un DEA de sciences sociales et de gestion, ainsi qu’un doctorat de troisième cycle en sciences de l’information. En 1976, il intègre l’École supérieure de commerce de Nantes comme consultant, avant d’en prendre la direction treize ans plus tard. Il quadruple les effectifs de l’établissement, rebaptisé Audencia et figurant aujourd’hui au septième rang des meilleures écoles de commerce de France. Chevalier de la Légion d’honneur et de l’ordre national du Mérite, le nouveau préfet du Jura peut se targuer d’une intégration réussie. Adepte de golf, amoureux de Pascal, de Montaigne et de Foucault, Dermouche est aussi mélomane. Il apprécie autant Verdi et Bach que le chaabi algérien, les musiques orientales que subsahariennes, plus particulièrement l’Ougandais Geoffrey Oryema. Marié et père de quatre enfants, il est membre du très élitiste Siècle, un club de réflexion qui regroupe des représentants du monde économique, politique et social.
Un parcours sans faute pour cet homme affable, courtois et modeste, qui dit avoir de la reconnaissance pour ceux à qui il doit son affectation, c’est-à-dire le président Jacques Chirac et l’ex-ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy. Une nomination qui aura suscité la polémique. Et fait de lui une cible. Visé par trois attentats, qui ne feront heureusement que des dégâts matériels, le préfet, qui vivait, il y a peu encore, dans l’anonymat, est placé depuis, ainsi que sa famille, sous protection policière. Tentative d’intimidation politique, jalousie d’ordre privé ou acte isolé d’un extrémiste ? Autant de questions demeurées à ce jour sans réponse.
Le préfet se déclare serein, lui, symbole de l’intégration réussie, premier exemple de la « discrimination positive » préconisée par Nicolas Sarkozy. Une mesure qui avait fait l’objet d’une polémique au plus haut niveau de l’État en janvier dernier. Le président de la République préférant parler de « préfet issu de l’immigration » plutôt que de « haut fonctionnaire musulman » comme Sarkozy.
De ses racines kabyles, Aïssa Dermouche a gardé le sens de l’accueil et de l’hospitalité. Il travaille sans relâche de 7 heures à 23 heures, mais reçoit ses hôtes dans sa belle résidence de Lons-le-Saunier avec beaucoup d’égards et de chaleur. Après avoir refusé toute interview depuis sa nomination, il a accepté de parler à Jeune Afrique/l’intelligent. « Parce que c’est un magazine qui a accompagné mon adolescence. Parce qu’il est très lu en Afrique et qu’il peut se révéler un signal très fort pour les jeunes. »

Jeune Afrique/L’intelligent : Avez-vous été nommé parce que vous étiez le candidat
approprié ou pour symboliser le coup d’envoi de la « discrimination positive » ?
Aïssa Dermouche : Je crois que j’étais, comme vous dites, « un candidat approprié ». Mais je reste persuadé que le fait d’avoir révélé publiquement ma nomination peut être considéré comme un effet de levier. C’est une bonne décision, car l’intégration reste difficile en France. Et ce parce que la société française se transforme, parce que les structures sont nouvelles, que le niveau de réflexion sur l’intégration est nouveau et probablement parce que la représentation qu’on a de la société n’est peut-être pas conforme à ce qu’elle est aujourd’hui. Le fait qu’on ait pensé à moi c’eût pu être quelqu’un d’autre est une bonne chose car c’est peut-être un signe. J’ai reçu des centaines de lettres et de courriels de félicitation de France et de l’étranger, dont les auteurs n’étaient pas forcément des personnes issues de l’immigration. Cela prouve à quel point cette nomination a eu de l’impact. Je n’ai reçu que deux ou trois lettres hostiles.
J.A.I. : N’avez-vous pas eu l’impression d’être l’otage de Nicolas Sarkozy et de Jacques Chirac qui voulaient tous les deux porter cette nomination à leur crédit ?
A.D. : Très sincèrement, je n’ai pas vu les choses ainsi. Je crois que tous les deux ont éprouvé le besoin d’en parler pour débloquer la situation, pour que cela devienne quelque peu naturel. Je ne me suis pas interrogé sur la paternité de l’idée, par respect pour l’un et pour l’autre. Ce que j’ai compris, c’est que le président de la République désirait cette nomination depuis longtemps afin que les choses changent, et que l’ex-ministre de l’Intérieur a tout fait pour la rendre possible.
J.A.I. : N’avez-vous pas eu le sentiment d’être un préfet-alibi ?
A.D. : Non. J’ai la prétention de penser que cette nomination était justifiée et que ce que j’ai réalisé jusqu’alors plaide pour de réelles compétences à la fois humaines et techniques. J’ai pensé à mes enfants, à ma famille, à mon enfance, et je me suis dit que si dans vingt ou trente ans il y avait d’autres préfets venus du Maghreb, d’Afrique ou d’Asie, ce serait très bien.
J.A.I. : Que pensez-vous de la discrimination positive en général et en France en particulier ?
A.D. : Je ne crois pas que coopter de façon brutale les gens sur la base de leurs
origines ou établir un système de quotas soit forcément la bonne solution. En revanche, il y a des endroits, des espaces, des individus auxquels il faut donner un coup de pouce, sinon ils n’y arriveront pas. Dans certaines familles d’immigrés, les gens n’ont aucune lecture du système éducatif et de l’enseignement supérieur en particulier. Ce sont les enfants qui leur disent : « Voilà, il y a telle ou telle filière. » Combien de gens dans la banlieue parisienne connaissaient Sciences-Po avant que Richard Decoing mette en place un système de reconnaissance sociale ? J’étais dans une école avec un format plus
classique parce que tenue par un concours plus rigide, sinon je l’aurais fait volontiers. Je crois que c’est une bonne chose pour les familles d’immigrés, car il leur est extrêmement difficile d’avoir accès à l’information. Mais aussi pour les familles défavorisées qui ne savent même pas que telle ou telle carrière existe. Elles ne peuvent
ni rêver ni faire un choix. Il faut donc leur donner un coup de pouce et, pour ce faire, il faut un révélateur.
J.A.I. : Cela signifie-t-il que la France doive suivre le modèle américain de l’« affirmative action », fondée essentiellement sur des critères ethniques ?
A.D. : Il faut d’abord prendre en considération le fait qu’il s’agit de deux pays
différents, avec deux histoires différentes, deux cultures différentes et deux sociologies différentes. Il me semble qu’on n’est pas arrivé à un phénomène de ghetto en France, comme il en existait un il y a trente ans aux États-Unis. Dans les années 1960, il était difficile à un Africain-Américain d’intégrer telle ou telle université, ce qui n’était pas le cas dans la République française. On rattrape les choses comme on peut, mais il ne faut pas mettre en parallèle ces deux histoires, même s’il reste aujourd’hui
quelques discriminations en France. Mais j’espère qu’elles seront levées et qu’elles se dissiperont normalement.
J.A.I. : À votre avis, la discrimination positive n’auraitelle pas plus de mérite si elle était plus discrète ?
A.D. : Aider ou être le révélateur peut se faire de plusieurs manières, bien sûr.
J.A.I. : Ces mots « issu de l’immigration » n’ont-ils pas quelque chose de vexatoire, un peu comme le bon point qu’on décerne à un élève qui s’est bien tenu en classe ?
A.D. : J’ai entendu toutes les interprétations possibles, mais je crois qu’on a voulu montrer qu’il n’est pas interdit à quelqu’un issu de l’immigration de devenir préfet. Un jour viendra où un préfet français originaire d’Afrique sera un préfet tout court, car les
choses finiront forcément par entrer dans les murs.
J.A.I. : Cette médiatisation ne risque-t-elle pas de se faire au détriment de votre mérite réel ?
A.D. : Ce n’est pas à moi de le dire.
J.A.I. : Une nomination de ce genre peut-elle créer des inimitiés ?
A.D. : Je ne le pense pas, car je crois qu’on a affaire à une société rationnelle et intelligente, même s’il y a aussi des comportements décalés, voire agressifs. Personnellement, je n’ai pas de ressentiment car j’ai compris depuis très longtemps que le fait de vivre sereinement et d’apprécier les autres permet de mieux se construire. Commencer à en vouloir aux autres, c’est une petite destruction qu’on s’inflige. Cela dit, les éventuelles jalousies provoquées par cette nomination ne sont pas uniquement
centrées sur moi mais sur l’idée même de cette nomination.
J.A.I. : Qu’est-ce qu’une intégration réussie aujourd’hui ?
A.D. : C’est d’abord aimer le pays où l’on vit. Ensuite, essayer de s’approprier des savoirs, une connaissance, un métier, et de vivre une citoyenneté normale avec le plus grand respect de la République et de tout ce qui constitue le pays. Il faut savoir respecter les autres. Il faut refuser de se créer un monde à son image et accepter celui
dans lequel on vit tel qu’il est, en essayant de faire en sorte que cela se passe au mieux. Je dis à tous les jeunes : « La France, malgré des difficultés parfois un peu structurelles ou des forces d’inertie, est un pays qui reste ouvert et dont il ne faut jamais douter. »
J.A.I. : Vous êtes amateur de Verdi et de Fellini, vous jouez au golf et êtes membre du Siècle, ce cercle très fermé qui regroupe la fine fleur des décideurs. Faut-il obligatoirement correspondre à ce profil pour être considéré comme un modèle d’intégration ?
A.D. : Pas du tout, car ce n’est pas l’archétype de l’intégration. Je dirais qu’il s’agit là plutôt de hasard. Cela s’est fait sans doute parce que, en tant que directeur général d’une grande école, j’avais un statut social et une activité internationale, surtout
européenne, très remplie. J’étais au carrefour de la connaissance, de la réflexion et de l’économie, et donc ça s’est fait très naturellement. On peut être intégré en étant salarié dans une administration ou dans une entreprise, au service de la collectivité. Je considère qu’un très grand sportif peut être un exemple d’intégration. La preuve, Abdelatif Benazzi, le rugbyman d’origine marocaine, siège dans le comité d’intégration.
J.A.I. : Sauf que là, il s’agit d’une tout autre affaire. Car que ce soit dans le sport ou le spectacle, il n’y a pas de problème lorsqu’une personne issue de l’immigration tient le haut du pavé. Les choses se corsent dès qu’il s’agit d’accéder à la haute
fonction publique ou à la politique
A.D. : C’est vrai. Mais il n’y a pas que la réussite sportive ou économique qui détermine le niveau d’intégration. Il y a aussi les comportements au quotidien. Lorsque vous êtes singulier tout en appartenant à une communauté nationale mais sans vouloir que la société soit à votre image, vous commencez à construire et à être intégré.
J.A.I. : Le jour de votre installation, vous avez souhaité être considéré comme un « préfet ordinaire ». N’est-ce pas justement votre nomination « extraordinaire » qui vous empêchera toujours d’être un préfet parmi d’autres ?
A.D. : J’aimerais effectivement qu’on me considère comme un préfet comme les autres, mais avec ma singularité, c’est-à-dire un préfet qui a des obligations et qui y répond avec le sens des responsabilités, comme tous les autres préfets, qui essaye de représenter l’État avec dignité et impartialité, qui tente de comprendre les mutations de la société à travers les prérogatives qui sont les siennes, et qui contribue à l’harmonie d’un territoire, d’un département, dans le plus grand intérêt du pays lui-même. J’ai dirigé une grande école pendant quinze ans sans qu’on dise à mon sujet que j’étais le premier directeur d’une grande école « issu de l’immigration » ! Ce qui est important, c’est de faire des choses bien, comme je l’ai fait pour cette école. Et c’est ce que je compte faire aujourd’hui dans la mission qui m’est confiée.
J.A.I. : Maintenant que tous les regards sont rivés sur vous, vous sentez-vous le devoir de dépasser votre identité ethnique en vous montrant deux fois plus performant qu’un préfet « ordinaire » ?
A.D. : La compétence n’est pas liée à l’appartenance ethnique. Des gens compétents ou incompétents, on en trouve dans tous les pays et dans toutes les ethnies. Moi, ce que je veux faire, c’est d’abord ne pas décevoir ceux qui me font confiance et, bien sûr, comme je l’ai fait précédemment en tant que directeur d’une grande école, apporter ma pierre à l’édifice.
J.A.I. : Comment comptez-vous vous y prendre pour faire oublier le contexte dans lequel vous avez été nommé ?
A.D. : Je peux vous donner rendez-vous dans moins de cinq ans, car on n’en parlera plus à ce moment-là ! D’ailleurs, il y aura alors peut-être un autre préfet issu de l’immigration. J’ai toujours dit que les symboles étaient faits pour être dépassés. Un symbole est éphémère par définition. Il n’y a pas de symbole dans l’absolu. Les choses finiront par revenir à leurs justes proportions.
J.A.I. : Vous êtes bardé de diplômes. Est-ce une arme ou une armure ?
A.D. : Ni l’une ni l’autre, car c’est à la portée de n’importe qui. Peut-être est-ce tout simplement la peur de l’échec qui amène à en faire un peu trop et à accumuler.
J.A.I. : Être un symbole de l’élitisme républicain, est-ce lourd à porter ?
A.D. : Non. Je peux effectivement être considéré comme relevant de l’élitisme républicain, mais j’essaie malgré tout de relativiser car je connais beaucoup de personnalités issues de l’immigration qui font des carrières exceptionnelles en France et qui vivent dans la plus totale discrétion !
J.A.I. : Comme vous, avant que votre vie bascule, le 14 janvier 2004. Regrettez-vous parfois l’anonymat dans lequel vous avez vécu jusqu’ici ?
A.D. : Non, même si la pression était parfois difficile à porter. C’est une double
frustration, car vous êtes attaqué aussi bien physiquement que verbalement sans savoir pourquoi. Mais si c’était à refaire, je le referais. J’ai donné beaucoup d’années à la jeunesse française, à la jeunesse européenne et à la jeunesse dans le monde, car je dirigeais une institution qui comptait quand même plus de trente nationalités. Je n’avais donc pas de réflexe de peur. C’est pourquoi je suis resté serein.
J.A.I. : Comment interprétez-vous les trois attentats dont vous avez été victime ?
A.D. : Avec mesure. Votre question me rappelle de mauvais souvenirs, mais c’est comme ça. Ce sont des actes gratuits.
J.A.I. : Vous supposez donc que le but de ceux qui s’en sont pris à vous était plutôt de jeter le trouble ?
A.D. : Je ne puis me prononcer car l’enquête est en cours. Cette histoire m’a heurté bien sûr, mais j’aurais été bien plus affecté si ma famille avait été touchée à Nantes.
J.A.I. : Quel souvenir gardez-vous de Audencia, l’école de commerce de Nantes ?
A.D. : Un excellent souvenir. J’en suis même arrivé à confondre mon propre devenir avec celui de l’école tant je faisais corps avec elle. Je garde un tout aussi bon souvenir des étudiants, des professeurs et des collaborateurs, car j’ai réussi à transformer l’école
tout en restant proche des gens et sans pour autant me montrer complaisant.
J.A.I. : Justement, on vous a reproché d’être dur dans votre mode de management. Pour
vous, la réussite se fait-elle au mérite et y a-t-il un mérite républicain ?
A.D. : Je crois qu’on dit « dur » parce qu’on a l’habitude de voir les gens un peu détachés des choses dont ils ont la responsabilité. Je suis quelqu’un d’extrêmement exigeant. Quand on est responsable et qu’on vous donne des moyens, c’est pour que ça marche au mieux. Donc je m’acquitte de ma tâche, avec ma personnalité. Je peux avoir commis des erreurs, mais j’ai toujours respecté les gens et, surtout, l’intérêt collectif.
J.A.I. : Il semblerait que les jeunes filles issues de la deuxième ou troisième génération d’immigrés réussissent mieux que les garçons. Comment analysez-vous ce phénomène ?
A.D. : Je ne sais pas s’il y a une seule explication, mais je dois dire que dans l’école que je dirigeais, les dix premiers étaient presque toujours des filles et les dix derniers des garçons ! Et cela pendant des années. Si je me réfère à Audencia, cela veut dire quelque part que les étudiantes savent ce qu’elles souhaitent faire. Ce n’est pas général, mais c’est une constatation qui est largement partagée par les enseignants. Les filles sont plus volontaires et, contrairement à ce qui se passait il y a vingt ans ou trente ans, elles sont aussi mobiles que les garçons et veulent faire carrière au même titre. J’ai pu constater, avec les enseignants, que les filles issues de l’immigration ont un souci concret de s’en sortir et de se réaliser. Le fait de réussir est aussi synonyme d’être responsable de son destin par rapport à sa famille.
J.A.I. : Vous n’avez pas eu trop de mal à vous adapter à Lons-le-Saunier ?
A.D. : Non, car c’est une région où le climat est très agréable. En outre, j’ai une bonne faculté d’adaptation.

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