Un reporter au-dessus de tout soupçon

Pendant quatre ans, un collaborateur du New York Times a falsifié les faits, romancé ses articles et plagié ses confrères en toute impunité. Comment un journal de cette envergure a-t-il pu se laisser ainsi piéger ?

Publié le 26 mai 2003 Lecture : 7 minutes.

Des années durant, Jayson Blair, 27 ans, a berné tout son monde. Les lecteurs du New York Times, où il était reporter depuis 1999, ses collègues, sa hiérarchie, ses amis… Pendant quatre ans, ce jeune journaliste africain-américain a plagié ses confrères. Il falsifiait les faits, romançait ses articles et, comme dans un studio hollywoodien, plantait les décors, inventait les personnages. Il ne manquait pas de talent ni d’imagination. Savait restituer avec truculence l’actualité, mettre en scène l’information, démêler les situations les plus inextricables. En « bon » journaliste de terrain, il savait s’effacer devant l’événement, les acteurs et les témoins oculaires, force citations à l’appui. Il faisait une large place aux « choses vues ». Sans (presque) jamais quitter son appartement de Manhattan ou son bureau et, parfois, sans se donner la peine de passer le moindre coup de fil.
Dans un article publié le 30 octobre 2002 par le New York Times, il écrit ainsi, à propos des deux tueurs isolés qui terrorisaient la région de Washington, que l’un des suspects arrêtés par le FBI s’apprêtait à passer aux aveux lorsqu’un juge fédéral prit la décision de faire suspendre son interrogatoire. Bien entendu, le journaliste ne s’est pas rendu sur les lieux. Il n’a donc pas pu rencontrer le magistrat en question, encore moins le suspect. Le 27 mars 2003, Blair décrit en ces termes, à la une du journal, le père de Jessica Lynch, une jeune Américaine portée disparue en Irak avec plusieurs membres de son unité (elle sera par la suite retrouvée dans un hôpital et libérée) : « Gregory Lynch Sr., écrit-il, manque s’étouffer en se présentant sous son porche qui offre une vue sur les champs de tabac et les pâturages. » L’intéressé, qui ne se souvient pas avoir rencontré un journaliste du New York Times, faillit s’étrangler pour de vrai en prenant connaissance de l’article, le lendemain. Pas de champs de tabac ni de pâturages alentour. Jayson Blair, qui était censé se rendre sur place, a préféré, une fois de plus, donner libre cours à son imagination.
Le 29 avril dernier, un rédacteur en chef du San Antonio Express News attire discrètement l’attention de ses collègues new-yorkais sur des similitudes troublantes entre un reportage de Jayson Blair et l’article d’un de ses journalistes publié quelques jours plus tôt. Dans un texte coloré et inspiré, « l’envoyé spécial » du New York Times au Texas relate les inquiétudes de la mère d’un soldat américain disparu, lui aussi, en Irak. Les toits de la maison, la couleur de la Jeep familiale, les roses dans le jardin. Rien ne semble avoir échappé à la sagacité de Jayson Blair, qui – une enquête en apportera la preuve par la suite – s’est contenté d’emprunter les détails les plus croustillants de son papier au San Antonio Express News. Prié de donner ses sources, il brandit son carnet de notes, se lance dans un embrouillamini d’explications. Et donne finalement sa démission le 1er mai, pour, explique-t-il, « des raisons personnelles. »
Dans la foulée, le rédacteur en chef exécutif du New York Times Howell Raines (un Blanc, originaire de l’Alabama, un État du Sud profond), et le directeur de la rédaction Gerald Boyd (un Africain-Américain), confient à un groupe de cinq journalistes maison le soin d’enquêter sur les « pratiques professionnelles » de Blair. Les conclusions sont accablantes pour le jeune plagiaire, mais aussi pour ses patrons et, au-delà, pour un journal qui se targue, plus d’un siècle et demi après sa création, d’être l’un des titres de référence aux États-Unis, voire dans le monde, avec cent dix prix Pulitzer, distinction décernée chaque année aux meilleurs journalistes américains par l’Université Columbia. « Blair a trompé les lecteurs et ses collègues du New York Times avec des articles prétendument écrits depuis le Maryland, le Texas ou d’autres États, alors qu’il était en fait resté à New York, indique le rapport de quatre pages publié, dans son intégralité, le 11 mai, dans l’édition dominicale du New York Times. Il fabriquait des témoignages. Il inventait des situations. Il relevait des détails sur des photos pour donner l’impression qu’il était sur place ou avait rencontré quelqu’un, alors que ce n’était pas vrai. »
Toujours selon le rapport, depuis son arrivée à la rédaction nationale, en octobre 2002, Jayson Blair aurait bidonné au moins 36 de ses 73 reportages. Les auteurs de l’enquête jettent par ailleurs le doute sur quelque 600 autres articles écrits par l’intéressé depuis son entrée au New York Times en 1999. « C’est un énorme oeil au beurre noir », souligne maladroitement, dans un billet, Arthur Ochs Sulzberger, le PDG et propriétaire du journal. Cela représente une rupture de contrat entre le quotidien et ses lecteurs. »
Fils d’un inspecteur général à la Fondation Smithsonian et d’une enseignante, Jayson Blair, après des études en dilettante à l’Université du Maryland, décroche un premier stage au quotidien The Boston Globe (propriété, depuis quelques années, du groupe qui édite le New York Times), avant d’intégrer le titre phare de la presse américaine (1 million d’exemplaires en semaine, près de 2 millions le week-end), d’abord comme stagiaire, puis, très rapidement, comme reporter au desk Metro (les pages locales), ensuite à la rédaction nationale. Brillant, opportuniste, il semblait promis à un bel avenir dans une rédaction où les Africains-Américains ne sont pas légion. Depuis le 1er mai, il a rejoint la longue liste des célèbres plagiaires de la presse américaine. À l’image de Janet Cooke, ex-journaliste vedette du Washington Post, Stephen Glass (The New Republic), Patricia Smith (The Boston Globe) et Jay Forman (Slate)… (voir encadré p. 92).
Comment expliquer qu’un journal à la réputation établie comme le New York Times se soit aussi facilement fait piéger par un journaliste novice ? La légèreté de la rédaction en chef est d’autant moins compréhensible qu’en avril 2002 le responsable de la section Metro, Jonathan Landman, avait adjuré ses supérieurs de se séparer de Blair en raison d’erreurs systématiques dans ses papiers : « Nous devons empêcher Jayson d’écrire pour le Times. Tout de suite ! » Landman n’a pas été écouté. Blair a continué son ascension professionnelle comme si de rien n’était, multipliant les reportages sensationnels truffés de témoignages recueillis, généralement, auprès de sources anonymes et, parfois, publiés à la une du journal. Pour cacher son jeu, il se servait de son ordinateur portable et téléphonait de son mobile pour ne pas être localisé.
Cette affaire révèle de sérieux dysfonctionnements au sein du New York Times où, pourtant, ainsi que j’ai moi-même pu m’en rendre compte, il y a trois ans, lors d’une visite à la rédaction, tout est fait pour réduire les possibilités d’erreurs et de bidonnage : multiples relectures des articles, vérification croisée des dates, des noms, des événements. Comment, dans ces conditions, expliquer que nul n’ait jamais demandé à un journaliste censé courir (et couvrir) le territoire américain la moindre note de frais d’hôtel ainsi que les justificatifs de ses billets d’avion ? « De fait, Jayson Blair a bénéficié de solides protections au sein de la direction », laisse entendre, sous le couvert de l’anonymat, une journaliste du New York Times.
Aux États-Unis, où tout se décline en noir et blanc, l’affaire Blair, une fois passés les premiers moments d’indignation, a pris rapidement une tout autre tournure. L’ouverture des hostilités est venue sous la plume de l’éditorialiste William Safire, persuadé que « le jeune homme de 27 ans a bénéficié de trop de deuxièmes chances de la part de ses rédacteurs en chef qui voulaient voir réussir cet ambitieux journaliste noir ». Dans le collimateur, on l’aura compris, Gerald Boyd, ancien correspondant à la Maison Blanche sous Ronald Reagan, directeur de la rédaction et seul Africain-Américain à occuper, aujourd’hui, une position de responsabilité au New York Times, un homme qui n’a pourtant pas la réputation d’aider les « frères » dans le besoin. Est aussi visé Howell Raines, dont la famille s’est prise d’amitié pour Jayson Blair. Si Boyd nie avoir couvert les turpitudes du journaliste, Raines admet avoir pu fermer les yeux, lui le « Blanc natif de l’Alabama », sur certains dérapages du jeune journaliste.
Pas si simple, rétorquent plusieurs journalistes africains-américains. « Les propos de Safire sont des inepties. Ni Boyd ni Raines n’ont jamais vraiment offert leur chance aux jeunes journalistes noirs », souligne l’un d’entre eux. « Le comportement de Jayson Blair est un véritable affront pour notre métier, écrit, pour sa part, Terry Neal, responsable du desk politique au Washington Post. Mais le problème est ailleurs. Ces dernières années, plusieurs journalistes blancs et noirs, hommes et femmes, ont été pris en flagrant délit de bidonnage. Seul le cas des journalistes africains-américains semble curieusement poser problème. On n’exhibe jamais la carte raciale lorsque le faussaire est blanc. Je sais que le Washington Post, mais aussi, certainement, le New York Times, font appel à de jeunes journalistes blancs, noirs et jaunes inexpérimentés pour leur donner une chance. Je sais d’expérience, par ailleurs, qu’il y a moins de Noirs que de Blancs à bénéficier de cette formidable opportunité. Ce qui est en cause dans l’affaire Blair, c’est la propension des responsables des grands journaux à préférer les histoires croustillantes, mais parfois fausses, à un article sérieux, mais pas très excitant… »
Désormais au chômage, Jayson Blair ne perd pas son temps. Selon Newsweek, il aurait signé avec une agence de relations publiques pour vendre son histoire à un éditeur. Il serait également en négociation avec une société de production pour réaliser un film et une série télévisée. « Les gens débourseront bien 9,5 dollars pour acheter la cassette vidéo de ses exploits », aurait même confié son agent à l’hebdomadaire américain.

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