Tunisie : quand Marzouki met tous les problèmes sur le dos des « forces anti-révolutionnaires »

« Forces anti-révolutionnaires », financement du terrorisme par les Émirats, alliance « de subsistance » entre Ennahdha et Nidaa… Dans une longue interview accordée au quotidien arabophone algérien « El Khabar », l’ex-président tunisien Moncef Marzouki n’y est pas allé de main morte pour critiquer la politique interne et les relations extérieures de son pays.

Moncef Marzouki aux côtés du nouveau président Béji Caid Essebsi, en décembre 2014. © AP/SIPA

Moncef Marzouki aux côtés du nouveau président Béji Caid Essebsi, en décembre 2014. © AP/SIPA

16266028_10211459071174572_7732308306510870922_n CRETOIS Jules

Publié le 16 janvier 2019 Lecture : 7 minutes.

Retour médiatique offensif pour Moncef Marzouki. Sur plusieurs pages, celui qui a été à la tête de l’État tunisien de 2011 à 2014 livre sa critique de la situation tunisienne au quotidien arabophone El Khabar, qui a publié un entretien fleuve dans son édition du lundi 14 janvier. Une analyse qu’il tire de son expérience au pouvoir, mais aussi de son observation de l’actualité. Bilan de la révolution, situation régionale, avenir personnel… Jeune Afrique vous résume les six points à retenir de son intervention.

• La guerre BCE-Chahed, pinacle de la « contre-révolution »

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« La Tunisie est un pays libre. La preuve en est que vous vous tenez face à un ancien président qui n’est ni en prison, ni en exil, ni dans sa tombe », affirme l’ex-dirigeant au journaliste Othman Lahyani. Cependant, Moncef Marzouki attribue le relatif échec de la révolution à ce qu’il appelle « les forces anti-révolutionnaires ». « Les anciens benalistes se sont tenus à l’écart durant les premiers mois suivant le 14 janvier 2011, par peur. Ensuite, lorsqu’ils ont réalisé que ni moi, ni le mouvement Ennahdha, n’étions dans une logique de vengeance et de purge, ils sont réapparus sur le devant de la scène », affirme l’ex-militant de gauche.

Selon Marzouki, l’apparition des forces anti-révolutionnaires suit une logique historique, alternant révolution et contre-révolution

La thèse de ces « forces anti-révolutionnaires », concept vague qui va des partisans de l’ancien président Ben Ali à la diplomatie émiratie, revient constamment dans l’interview. Selon Marzouki, leur apparition suit même une logique historique, alternant révolution et contre-révolution. Il décrit la guerre ouverte entre Béji Caïd Essebsi et le chef du gouvernement Youssef Chahed comme la fin de cette deuxième période. Les élections de 2019 seront selon lui l’occasion de remettre le train révolutionnaire sur les rails.

• Les attentats « financés par les Émirats »

Le leader du mouvement Al Irada décrit ce qu’il a vécu pendant sa prise de pouvoir comme « un lynchage constant ». « J’ai laissé certains médias dire des choses horribles. Ils m’ont accusé d’être fou, alcoolique… », témoigne l’homme politique. « Lorsque les citoyens ont découvert qu’il ne s’agissait que de mensonges et d’une campagne trompeuse, il était trop tard », continue-t-il.

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Pendant sa présidence, le surnom de « Tartour » (malléable) lui avait notamment été attribué, l’homme étant considéré comme « soumis » par une partie de l’opinion publique tunisienne. Sa proximité avec les islamistes avait été largement critiquée car son parti de l’époque, le Congrès pour la République, était présenté auparavant comme une formation progressiste de gauche.

Moncef Marzouki ne s’arrête pas là, affirmant que les Émirats arabes unis ont joué un rôle dans le financement de cette campagne médiatique hostile, et ce dans le but de s’assurer l’échec de l’expérience démocratique du Printemps arabe. « Les mêmes forces ont alimenté la guerre civile en Libye, en Syrie et au Yémen, afin de contrer la révolution et de faciliter le coup d’État militaire en Égypte », avance-t-il. L’ex-président assure également que les attentats survenus en Tunisie ont été eux aussi financés par les Émirats arabes unis.

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Il prédit également que si les démocrates échouent à reprendre le pouvoir en 2019, les « forces anti-révolutionnaires » lanceront une purge à l’encontre d’Ennahdha, de son parti et d’autres opposants. Des accusations graves. Pourtant, l’un de ses proches confirme : « Lorsqu’il parle des Émirats arabes unis, il le fait en tant que président. C’est l’expérience qui parle, ce n’est pas un point de vue », confie-t-il à Jeune Afrique.

Tarek Kahlaoui, ancien militant du mouvement Irada fondé par l’ex-chef de l’État, n’est toutefois pas entièrement convaincu par ses propos. « C’est une analyse partielle de la situation. S’il est vrai que les Émirats contrent la transition démocratique et cherchent à la faire échouer, nous ne pouvons résumer le terrorisme en Tunisie à une stratégie émiratie », déclare-t-il à Jeune Afrique. « C’est d’autant plus étonnant quand cela vient d’un ancien président, qui a supervisé la sécurité nationale. Pourquoi n’a-t-il pas révélé l’existence d’un tel complot lorsqu’il était au pouvoir ? », s’interroge-t-il.

• L’alliance « de subsistance » entre Ennahdha et Nidaa

Moncef Marzouki profite également de l’interview pour analyser le comportement d’Ennahdha. Selon lui, c’est par crainte d’une reproduction d’un scénario à l’égyptienne, et donc de son éviction totale, que la formation politique à référentiel islamique a accepté de collaborer avec Nidaa Tounes. « C’est cela la plus grande victoire des forces anti-révolutionnaires : la captation d’une formation politique, auparavant totalement hostile à eux », explique l’ex-militant des droits de l’homme. Cette coopération entre d’anciens ennemis est en fait « une lutte de subsistance ».

« Ce consensus ne peut être qu’une solution à moyen terme. Le groupe avec qui il collabore va continuer à les aspirer et les membres d’Ennahdha seront bien obligés à la fin d’abandonner tous leurs principes et leurs figures politiques », prédit l’ancien chef de l’État. « S’ils décident de se soulever, ils se feront lyncher, car ils ont abandonné leurs ex-compagnons de route », continue-t-il.

À la dernière présidentielle, Marzouki a largement profité des votes de la base d’Ennahdha face à Essebsi

S’il assure continuer à rencontrer quelques dirigeants d’Ennahdha, quand le journaliste le questionne sur un retour à la collaboration avec les islamistes, Marzouki répond que cela est exclu. « Je prône une rupture totale et complète avec l’ancien régime. Ce n’est plus leur cas », explique-t-il.

« Même sous la Troïka, Moncef Marzouki a pu parfois critiquer le mouvement, mais sans couper le lien. Il a toujours laissé la porte ouverte au compromis avec les islamistes », relativise pour Jeune Afrique le politologue Selim Kherrat. « Il ne faut pas oublier qu’à la dernière présidentielle, Marzouki a largement profité des votes de la base d’Ennahdha face à Essebsi », rappelle-t-il.

• Réconciliation « inévitable » entre le Maroc et l’Algérie

Si le dirigeant d’Al Irada salue la relation entre l’Algérie et la Tunisie, il espère un plus grand soutien de la part de son voisin. Il affirme aussi que « la Tunisie veut jouer un rôle dans la réconciliation entre le Maroc et l’Algérie ». « Celle-ci est inévitable, que ce soit dans un, dix ou même cent ans », assure Marzouki.

Concernant la Syrie, celui qui a unilatéralement renvoyé l’ambassadeur syrien en 2013 affirme ne pas regretter cette décision, qui lui a été beaucoup reprochée. Il qualifie également à nouveau « d’erreur » l’intervention étrangère et l’armement de l’opposition syrienne au début du conflit.

>>> À LIRE – Vers une normalisation des relations entre les pays arabes et la Syrie ?

« Lorsque nous étions dans l’opposition, nous avons demandé à des pays de rompre leurs relations avec la Tunisie pour sanctionner le régime de Ben Ali. C’est donc un honneur d’avoir montré que la Tunisie ne peut cautionner ce qu’a pu faire le régime syrien », a ainsi déclaré Moncef Marzouki à El Khabar. Il confie à ce sujet avoir cherché à rencontrer le président Béji Caïd Essebsi pour défendre le cas de réfugiés syriens menacés d’expulsion, mais que ce dernier a refusé de le voir et n’a jamais cherché à le rencontrer depuis son entrée au Palais.

• « Les Européens n’ont rien donné à la Tunisie »

« Les Européens n’ont rien donné à la Tunisie », affirme l’ancien chef de l’État. Il nie ainsi l’aide de l’Union Européenne, aussi bien sur le plan économique qu’au niveau sécuritaire. Selon lui, seuls la Turquie et le Qatar auraient aidé la Tunisie dans le domaine de l’armement et de la formation des armées. Cette fois encore, « les forces anti-révolutionnaires » sont pointées du doigt parce qu’elles « détestent les Turcs et les Qataris » et l’accusent d’être « l’agent de ces gouvernements ».

Pourtant, selon l’ambassadeur de l’UE en Tunisie, avec 2 millions d’euros par jour, c’est le pays que l’Europe aide le plus au monde par habitant

Pourtant, les chiffres avancés par l’Union européenne (UE) jurent avec les affirmations de l’ex-président. Lors d’une interview accordée en novembre 2018 à Jeune Afrique, l’ambassadeur de l’UE en Tunisie, Patrice Bergamini, affirmait qu’avec « 2 millions d’euros par jour, la Tunisie est le pays que l’Europe aide le plus au monde par habitant ».

• Silence sur une candidature à la présidentielle de 2019

Sur son propre cas, Moncef Marouzki laisse planer le doute. Pour l’instant, il ne dévoile aucune intention d’une éventuelle candidature à l’élection présidentielle de 2019. « La candidature que présentera mon mouvement pour la présidentielle sera votée de manière démocratique », affirme Moncef Marzouki.

« Il attend probablement d’y voir plus clair au niveau des autres candidatures, mais son parti a pris part aux dernières municipales, donc il n’y a pas de raison qu’il ne participe pas aux prochaines élection présidentielle et législatives », analyse le politologue Selim Kherrat. « En revanche, on ne sait pas encore si son mouvement va y aller seul ou en coalition. Marzouki semble un peu isolé sur la scène politique. Il est peu probable qu’il fédère une coalition autour de lui », conclut-t-il.

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