Une nuit en enfer

Un peu avant 20 heures à Rouiba, dans la grande banlieue d’Alger, la terre se met brusquement à trembler, ce 21 mai. Des immeubles vacillent sur leurs bases et s’effondrent. Récit.

Publié le 26 mai 2003 Lecture : 7 minutes.

Amine gare sa voiture dans le parking de la cité. Quatre immeubles de cinq étages… Les chiens aboient plus fort que d’habitude, mais il n’y prête pas attention. Le quartier est étrangement silencieux. Une douleur lui étreint les tempes. Il voudrait fermer la portière de sa voiture, mais n’arrive pas à introduire la clef dans la serrure. Soudain, la terre se dérobe sous ses pieds. Un vacarme effroyable couvre ses cris. Il est 19 h 44, et Amine va rater le JT.
Il appelle son épouse et ses deux enfants. Le bâtiment en face de lui tangue dangereusement. Il lève les yeux vers le deuxième étage, mais ne distingue plus rien. Un nuage de poussière recouvre tout. Un bruit énorme retentit : l’immeuble d’à côté vient de s’effondrer comme un château de cartes. Le sien ressemble à la tour de Pise. Deux des huit piliers qui le soutiennent n’ont pas résisté à la secousse. Et puis, comme fatiguée, la terre s’arrête de trembler.
Amine se lève et court vers l’entrée de son immeuble. Il n’a pas le temps d’y arriver que, déjà, sa femme en sort, leur bébé dans les bras. Au bord de l’hystérie, elle hurle : « Je n’ai rien pu pour elle ! » Elle, c’est Hafidha, leur fille de 6 ans. L’enfant a été écrasée par la chute d’un mur, dans la cage d’escalier. Amine est tétanisé, mais une nouvelle secousse le ramène à la réalité. Il y en aura beaucoup d’autres, au cours des deux heures suivantes. À Alger, le Centre de recherches en astronomie, astrophysique et géophysique (Craag) en recensera plusieurs dizaines. Précisément : une toutes les trente-six secondes.
La famille, ou ce qu’il en reste, gagne le terrain de sports voisin et Amine repart chercher sa fille. Trop tard… Les derniers piliers viennent de céder, l’immeuble s’est effondré. L’horreur absolue. Il n’a même plus la force de crier. Hébétée de douleur, une vieille Kabyle cherche ses petits-enfants en fredonnant une berceuse en tamazight. Elle ne se rend pas compte qu’elle marche sur le toit de ce qui fut son immeuble. Désormais seule au monde, une collégienne de 16 ans hurle sa détresse, tandis qu’une poignée d’hommes valides fouillent les décombres. Rouiba ressemble à Bassora après une nuit de bombardements par les forces coalisées.
Amine ne le sait pas encore, mais tout le centre du pays a été ravagé. Le séisme a été ressenti de Tizi-Ouzou à Cherchell, dans un rayon de 100 km autour d’Alger. L’épicentre se trouve à Thénia, à quelques encablures de la côte. Vieilles bâtisses ou nouvelles constructions, rien n’a résisté à la fureur de la terre. Les hôpitaux sont débordés, certains sont d’ailleurs très endommagés. Au péril de leur vie, les sauveteurs tentent de sauver ceux qui peuvent encore l’être, mais ils travaillent à main nue. L’électricité est coupée et les ambulances peinent à se frayer un passage au milieu de cohortes de pauvres gens hagards. Les routes sont éventrées, les ponts lézardés, donc inutilisables…
Palais du gouvernement, 20 h 01. Le Premier ministre Ahmed Ouyahia est encore dans son bureau. Comme tous les Algérois, il a ressenti le tremblement de terre. Les livres qui trônaient dans sa bibliothèque jonchent le sol. Le téléphone sonne. C’est le président de la République qui vient aux nouvelles. Personne n’a la moindre idée de l’ampleur des dégâts. Instruction est donnée de mettre en place une cellule de crise. La direction de la sécurité civile a déjà installé la sienne. Les premières nouvelles ne sont pas bonnes. On annonce quarante morts dans la cité de Rouiba, où habite Amine. À 20 h 50, Yazid Zerhouni, le ministre de l’Intérieur, arrive à Boumerdès, l’une des villes les plus cruellement frappées.
Jusqu’à ce 21 mai, Boumerdès était une coquette cité côtière, presque neuve de surcroît. Tout a commencé en 1970, quand la Sonatrach, le grand groupe pétrolier algérien, a créé là deux instituts pour la formation de ses cadres. Par la suite, la ville est devenue un centre administratif important et, au milieu des années quatre-vingt, a été désignée comme chef-lieu de wilaya (préfecture). Un véritable boom immobilier s’est ensuivi. Originaires de toutes les régions du pays, les habitants de Boumerdès sont majoritairement universitaires ou fonctionnaires. Mais l’heure n’est pas aux considérations sociologiques. Il faut d’urgence, et tant bien que mal, organiser les secours.
Après Zerhouni, Abdelaziz Bouteflika se rend à son tour à Rouiba, Reghaïa et Boumerdès. Il n’y rencontre que détresse et désolation. Visitant l’hôpital de Rouiba, il tente de réconforter une femme dont les jambes et le bassin sont plâtrés. « Djirani matou, djirani matou », « tous mes voisins sont morts », ne cesse de répéter la malheureuse.
Quelques minutes après le drame, le plan Orsec est déclenché : évacuation des blessés, installation de camps d’hébergement pour les familles sinistrées, sécurisation des biens et des personnes pour éviter les actes de pillage… Ouyahia gagne l’hôpital Mustapha. Le principal établissement hospitalier de la capitale est fissuré de toutes parts, mais fonctionne à plein régime. En quelques heures, quelque 450 blessés vont y recevoir les premiers soins. « On a d’abord eu à faire face à des cas de détresse psychologique, à quelques crises cardiaques et à des traumatismes légers, témoigne Mohamed, médecin de garde aux urgences. Et puis, les blessés plus gravement atteints sont arrivés. On a fait front comme on a pu. Tout le personnel a donné un coup de main. » Ouyahia parle de catastrophe nationale et avance le chiffre de 450 victimes, en insistant sur le caractère provisoire de ce premier bilan. Il est 3 heures du matin.
À Rouiba, Amine n’en peut plus. Il est pourtant habitué à l’horreur. En première ligne dans la guerre contre le terrorisme, il a vu des villages entiers massacrés par des forcenés, des hommes de son unité déchiquetés par des mines… Mais là, ses nerfs lâchent, il s’arrête de creuser : « Pourquoi le sort s’acharne-t-il contre nous ? Pourquoi Dieu nous en veut-il autant ? » À ses côtés, une voix fatiguée lui répond : « Taqi Allah. » « Ressaisis-toi et remets-t’en à Dieu. » Toute la nuit, les deux hommes ont fouillé les ruines. Ils ont déjà dégagé une cinquantaine de survivants. Et autant de cadavres. Le camarade d’Amine porte une abaya et une longue barbe teinte au henné. C’est un repenti de l’Armée islamique du salut, la branche armée du FIS, qui a déposé les armes en janvier 2000. De longues années durant, les deux hommes se sont fait la guerre. Par cette fraîche soirée du mois de mai, ils se retrouvent dans la même galère. Au total, en une seule nuit, plus de cinq mille rescapés pourront être dégagés des décombres, dans les zones les plus touchées.
Le jour se lève sur Alger meurtrie, où une cinquantaine d’immeubles se sont effondrés. Aucun quartier n’a été épargné, mais c’est Belcourt, Bab el-Oued, Kouba et El-Harrach qui ont été les plus touchés. Au fil des heures, le bilan s’alourdit. On dénombre désormais plus d’un millier de morts et six fois plus de blessés. Le séisme a frappé l’une des régions les plus peuplées du pays : près d’un Algérien sur trois y vit.
Bouteflika réunit son Conseil des ministres, annonce de premières mesures et charge Ouyahia de mettre au point un plan pour reloger les dizaines de milliers de familles sinistrées, identifier les besoins et canaliser le formidable élan de solidarité qui est en train de se manifester. En Algérie comme à l’étranger. Un deuil national de trois jours est décrété. Décision est prise d’indemniser les familles de victimes sur la base de ce qui a été fait lors des précédentes catastrophes naturelles. Le chiffre retenu sera finalement de 700 000 dinars (7 000 euros) par famille. En outre, Boutef décide de lancer un programme de reconstruction. La veille, son Premier ministre, prenant acte de la pénurie de ciment consécutive à la multiplication des chantiers de construction, avait dirigé un Conseil du gouvernement spécialement consacré à la question. Décision avait été prise d’importer 1 million de tonnes de ciment. Après la catastrophe, il en faudra quelques millions de plus.
Le séisme ayant provoqué un raz-de-marée, le câble de communication sous-marin reliant Alger à l’Europe a été sectionné. La capitale est coupée du monde. À l’instar de nombreux autres dirigeants européens, le président français Jacques Chirac tente de joindre Bouteflika pour lui exprimer sa solidarité dans cette nouvelle épreuve. En vain. En fin de matinée, les premiers avions acheminant l’aide internationale se posent sur le tarmac de l’aéroport Houari-Boumedienne. Des équipes de secours françaises, suisses, espagnoles et italiennes sont conduites directement sur les sites les plus touchés.
En milieu de journée, Bouteflika réussit à communiquer par téléphone avec Chirac. Il lui exprime sa gratitude pour l’envoi des secouristes et l’informe qu’il ne pourra, comme prévu, se rendre à Paris le 26 mai pour préparer le sommet du G8. Ensuite, il appelle Olusegun Obasanjo, son homologue nigérian récemment réélu, pour s’excuser de ne pouvoir ni assister aux cérémonies de son investiture ni prendre part au sommet prévu à Abuja, le 28 mai.
Rouiba, 22 mai. À 19 h 44, Amine quitte ce qu’il reste de sa cité. C’est-à-dire pas grand-chose. Il n’a plus aucun espoir de retrouver des survivants. Une larme creuse un sillon dans la poussière qui recouvre son visage.

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