Téhéran dans la ligne de mire

Si peu d’experts prévoient une attaque militaire contre l’Iran, nombreux sont les néoconservateurs et les lobbyistes pro-israéliens à l’appeller de leurs voeux.

Publié le 26 mai 2003 Lecture : 6 minutes.

Maintenant que l’Irak a été conquis, les extrémistes juifs américains pressent les États-Unis de renverser le gouvernement islamique d’Iran. Une campagne systématique d’accusations, de propagande et de désinformation, très semblable à celle qui a précédé l’invasion de l’Irak, est actuellement orchestrée contre l’Iran par un groupe néoconservateur de Washington. Comme dans le cas de l’Irak, les véritables raisons de cette campagne restent confuses et ambivalentes. L’objectif est-il de faire progresser la « démocratie » au Moyen-Orient pour protéger les États-Unis du « terrorisme » ? Ou bien d’éliminer toutes les menaces régionales contre Israël ? L’explication la plus probable est que c’est une combinaison des deux. Les néoconservateurs, qui dictent aujourd’hui le calendrier et l’orientation de la politique étrangère américaine, considèrent que les intérêts américains et israéliens sont identiques et ne peuvent être disjoints.

Pour comprendre comment se forme l’opinion américaine, il faut lire ce qui se dit dans la presse nationale et les nombreux think-tanks de droite à Washington. Le directeur du Weekly Standard, William Kristol, l’un des plus farouches partisans de la guerre en Irak, s’est désormais braqué contre l’Iran. Dans un éditorial du 12 mai, il écrivait : « La libération de l’Irak a été la première grande bataille pour l’avenir du Moyen-Orient. La création d’un Irak libre est désormais d’une importance fondamentale. […] Nous sommes déjà entrés dans une lutte à mort avec l’Iran sur l’avenir de l’Irak. Les théocrates qui gouvernent l’Iran savent que la partie se joue à quitte ou double. […] Car le succès remporté en Irak sonne le glas de la révolution iranienne. Nous devons donc aider nos amis et alliés en Irak à faire échec à la subversion soutenue par l’Iran. Et nous devons aussi passer à l’offensive contre l’Iran, avec des mesures allant de la diplomatie publique aux opérations clandestines. L’Iran est le tournant décisif de la guerre contre le terrorisme et de l’effort pour remodeler le Moyen-Orient. Si l’Iran devient pro-occidental et antiterroriste, des changements positifs interviendront beaucoup plus facilement en Syrie et en Arabie saoudite. Et les chances d’un règlement israélo-palestinien augmenteront fortement. […] De l’issue de la confrontation avec l’Iran, plus que de tout autre facteur, dépendent l’avenir de la doctrine Bush – et, peut-être bien, de la présidence Bush – et les perspectives d’un monde plus sûr. » […]

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J’ai longuement cité l’éditorial de Kristol parce qu’il exprime clairement la détermination des néoconservateurs d’exercer une pression, et même un chantage, sur le président Bush pour qu’il se serve de la puissance américaine afin de « remodeler » le Moyen-Orient conformément aux intérêts d’Israël.
Un autre gourou néoconservateur, Michael Ledeen, qui tout au long des années quatre-vingt-dix a réclamé une attaque contre l’Irak, met aujourd’hui la même ardeur à plaider pour une attaque contre l’Iran. Le nouveau « Centre pour la démocratie en Iran », un groupe d’action qui milite pour un changement de régime à Téhéran, est largement sa création. On peut trouver un écho de la tonalité de son argumentation dans le discours qu’il a prononcé, le 30 avril, à l’Institut juif pour les affaires de sécurité nationale (Jinsa), à Washington. Le titre était : « Haro sur l’Iran, foyer du terrorisme moderne ». Il affirmait : « Le temps de la diplomatie est révolu. Le temps est venu de libérer l’Iran, de libérer la Syrie, de libérer le Liban. »
Dans leur campagne contre l’Iran, les néoconservateurs et les lobbyistes pro-israéliens bénéficient du soutien des monarchistes iraniens en exil, qui mettent tous leurs espoirs dans Reza Pahlavi, le fils de l’ancien shah pro-israélien. Dans une récente interview au quotidien italien La Stampa, il déclarait : « La chute du régime actuel non seulement libérerait les forces d’un grand pays, elle libérerait aussi le monde d’un risque nucléaire imminent et du plus important réseau terroriste existant. »
Les graves accusations lancées contre l’Iran par des personnalités américaines, par des amis d’Israël, par des idéologues de droite et d’autres sont largement reprises à la télévision américaine et dans la presse populaire. En voici un échantillon : le programme nucléaire iranien est assez avancé pour permettre bientôt de procéder aux essais d’une bombe ; l’Iran travaille sur des armes chimiques ; il soutient des organisations « terroristes » telles que le Hezbollah au Liban, ainsi que des groupes chiites extrémistes en Irak et en Afghanistan ; plus spectaculaire encore, les attentats suicide contre les immeubles résidentiels de Riyad ont été organisés par des dirigeants d’el-Qaïda hébergés en Iran. Selon le programme de télévision américain « Nightline », parmi les dirigeants d’el-Qaïda hébergés en Iran se trouve Saïf el-Adel, recherché pour avoir participé aux attentats contre les deux ambassades américaines en Afrique orientale en 1998. Il va de soi qu’aucune preuve n’est apportée pour toutes ces accusations. On peut noter, cependant, que les accusations de complicité entre l’Iran et el-Qaïda ressemblent fortement aux accusations de liens entre l’Irak et el-Qaïda portées à maintes reprises contre Bagdad dans les semaines qui ont précédé la guerre, mais naturellement en l’absence de toute preuve.

Quoi que disent les néoconservateurs, peu d’experts prévoient une attaque militaire américaine contre l’Iran dans un proche avenir. D’abord, la peur d’une nouvelle vague d’attentats terroristes, après ceux de Riyad et de Casablanca, retient toute l’attention de l’opinion publique américaine. Ensuite, les États-Unis ont fort à faire en Irak, où la résistance s’organise et où il apparaît qu’il est beaucoup plus difficile de remettre le pays sur pied que Washington ne l’avait imaginé. Autre raison, enfin, d’être prudent sur le front iranien : le risque d’une forte opposition européenne à une attaque militaire américaine, y compris, cette fois, de la part de Tony Blair.
Pour toutes ces raisons, certains experts pensent qu’une frappe militaire contre l’Iran de la part des États-Unis ou d’Israël, ou des deux, ne deviendrait une possibilité que s’il y avait une preuve que l’Iran est sur le point de procéder aux essais d’une bombe nucléaire, ou qu’une cellule d’el-Qaïda hébergée en Iran s’en est prise à des cibles américaines ou israéliennes dans le passé ou bien est sur le point de le faire.
Plutôt que de prendre le risque d’une attaque militaire d’envergure, les experts pensent que si les États-Unis et Israël veulent envoyer un message fort à l’Iran, il est plus probable qu’ils feront mener une action contre les protégés de l’Iran en Irak ou au Liban par les forces spéciales, ou qu’ils chercheront à affaiblir le régime de Téhéran en encourageant des tendances séparatistes des communautés azeries ou balouchies.

La vérité semble être qu’aux États-Unis les décideurs politiques sont divisés sur ce qu’il convient de faire de l’Iran. Certains se rangent derrière le président qui traite la République islamique de membre éminent de « l’axe du Mal ». Ils considèrent que le chiisme politique soutenu par l’Iran est l’un des ennemis les plus dangereux de l’Amérique et craignent que l’Irak ne puisse jamais être stabilisé si l’Iran et ses coreligionnaires chiites en Irak ne sont pas neutralisés – tâche totalement impossible, sauf à massacrer collectivement la communauté chiite !
Tout à l’opposé, certains pensent que l’adversaire le plus redoutable de l’Amérique n’est pas le chiisme, mais l’islam sunnite fondamentaliste, tel qu’il est prôné et pratiqué par Oussama Ben Laden. Selon eux, les États-Unis devraient nouer une alliance avec l’Iran chiite et encourager l’émergence en Irak d’un gouvernement dominé par les chiites, créant ainsi un contrepoids « amical » aux États pétroliers sunnites du Golfe. La presse américaine s’est fait à maintes reprises l’écho de discrètes rencontres, à Genève, entre représentants des États-Unis et de l’Iran, laissant supposer l’existence d’une sorte de dialogue.
Le débat politique a rarement été aussi vif à Washington. Après la rapide victoire militaire en Irak, les néoconservateurs se sont imaginé qu’ils avaient assis leur influence et fait taire les critiques. Aujourd’hui, cependant, avec le chaos qui règne en Irak, le terrorisme rampant, Sharon qui a les coudées franches, et le dollar et l’économie américaine à la dérive, le vent a encore tourné. On s’interroge sur la sagesse stratégique des néoconservateurs. L’opinion raisonnable semble être que l’Amérique devra faire quelques progrès dans la reconstruction de l’Irak et le règlement du conflit israélo-palestinien avant de s’intéresser aux mollahs de Téhéran.

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