Paul Wolfowitz, prédateur à l’âme sensible

Stratège impitoyable, le secrétaire adjoint à la Défense n’en demeure pas moins un idéaliste. Portrait d’un « faucon » pas comme les autres.

Publié le 26 mai 2003 Lecture : 8 minutes.

Sur CNN, il admoneste la Turquie, coupable de ne pas s’être associée à la croisade américaine contre l’Irak, et reproche aux militaires turcs de ne pas avoir « assumé leur leadership » – ce qui paraît curieux dans la bouche d’un inlassable zélateur de la démocratie. Il n’a pas de mots assez durs pour fustiger l’attitude « néfaste » des dirigeants français et règle abruptement le sort de l’ONU : « Pas de place pour elle dans la mise en place d’un gouvernement intérimaire » à Bagdad.
Depuis la chute de Saddam Hussein, son obsession depuis un quart de siècle, Paul Wolfowitz parle comme un centurion vainqueur. Ce qu’il est. Pourtant, les qualificatifs de « faucon » et de « néoconservateur » dont il est communément affublé ne le résument pas. « Je ne crois pas, dit-il, que la majorité des problèmes du monde puisse être résolue par des moyens militaires. » Zbigniew Brzezinski, qui dirigea le Conseil national de sécurité au temps de Jimmy Carter (1977-1980), va plus loin : « Au sein de l’actuelle administration, il est celui dont la pensée stratégique est la plus ample. » Rien à voir, par exemple, avec un Donald Rumsfeld, va-t-en-guerre provincial que seules de funestes circonstances – les attentats du 11 septembre 2001 – ont propulsé sur le devant de la scène.
Dans son esprit, la mise en place à Bagdad d’un régime à peu près présentable n’est que le prélude à l’édification d’un ordre moyen-oriental nouveau, plus « libre, stable et démocratique ». Et il ne reculera devant rien, aucun mensonge ni aucun coup tordu, pour y parvenir : la fin supposée vertueuse justifie les plus détestables moyens. Mais sa vision de l’Irak post-Saddam Hussein ressemble à une image pieuse. Wolfowitz veut provoquer dans la région un effet de contagion démocratique ? Dans l’immédiat, il risque surtout d’y exporter le chaos. À voir les flagellants chiites ensanglantés éructer leur haine de l’Amérique lors du récent pèlerinage de Kerbala, on se demande s’il n’a pas tendance à confondre Thomas Jefferson et l’imam Hussein. L’inventeur de la démocratie américaine et le petit-fils du Prophète. Tout retors et impitoyable qu’il soit – il n’a sans doute pas volé son surnom de « velociraptor », un redoutable saurien préhistorique -, il y a chez lui un idéalisme foncier, une volonté de soumettre la réalité à son désir qui n’est pas l’aspect le moins inquiétant de sa personnalité : ces rêves-là finissent souvent mal.
Comme tant de juifs américains, Paul D. Wolfowitz est un enfant de l’Holocauste : une partie de sa famille a été exterminée en Pologne. Il en retire l’inébranlable conviction que le totalitarisme – nazi, communiste ou islamiste – est le Mal absolu, ce qui est peu discutable, et la démocratie anglo-saxonne son exact contraire, ce qui, sans doute, gagnerait à être nuancé. Jacob, son père, était un mathématicien célèbre sur les traces duquel il entreprit d’abord de marcher avant de s’orienter vers les sciences politiques. Messianisme démocratique et logique formelle : un cocktail détonant, servi par une intelligence que même ses adversaires s’accordent à juger exceptionnelle. Dès 1992, en pleine euphorie postcommuniste, il a été l’un des premiers à tirer froidement les conséquences de la fin de la guerre froide : « La mission politique et militaire des États-Unis consistera désormais à empêcher l’émergence d’une superpuissance rivale en Europe de l’Ouest, en Asie ou dans les territoires de l’ex-Union soviétique », écrivait-il. Pulsion impériale…
Avec sa raie sur le côté et ses airs d’éternel premier de la classe, on imagine volontiers le futur prédateur du Pentagone en adolescent timide, bon joueur d’échecs et fils attentionné. En tout cas, sa carrière politique commence sous de paisibles auspices : opposé à la guerre du Vietnam et partisan de l’intégration des Noirs, il participe, au début des années soixante, à la lutte pour les droits civiques lancée par le pasteur Martin Luther King. À l’instar de nombre d’intellectuels, juifs ou non, qu’on retrouve aujourd’hui au sein (ou en marge) de l’administration Bush – d’Eliott Abrams, le conseiller à la sécurité chargé du Moyen-Orient, à Richard Perle, l’ancien patron du Defense Policy Board -, Wolfowitz est alors un liberal, membre du Parti démocrate : dès 1977, à 34 ans, il est nommé par Jimmy Carter secrétaire adjoint à la Défense, chargé des programmes régionaux. Mais le dispositif obsessionnel est déjà en place. L’ayatollah Khomeiny vient de prendre le pouvoir à Téhéran, quelques dizaines d’Américains sont pris en otages dans leur ambassade par les Gardiens de la révolution, et Carter lance dans le désert iranien une calamiteuse opération héliportée, mais Wolfowitz en reste convaincu : pour les États-Unis, la principale menace militaire dans la région du Golfe ne vient pas d’Iran, mais d’Irak. Volonté de ménager le fondamentalisme musulman face au nationalisme arabe, laïc, autoritaire et, surtout, allié de l’URSS ? Probablement. Quelques années plus tard, cette brillante stratégie donnera en Afghanistan les résultats que l’on sait. À son crédit, toutefois, un rapport prémonitoire rédigé, en 1979, avec quelques collègues du Pentagone, dans lequel il évoque l’hypothèse d’une invasion du Koweït par les troupes irakiennes.
L’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan est un séisme politico-idéologique dont l’onde de choc n’a pas fini de se faire sentir. Armés de quelques idées simples, les croisés de la lutte contre « l’empire du Mal » soviétique entrent en scène. Désormais rallié au Parti républicain, Wolfowitz est l’un d’eux. Insidieusement miné par l’incurie de son économie, le maléfique empire ne résiste pas à la pression. Ne tenant plus debout que par la peur qu’il inspirait, il se fût sans doute effondré tôt ou tard, mais qu’importe : les reaganiens y trouvent la confirmation de la primauté absolue de la force dans les relations internationales. L’Histoire, comme western.
En 1982, Wolfowitz est nommé secrétaire d’État adjoint, chargé de l’Asie, puis, quatre ans plus tard, ambassadeur à Manille. Avant le renversement de Saddam Hussein, celui de Ferdinand Marcos, le dictateur philippin, en 1986, a longtemps constitué « le point culminant » de sa carrière : une photo de l’événement orne, aujourd’hui encore, son bureau au Pentagone. S’il ne fait aucun doute qu’il a contribué à convaincre ses collègues d’abandonner à son sort le très anticommuniste autocrate, il a quand même pris le temps de la réflexion. Longtemps considéré comme « une partie du problème autant que de la solution », Marcos eût-il accepté de mettre un terme à ses plus sanglantes extravagances qu’il se fût sans doute assuré l’indulgence de ses protecteurs.
De 1989 à 1992, Wolfowitz est secrétaire adjoint à la Défense et, à ce titre, chargé de planifier l’opération Tempête du désert contre Saddam Hussein. La capitulation irakienne ne le comble pas. Il se montre « consterné » par l’absence de soutien américain au soulèvement chiite dans le sud de l’Irak, où il aurait souhaité la mise en place d’une « zone libérée » protégée par l’US Air Force.
Après la défaite électorale de George H. Bush, il choisit, à la différence de la plupart de ses collègues habitués aux allers-retours entre politique et business, de réintégrer l’université, en l’occurrence le département des relations internationales de la Johns Hopkins University, à Baltimore. C’est qu’à la différence de son vieil ami Richard Perle, Wolfowitz n’est pas un homme d’argent : on l’imagine difficilement négocier d’obscurs arrangements dans un restaurant de Marseille avec un marchand d’armes saoudien (voir J.A.I. n° 2204). Il ne dirige aucun cabinet de consulting et n’a aucun intérêt dans l’industrie pétrolière. Presque une incongruité, par les temps qui courent ! C’est le Robespierre de la révolution conservatrice américaine – où les Danton sont légion.
Huit ans durant, il va s’efforcer de faire avancer la cause de « l’unilatéralisme » et du renversement de Saddam Hussein. En 1993, il met en cause, sans l’ombre d’une preuve, la responsabilité du raïs irakien dans le premier attentat contre le World Trade Center. En 1997, avec un groupe d’éminents spécialistes comme Perle, toujours lui, Rumsfeld, Dick Cheney, le gouverneur Jeb Bush, Richard Armitage, Zalmay Khalilzad et quelques autres, il publie sous le titre « Project for the New American Strategy » une lettre ouverte à Bill Clinton dans laquelle il expose sa conception de l’hégémonisme américain et appelle à « un changement de régime à Bagdad ». À l’époque, cette fébrile agitation néoconservatrice fait sourire. Personne n’imagine, à l’étranger surtout, que quelques dinosaures reaganiens un peu exaltés puissent avoir la moindre influence sur l’avenir de la planète. On a tort. À partir de 1998, à la demande de George H. Bush, Wolfowitz prend en main, avec Perle et Condoleezza Rice, la formation géostratégique de George W., qui, certes, en a le plus urgent besoin avant de briguer la présidence des États-Unis. Parallèlement, il contribue efficacement à l’organisation des réseaux néoconservateurs dans les médias, au Congrès et à l’université. Après le 11 septembre 2001, au nom de la lutte contre « les États soutenant le terrorisme », il sera naturellement le premier à évoquer l’hypothèse d’une guerre contre l’Irak et multipliera les « manoeuvres tortueuses » – le mot est de l’ancien secrétaire d’État (républicain) Lawrence Eagleburger – pour rallier Bush à sa cause et isoler autant que possible le secrétaire d’État Colin Powell.
Beaucoup l’accusent de n’être qu’un instrument du lobby juif américain, ce qu’il juge « injuste et erroné ». Sans doute la sécurité de l’État hébreu est-elle un élément central de sa politique, mais il n’y subordonne pas les intérêts des États-Unis. À la différence d’un Perle ou d’un Abrams, qui ne sont pas loin d’être des agents déclarés du Likoud d’Ariel Sharon, Wolfowitz entretient en effet avec Israël des rapports moins viscéraux. Et ses relations avec les extrémistes juifs américains ne sont pas toujours idylliques. En avril 2002, il a été copieusement conspué lors d’une gigantesque manifestation de soutien à Israël : il avait eu l’inconscience d’évoquer « les souffrances des Palestiniens » !
Tel est Paul D. Wolfowitz, stratège impitoyable et coeur sensible – il est contre la torture, « même pour les terroristes », ce qui doit faire hurler de rire Donald Rumsfeld, son patron. Romantiquement convaincu que les peuples asservis du monde entier n’aspirent qu’à la liberté et à la démocratie, si possible dans sa variante américaine, il a déchaîné sur l’un d’eux une apocalypse salvatrice. Il touche au but de sa vie, les statues du raïs irakien gisent dans la poussière. Quand le nuage se dissipera, peut-être s’apercevra-t-il que tous ces morts n’ont servi à rien. Que, pour l’Amérique triomphante, il y a longtemps que le danger ne vient plus de Bagdad ou de Tripoli, mais de Riyad, Aden ou Karachi. Et que l’imam Hussein ne ressemble décidément pas à Thomas Jefferson.

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