Le spectre du génocide

Venus superviser le cessez-le-feu dans la région de l’Ituri, les sept cents hommes de la mission de l’ONU sont totalement dépassés. Et comptent les morts.

Publié le 26 mai 2003 Lecture : 4 minutes.

A la faveur du calme précaire qui régnait ces derniers jours dans la ville congolaise de Bunia, les observateurs de la Mission des Nations unies en République démocratique du Congo (Monuc) ont pu reprendre leur macabre décompte. À la date du 22 mai, 310 corps mutilés avaient été retrouvés gisant dans les rues de la capitale de l’Ituri. Les sanglants affrontements entre les ethnies rivales des Hemas et des Lendus ont fait plus de 50 000 morts en quatre ans. La situation est devenue incontrôlable depuis le retrait, début avril 2003, des troupes d’occupation ougandaises.
Le spectre du génocide rôde, une fois de plus, sur l’Afrique des Grands Lacs. Les sept cents hommes de la Monuc, déployés pour superviser un cessez-le-feu entre les factions congolaises, sont complètement dépassés. Deux observateurs, un Jordanien et un Malawite, envoyés en reconnaissance près de la mine de Kilo Moto, ont été sauvagement assassinés. Pour éviter que le piège de la guerre ethnique ne se referme une fois de plus sur les Casques bleus, Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies, a lancé un appel solennel aux grandes puissances. La France, hors jeu dans le Golfe après le triomphe des Américains à Bagdad, a saisi la balle au bond. L’occasion de reprendre l’initiative sur la scène diplomatico-militaire était trop belle. Paris a offert un millier d’hommes en échange d’un mandat clair du Conseil de sécurité l’autorisant à imposer la paix.

Mais les Français ont aussi précisé qu’ils n’iront qu’avec l’assentiment de Kigali. Pas question de rééditer le ratage de l’opération Turquoise d’août 1994, qui avait été vécue par les autorités rwandaises comme une opération de sauvetage destinée à exfiltrer les génocidaires hutus en déroute. Cette fois, la France ne veut pas passer en force. Du moins officiellement. Mais le contentieux entre Paris et Kigali reste vif, et les autorités rwandaises ont immédiatement fait valoir leurs réserves.
Le Rwanda et l’Ouganda sont des acteurs régionaux incontournables. En Ituri, les miliciens lendus de l’UPC (Union des « patriotes » congolais) ont partie liée avec Kigali, tandis que leurs adversaires hemas bénéficient du soutien de Kampala. Le président ougandais Yoweri Museveni, qui a beaucoup à se faire pardonner dans cette affaire, a choisi d’adopter un profil bas et accepté sans réserves le principe d’une intervention pour le rétablissement de la paix. Le Rwanda, moins mouillé, est plus circonspect. « Expliquer nos réticences en les présentant comme une vengeance pour le soutien de Paris à l’ancien régime du président Habyarimana est un mauvais procès, se défend Patrick Mazimhaka, conseiller à la présidence rwandaise. Nous comprenons la démarche française, qui est humanitaire et dénuée d’arrière-pensées. Mais il reste beaucoup d’anciens génocidaires dans l’Ituri qui ont été utilisés comme supplétifs et par Kinshasa et par Kampala. Ces combattants interahamwes vont croire que les Français reviennent pour leur permettre d’opérer contre nous. Notre sécurité est en jeu. Pourquoi agir dans la précipitation et improviser l’envoi d’une force d’interposition alors qu’il suffirait d’augmenter les effectifs de la Monuc et de transformer son mandat pour l’autoriser à faire usage de la force ? »

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Seulement voilà, la Monuc est discréditée. Les Rwandais ne peuvent faire abstraction de cette donnée. Les Français, qui ne souhaitent pas se prendre les pieds dans le tapis congolais, veulent agir dans un cadre efficace. Ils se sentent dans l’obligation « d’y aller », seuls au besoin, mais avec l’accord des autres, pour ne pas abandonner l’ONU et son secrétaire général en rase campagne. Ils viennent d’enregistrer le renfort bienvenu de l’Afrique du Sud. Et celui de l’Union européenne (soutien logistique de la Belgique et apport financier de l’Allemagne).
Ces évolutions suffiront-elles à lever les réticences rwandaises ? Sans doute. En prévenant qu’un niet de Kigali ferait tout capoter, les diplomates français ont habilement mis la pression sur le Rwanda. Le pays des Mille Collines, en réitérant ses réserves, endosserait la responsabilité morale de la poursuite de la catastrophe en Ituri. « De toute façon, tranche un diplomate occidental, le Rwanda ne peut pas se permettre de se mettre à dos les grandes puissances en s’opposant à un projet qui soulage leur conscience. » Les Britanniques soutiennent Paris et se disent prêts à envoyer un contingent symbolique. Même les Américains sont favorables à une intervention humanitaire pilotée par la France. « Les Rwandais n’ont pas intérêt à braquer les États-Unis, qui sont assez mal disposés à leur égard, poursuit le diplomate. Les relations avec Washington se sont tendues. Depuis que les Américains ont arraché le retrait des troupes rwandaises de RDC, en août dernier, grâce aux accords de Pretoria, elles se sont encore crispées. Et les Américains commencent à critiquer l’évolution de la situation intérieure et à évoquer la question des droits de l’homme… »
À Kigali, où l’on n’ignore pas que les préparatifs français ont déjà débuté du côté de Bunia, avec l’arrivée d’éléments précurseurs pour évaluer les besoins et mettre en place la logistique de l’intervention, on semble s’être fait une raison. « Nous avons donné notre sentiment, puisqu’on nous l’a demandé, explique Patrick Mazimhaka. Mais soyons clairs, le Rwanda est légaliste, il soutiendra et facilitera une action décidée par les Nations unies. Cela ne doit faire aucun doute. » Cette bonne nouvelle, si elle se confirme, autorise tous les espoirs. Terrorisés par les exactions des factions tribales, les habitants de l’Ituri attendent avec impatience la fin du cauchemar.

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