Kadhafi, comme chez lui

Le Guide libyen a rencontré le président Ben Ali, à Tunis. C’est désormais une habitude. Les relations entre les deux pays n’ont sans doute jamais été aussi étroites.

Publié le 26 mai 2003 Lecture : 5 minutes.

Le colonel Mouammar Kadhafi a longtemps tenu rigueur aux Tunisiens d’avoir fait capoter le projet d’union entre les deux pays, en 1975. Plus d’un quart de siècle plus tard, cet épisode douloureux est désormais oublié. En fait, les relations tuniso-libyennes n’ont cessé de s’améliorer depuis l’arrivée au pouvoir de Zine el-Abidine Ben Ali, en 1987. Les deux hommes se rencontrent au moins deux fois par an et se concertent régulièrement, par téléphone ou par envoyés spéciaux interposés. Chaque année, la Haute Commission mixte se réunit alternativement à Tunis et à Tripoli, ce qui a contribué à la relance des échanges bilatéraux. Ceux-ci ont quadruplé entre 1997 et 2001, passant de 182 millions de dinars (130 millions d’euros) à 700 millions de dinars. Conséquence : la Libye est aujourd’hui le cinquième partenaire de la Tunisie (son premier client et fournisseur maghrébin et arabe). Les deux pays, qui se sont longtemps disputé le champ pétrolier offshore du 7-Novembre, ont finalement décidé de l’exploiter conjointement. Autres projets stratégiques en cours : la connexion des réseaux électriques, la construction d’un gazoduc de 280 km reliant Zouara (nord de la Libye) à La Skhira (sud de la Tunisie) et la construction d’une autoroute entre Sfax et Ras Jédir, tronçon de la future « Transmaghrébine ». Tout cela devrait accélérer l’intégration des deux économies.
Quant aux flux humains, dans les deux sens, ils n’ont jamais été aussi intenses. Des dizaines de milliers de Tunisiens (et de Tunisiennes) continuent ainsi de travailler en Libye, même s’ils sont moins nombreux que dans les années soixante-dix et quatre-vingt, tandis qu’en sens inverse plus d’un million de Libyens se rendent chaque année en Tunisie pour se soigner, passer des vacances ou faire des affaires. Nombre d’entre eux y résident pendant la majeure partie de l’année. D’autres, à l’affût de la moindre occasion d’investissement, y ont monté des affaires en partenariat avec des opérateurs locaux. Mieux encore, à l’instar de nombre de ses compatriotes, le leader libyen se sent (presque) chez lui en Tunisie, un « pays frère » où il a désormais ses habitudes.
Le 19 mai, en début d’après-midi, Mouammar Kadhafi est ainsi arrivé, par la route, au poste frontière de Ras Jédir, dans le Grand Sud tunisien, pour une « visite de fraternité et de travail » à l’invitation du président Ben Ali. Un an auparavant, ce dernier s’était rendu en visite officielle en Libye (J.A.I. n° 2163). Le dirigeant libyen était accompagné d’une forte délégation comprenant, outre son homme de confiance, le général Khouildi El-Hmidi, plusieurs secrétaires de Comité populaire (l’équivalent d’un ministre). Il a été accueilli par Hédi M’henni, le ministre tunisien de l’Intérieur et du Développement local, et par les cadres de la région de Médenine (Sud-Est).
Pour répondre aux acclamations de plusieurs centaines de personnes massées au bord de la route, le « Guide » n’a pas hésité à descendre de voiture. Puis, pour ne pas déroger à ses habitudes de fils de nomades, il a fait dresser sa tente pour une sieste réparatrice. Il a passé la nuit à Gabès, sur la côte, à 400 km au sud de la capitale.
Le lendemain, Kadhafi a déjeuné (frugalement) près de la ville historique de Kairouan (centre), qui fut jadis le point de départ des conquêtes musulmanes au Maghreb et en Espagne, et en a profité pour visiter le musée des Arts et de la Civilisation islamique de Raqada en compagnie Jalloul Jéribi, le ministre tunisien des Affaires religieuses, et des cadres régionaux. Après quoi il a pris la route de Tunis.
En fin d’après-midi, il s’est offert un bain de foule dans le centre de la capitale, en compagnie du président Ben Ali. Il avait entre-temps troqué son traditionnel boubou africain contre un costume blanc et une chemise noire. Les deux chefs d’État ont descendu l’avenue Habib-Bourguiba pavoisée, sous les vivats d’une foule nombreuse quoique triée sur le volet. Massés derrière des barrières métalliques, les manifestants agitaient consciencieusement drapeaux et portraits. Par précaution, des centaines de policiers, en uniforme et en civil, et de nombreux agents de la brigade spéciale d’intervention avaient été déployés dès les premières heures de la matinée. Tous les accès à l’avenue Bourguiba étaient soigneusement contrôlés, et les passants systématiquement fouillés. À la nuit tombante, Ben Ali a raccompagné son hôte à sa résidence de Dar Edhiafa, un complexe de villas situé dans la très chic station balnéaire de Gammarth. C’est là que les deux hommes ont eu leur premier entretien en tête à tête.
Le lendemain, le colonel s’est rendu au Parc technologique d’El-Ghazala, où il a été accueilli par Sadok Rabeh, le ministre des Technologies de la communication et du Transport, accompagné du directeur général de la technopole. Il a visité l’École supérieure des télécommunications (Supcom) et l’Institut supérieur des études technologiques (Iset), ainsi que plusieurs start-up comme Omniacom, Sotetel ou Multimedia resources systems (MRS). Le directeur de ce dernier établissement lui a offert un CD-Rom du célébrissime Livre vert.
Dans l’après-midi, Kadhafi a rencontré, à sa résidence, des députés et des cadres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti au pouvoir, auxquels il a essayé de « vendre » son projet d’Union africaine. Ces derniers, dont les préoccupations sont beaucoup moins continentales, ont préféré axer leurs interventions sur les moyens de sortir l’Union du Maghreb arabe (UMA) de sa léthargie et sur la crise actuelle du monde arabe. Au cours des jours suivants, lors de ses rencontres avec des hommes d’affaires ou hommes de lettres locaux, le scénario sera le même : le Guide parlera uniquement de l’Afrique et ses interlocuteurs uniquement des problèmes du monde arabe – dont Kadhafi affecte de ne plus se soucier. La demande libyenne de retrait de la Ligue des États arabes et les virulentes critiques adressées aux chefs d’État de la région n’ont pas laissé les Tunisiens indifférents.
Dans la soirée, le président tunisien et son hôte ont eu un second entretien, au Palais de Carthage. Selon le porte-parole de la présidence, il y a été question de « la coopération fructueuse établie entre les deux pays frères », ainsi que de diverses « questions régionales et internationales ». Mais encore ?
En fait, Ben Ali et Kadhafi ont d’abord évoqué la tenue du prochain sommet maghrébin, dont la date n’a pas encore été fixée, mais à laquelle les deux pays semblent favorables. Le Guide libyen avait d’ailleurs évoqué la question avec Abdelaziz Bouteflika, dont le pays préside l’UMA depuis 1995, au cours de la visite qu’il a faite à Alger, il y a deux semaines. Quelques heures auparavant, le président tunisien, recevant en audience Abdelaziz Belkhadem, le ministre algérien des Affaires étrangères, avait exprimé le souhait que les chefs d’État de l’UMA puissent se réunir avant la rencontre euro-maghrébine de Tunis, au mois de décembre (Sommet 5+5).
Mais les deux hommes ont aussi parlé de l’Irak, de la situation « très préoccupante » dans les territoires palestiniens, de la mise en place d’une zone de libre-échange au sein de la Communauté des États sahélo-sahariens (Cen-Sad) et l’accélération du processus d’Union africaine. La question du retrait de la Libye de la Ligue arabe a-t-elle été évoquée ? Apparemment non, les Tunisiens souhaitant éviter à tout prix d’agacer leur hôte.
Celui-ci devait rentrer à Tripoli, toujours par la route, samedi dernier, au terme d’un séjour de près d’une semaine.

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