Dans Bouaké convalescent

La capitale des rebelles du Nord, isolée du reste du pays depuis plus de huit mois, réapprend à vivre. Reportage.

Publié le 26 mai 2003 Lecture : 6 minutes.

envoyé spécial Isolée depuis huit mois, déstructurée, gérée comme une prise de guerre par les combattants du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), Bouaké renaît à la vie. Dès l’entrée dans la « capitale du Nord », deuxième ville ivoirienne par sa population, le visiteur est frappé par une certaine décrispation. Les visages des sentinelles sont détendus aux barrages érigés sur les principales artères de la ville. De l’École baptiste, aménagée en base par un détachement de militaires français de l’opération Licorne, au centre-ville, on dénombre onze check points. Carcasses de voitures, briques, pneus usagés, objets métalliques, pierres… encombrent la chaussée, ne laissant qu’un petit couloir de passage aux véhicules. Pas de nervosité. Certaines sentinelles sont même assoupies sur des bancs ou des chaises. La tension a baissé.
Les Bouakéens reprennent timidement goût à la vie, se remettent des traumatismes de la guerre, même si les visages éprouvés trahissent encore une amertume refoulée, le sentiment d’impuissance devant la dégradation de leurs conditions de vie dans une ville déclarée « zone de guerre » depuis la fin de septembre 2002. Au lendemain du cessez-le-feu intégral signé le 3 mai, ceux qui avaient fui la mort – environ 10 000, selon certaines estimations – retrouvent leurs maisons, leurs habitudes, leurs occupations. Et constatent, pour la plupart d’entre eux, que des pillards sont passés et occupent, parfois, leurs maisons. « Aucun domicile de particulier n’est aujourd’hui occupé contre son gré, se défend la direction de la communication du MPCI. Seuls les bâtiments administratifs comme la préfecture et les logements de service dont les habitations de gendarmes et de militaires accueillent des membres du Mouvement. »
Visiteurs et hommes d’affaires attendent d’y voir clair avant de se décider à revenir. Le Ran Hôtel, quatre étoiles, est encore désespérément vide. « L’hôtel a été délesté de 62 téléviseurs par les pillards, se plaint le gérant, Koulibaly Ngollo. Le taux de remplissage a chuté d’une moyenne de 70 % avant le conflit à presque rien aujourd’hui. Seuls, de retour de la ligne de front, y résident les combattants du MPCI. Gratuitement. Ils ne règlent aucune de nos factures, malgré nos nombreuses relances. » De même que restent impayés les séjours dans les suites (facturées à 25 000 F CFA la nuit, soit la moitié du prix normal) des ministres issus des Forces nouvelles, quand ils viennent voir la « base ».
Le plus grand marché de la ville, appelé « Super Marché », reste animé et vivant en cette seconde quinzaine de mai, avec ses étals pleins, ses odeurs d’épices, ses allées noires de monde et ses marchandages fleuris de salamalecs. Mais les pénuries demeurent. L’arrêt de l’approvisionnement à partir d’Abidjan prive la ville de produits divers : quincaillerie, matériaux de construction, pièces détachées et de rechange… Bouaké s’approvisionne en denrées alimentaires à partir des pays voisins (Burkina, Mali, Guinée…) et s’astreint à consommer « local ». La viande de brousse est plus présente que celle de mouton, de chèvre ou de boeuf. Les prix sont globalement moins élevés qu’à Abidjan (le kilo de viande se vend ici à 1 000 F CFA, contre plus du double dans la capitale économique), la zone occupée étant devenue un no man’s land fiscal. Le MPCI ne perçoit pas d’impôt, mais des frais pour convoyer les camions de marchandises destinées à la zone sous son contrôle. « L’économie de la guerre a enrichi une poignée de commerçants grossistes, et en un temps record », rapporte Amadou Koné, directeur de cabinet du secrétaire général du MPCI Guillaume Soro.
La population, elle, s’appauvrit. Agnès, vendeuse de légumes à « Super Marché », confie : « Je fais difficilement 2 000 F CFA par jour depuis le début de la guerre, alors que la plus mauvaise journée me rapportait 10 000 F CFA. » L’argent se fait rare dans une ville où les banques sont fermées depuis plus de huit mois. Les pharmacies rouvrent, tandis que la plupart des épiceries, boutiques, restaurants, pizzerias, vidéothèques, cybercafés… tardent à faire de même. « Commerce », le quartier administratif et des affaires, situé au coeur de la ville, jadis débordant de vie, est aujourd’hui quasi désert. Toute l’agglomération baigne dans la morosité. L’emblématique maquis « Papagaye », où tous se rencontraient pour de longues nuits de liturgie à la bière, aux plats d’attiéké, au poulet grillé ou au poisson braisé, est fermé. Le Fokker 100, night-club de référence, tourne au ralenti. La population s’est résignée à abandonner la nuit aux patrouilles qui sillonnent la ville et importunent les promeneurs par d’inconvenants « contrôles d’identité ». Dès le crépuscule, les habitants désertent les rues plongées, par endroits, dans l’obscurité. L’éclairage public fonctionne, mais les ampoules grillées tardent à être remplacées. Tout comme le retard dans le ramassage des ordures multiplie les tas d’immondices à l’odeur pestilentielle.
Le Centre hospitalier universitaire de Bouaké, imposant bâtiment à étages, se dégrade à vue d’oeil, avec ses murs lépreux, ses lits cassés, ses rares équipements médicaux usés, rouillés. Beaucoup de personnels ont fui, laissant les malades à leur sort, aujourd’hui entre les mains d’organisations humanitaires comme la Croix-Rouge et Médecins sans frontières (MSF) venues à la rescousse des rares médecins qui ont choisi de rester. Selon un responsable de MSF, « la fermeture des pharmacies a favorisé un marché noir de produits pharmaceutiques périmés, avec son lot de complications pour la santé publique. La détérioration des conditions d’hygiène avec le déplacement des populations et le relâchement du suivi médical ont fait exploser des pathologies comme le paludisme, la diarrhée, la tuberculose… »
Aux commandes de la ville depuis le 19 septembre 2002, le MPCI a installé ses bureaux dans les locaux de l’Institut national de formation des agents de santé (Infas). Un complexe formé d’un bâtiment triangulaire à plusieurs niveaux et de dépendances, spacieux, fleuri, situé à cinq minutes du centre-ville. Les « chefs de guerre » lourdement armés et escortés y défilent pour prendre des nouvelles ou des instructions. Dans la cour sont stationnés de nombreux bolides (Mercedes, Land Cruiser…) « réquisitionnés pour la cause ». Le Mouvement assume toutes les attributions de l’État abandonnées avec la fuite des fonctionnaires et l’arrêt du fonctionnement de l’administration. « Nous avons l’ambition de gouverner la Côte d’Ivoire et commençons à apprendre à travers cet embryon d’administration », indique Emmanuel Gueï, porte-parole du MPCI pour la zone Afrique et conseiller de Guillaume Soro. Pour gérer Bouaké, une administration d’une cinquantaine de personnes a pris ses quartiers au siège du Mouvement. Elle est répartie entre le secrétariat général et quatre directions : affaires administratives et financières, affaires sociales, communication, et vie associative & mobilisation. En bonne structure politique, cette dernière direction comprend les divisions du culte, de la chefferie traditionnelle, des femmes, de la jeunesse, des associations de la société civile…
Les tâches sont réparties, avec des chefs de guerre à tous les postes stratégiques. Malgré ses charges ministérielles, Tuo Fozié reste le commandant des opérations pour Bouaké. Il se « replie sur la base » après les Conseils des ministres et de gouvernement, son adjoint Chérif Ousmane étant parti pour une mission de pacification dans l’Ouest. Le poste sensible de la sécurité échoit au « chef Konaté ». Lequel a fort à faire pour mettre fin aux rackets et autres exactions de toutes sortes dont se plaignent les habitants de la ville. « Le problème avait pourtant été réglé juste après notre arrivée, explique un responsable de la rébellion. Nous avions réussi, par l’exemple, à dissuader tous les candidats au banditisme. Mais la communauté internationale nous a pris à partie en nous accusant d’exécutions sommaires. Résultat : nous relâchons tous les bandits que nous prenons, les tribunaux ne fonctionnant plus, et les prisons ayant été détruites au cours des affrontements. »
Mais le MPCI a mis un point d’honneur à restaurer l’autorité, en reconstruisant les prisons, dont un prêtre baptiste, le père Henry, s’est engagé à nourrir les futurs pensionnaires. Meetings et conférences rythment la vie citoyenne, relayés par l’hebdomadaire Liberté. Un titre militant, acerbe contre le pouvoir du président Laurent Gbagbo, et qui ne ménage pas les écarts de conduite des dirigeants du Mouvement. Le 12 mai, il publiait les propos du commandant Wattao prenant fait et cause pour la population, « victime du racket et des brimades commis par la racaille parmi les combattants » et menaçant « de sanctions extrêmes » les indélicats. Bouaké gère ainsi son quotidien, égrène les jours et attend de retrouver toute sa place dans une Côte d’Ivoire réunifiée.

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