Coureur de guerres

Le journaliste polonais Ryszard Kapuscinski, auteur du passionnant a parcouru le monde pendant vingt ans. Dans il raconte les conflits qu’il a couverts.

Publié le 27 mai 2003 Lecture : 6 minutes.

Dès qu’un conflit se déclenche, une petite lumière rouge se met à clignoter sur la mappemonde imaginaire de Ryszard Kapuscinski. Les valises n’ont pas encore été vidées qu’il faut déjà repartir. L’avion, toujours l’avion, toutes sortes d’avions. Entre les années soixante et quatre-vingt, les loupiottes n’auront laissé aucun moment de répit au journaliste polonais. À cause de ces guerres, qu’il couvrait pour l’agence de presse polonaise, la PAP, Kapuscinski n’a jamais pu écrire le livre dont il rêvait. Il parviendra seulement à en dresser le plan dans La Guerre du foot, un recueil d’articles, paru en polonais en 1986 et qui vient d’être traduit en français.
D’Accra en 1960 à Ogaden en 1976, La Guerre du foot nous trimbale dans les maigres bagages du journaliste, entre les barrages militaires, les escadrons de policiers, les palais présidentiels aux prises avec des coups d’État, et les masses en liesse d’une planète souvent à feu et à sang. Cet ouvrage de « non-fiction », terme à la mode chez les Anglo-Saxons et que les francophones sont en train d’adopter, est une plongée dans l’horreur. Un exemple de grand reportage littéraire, à mille lieues des livres d’actualité publiés d’ordinaire par les journalistes. Soit un récit nourri de descriptions détaillées, parfois froides, des événements historiques à l’oeuvre dans les pays que le journaliste traverse.
Ryszard Kapuscinski, connu depuis longtemps par ses compatriotes, a passionné les lecteurs français avec Le Shah, Négus et surtout Ébène, sorti en 2000, élu Meilleur Livre de l’année par la rédaction de Lire et couronné par le prix Tropique en 2002. L’éditeur aura sans doute voulu surfer sur la vague du succès – 60 000 exemplaires vendus – en publiant un nouveau recueil du reporter de guerre. Une sorte de carnet de voyages, dans lequel les personnages que l’auteur croise s’appellent Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba, Ahmed Ben Bella, Sékou Touré ou Gamal Abdel Nasser.
Si Ébène était entièrement consacré aux reportages réalisés en Afrique, le Kapuscinski de La Guerre du foot traverse aussi l’Atlantique pour se retrouver en Amérique centrale. Le titre de l’ouvrage est d’ailleurs celui du chapitre qui porte sur la guerre de 1969, entre le Salvador et le Honduras. Une guerre de cent heures, déclenchée par un match de foot et qui fit 6 000 morts et 15 000 blessés.
« Chaque guerre est une immense pagaille et un gaspillage énorme de vies et de choses. Les hommes font la guerre depuis des millénaires, pourtant, chaque fois, ils donnent l’impression de recommencer de zéro, d’entreprendre la première guerre du monde. » Stupides et inutiles, injustes et injustifiables, les guerres dont il est le témoin s’enchaînent et se ressemblent. Mais si les aficionados du foot, les couleurs criantes de l’Amérique latine et la violence des soldats salvadoriens sont dépeints avec justesse, c’est encore en Afrique, à laquelle plus de la moitié du livre est consacrée, que Kapuscinski donne le meilleur de sa plume.
Dès la première page, le lecteur se retrouve plongé sans préavis dans le Accra des années soixante. Les Libanais sont déjà là, ils prospèrent et trouvent les frontières du Ghana trop étroites pour faire fructifier leur commerce. C’est alors que Nkrumah paraît. L’auteur se permet un retour quelque vingt ans en arrière, quand le plus grand des nationalistes africains, le héros du Ghana et de l’Afrique libre, se formait à Londres et New York, vivotait pour mieux, ensuite, libérer son peuple du joug colonisateur. Avec les phrases saccadées de Kapuscinski, c’est un peu comme si on était présent, caché dans la poche du veston troué du grand homme, qu’on assistait aux discussions avec ses compatriotes grandis hors des frontières de l’Afrique et qui s’y sont retrouvés pour lui rendre la vie.
Du Ghana de Nkrumah, le reporter passe à Stanleyville, puis connaît les cachots de Bujumbura, avant de résider quelque temps à Dar es-Salaam. Viennent ensuite, dans la seconde moitié des années soixante, la description d’une Afrique du Sud raciste et les années formidables – et déprimantes – de l’Algérie indépendante, en proie aux premières disputes de ses dirigeants. La partie consacrée à l’Afrique s’achève au Nigeria, où Kapuscinski vit la peur au ventre, quasiment battu à mort par les militants de l’UGPA et du « grand » Awolowo.
Jamais on ne s’ennuie en compagnie du journaliste, qui, plutôt que de nous livrer un pavé d’histoire, distille, au sein de descriptions hyperréalistes, son sentiment et ses analyses sur ces pays en transition, durant leurs premières heures de liberté.
Le regard de Kapuscinski sur l’Afrique est plein d’admiration. « J’ai entendu parler Nasser. J’ai entendu parler Nkrumah. J’ai entendu parler Sékou Touré. Et maintenant j’entends Lumumba. C’est impressionnant de voir l’Afrique les écouter. Enivrée de la parole de ses leaders, la foule se rue sur la voiture de Gamal, soulève celle de Sékou, se brise les côtes pour toucher celle de Kwame. » « Carrières fulgurantes, grands noms », poursuit l’auteur, qui n’a mis le pied en Afrique qu’à l’âge de 36 ans, en 1958. « Réveillée, l’Afrique a besoin de personnages illustres. En guise de symbole, de ciment, de dédommagement. Pendant des siècles, l’histoire de ce continent a été anonyme. »
Malgré la passion qui pousse le journaliste à franchir toutes les frontières, ses écrits sont sans concession. « Le coup d’État [celui qui destitua Ben Bella] dévoila l’Algérie telle qu’elle était : un pays typique du Tiers Monde. À la base, une masse paysanne en proie à une misère éternelle, terrorisée en permanence par la venue des grandes chaleurs, implorant constamment Allah de lui donner l’écuelle de nourriture que la terre stérile n’est pas en état de lui procurer. Au sommet, dans les salons, un tel enferme un tel en prison, un tel renverse un tel. Deux mondes, sans aucun lien. » Ou encore : « Le Dahomey est un pays pauvre, peu développé. Pour sortir de la misère, il a cruellement besoin d’efforts, d’énergie, d’éducation. Mais personne ne s’en soucie. » C’était en 1965.
Kapuscinski est un grand journaliste, courageux, parfois inconscient, mais soucieux du détail. Il a en lui la passion du reportage, celle qui pousse à donner à lire la vérité. Et qui bute parfois sur les déceptions et les désillusions. « Je voulais voir une guerre. C’est pour cette raison que j’étais passé au Congo. Mais au Congo nous n’avions pas trouvé la guerre, nous n’avions trouvé que de petites batailles, des querelles absurdes, de grossières intrigues impérialistes. Ce que je voulais, c’était partir avec l’armée. Seulement voilà ! Je ne pouvais pas me joindre à eux. J’étais un intrus. Au-delà d’un certain parallèle, on devient « interdit de séjour ». Car en franchissant une certaine « frontière », on se rend compte qu’on a la peau blanche. C’est une découverte, une sensation, un choc. » Kapuscinski est un Polonais qui du fond du coeur soutient les luttes pour l’indépendance, qu’elles soient socialistes ou pas. Un homme qui souffre de la couleur de sa peau. Et comprend qu’à cause d’elle, où qu’on soit, « d’emblée, on est catalogué ».
Parfois même, l’écriture n’est plus suffisante, et l’écrivain est frustré. Le territoire des Yoroubas, en 1965, est un enfer terrestre. Kapuscinski veut y aller quand même. « Il fallait que je sache, je savais que personne ne pouvait m’en faire la description. Moi pas plus que les autres. De même que je n’arrive pas à décrire les nuits du Sahara. »
Reste pourtant la vitalité, le souffle bruyant d’un continent qui respire sous le regard bienveillant d’un humaniste curieux qui a passé quarante ans à le parcourir et tenter d’en comprendre l’évolution.
Kapuscinski a toujours voyagé léger. Ses employeurs n’avaient pas les moyens de lui payer des conditions de reportage luxueuses. Mais jamais il n’oubliait d’emporter avec lui les livres qui ont nourri son travail. Dans La Guerre du foot, on croise Melville, Kafka, Lévi-Strauss ou García Márquez.
« Pour comprendre l’Afrique, il faut lire Shakespeare », finit par écrire le Polonais. « Dans les pièces du dramaturge anglais, tous les héros périssent, les trônes dégoulinent de sang tandis que le peuple horrifié contemple en silence le grand spectacle de la mort. » Dans la bibliothèque idéale de l’histoire du continent, il faudra dorénavant rajouter La Guerre du foot, de Kapuscinski.

La Guerre du foot, de Ryszard Kapuscinski, Plon, 266 pp., 19 euros.

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