Casablanca: questions sur un massacre

Qui sont les auteurs de la quintuple attaque du 16 mai ? Qui sont les cerveaux ? Quels liens avec le terrorisme international ? Quelles conséquences pour le royaume ? Éléments de réponse.

Publié le 26 mai 2003 Lecture : 11 minutes.

Vendredi 16 mai au soir, la capitale économique et principale ville du Maroc, Casablanca, a été le théâtre sanglant de la première offensive terroriste d’envergure dans l’histoire du royaume. Cinq attentats perpétrés par cinq groupes de kamikazes marocains ont fait, au total, 41 morts et une centaine de blessés. Si tout, ou presque, a été dit sur cette nuit d’horreur, beaucoup reste à découvrir et à révéler sur les acteurs, le contexte et les conséquences de ce choc majeur. J.A./l’intelligent a mené l’enquête sur quelques-uns des aspects essentiels de cette tragédie…

Qui sont les kamikazes ? Les quatorze bombes humaines du 16 mai sont toutes originaires des quartiers d’habitat précaires qui ceinturent Casablanca (plus de 4 millions d’habitants) et huit d’entre elles proviennent de celui de Sidi Moumen, lequel a pour caractéristique d’être un peu moins délabré que les autres. Le cas de Youssef Koutri est à cet égard exemplaire. Ce chômeur de 39 ans, qui a arrêté ses études secondaires avant le baccalauréat, habitait avec ses parents et ses huit frères et soeurs dans une petite maison en ciment, en face d’une décharge sauvage. Le père, Ahmed, 70 ans, travaille depuis l’âge de 15 ans : il revend des feuilles de menthe achetées au marché, qu’il transporte sur une carriole à travers les ruelles de ce quartier à risque où la police ne pénètre plus depuis longtemps. L’un de ses fils est mort il y a peu, d’une pierre reçue en pleine tête. Obsédé par l’idée d’aider sa famille – un trait commun à tous les kamikazes du 16 mai -, Youssef Koutri a multiplié les petits boulots, travaillé dans une ferronnerie, vendu des dattes et des oeufs à la sauvette. Depuis un an environ, ses proches avaient remarqué chez lui un changement de comportement. De plus en plus mutique, il s’était mis à porter la barbe et à se vêtir d’un kamis blanc, priait cinq fois par jour, fréquentait la mosquée et ne saluait plus les femmes, ni les hommes imberbes. « Il était devenu agressif, nerveux ; la nuit, il se réveillait en sursaut et hurlait, confie son père. Si j’avais su ce qu’il se préparait à faire, je l’aurais livré à la police. » Au matin du 16 mai, Youssef a quitté le domicile familial pour la prière de l’aube. Nul, depuis, ne l’a revu. C’est par la police qu’Ahmed a appris sa mort.
Autre homme suicide de ce vendredi-là, Mohamed Manni, 25 ans, est, lui aussi, un paumé de Sidi Moumen. Étudiant en économie à l’université de Mohammedia, il a tout arrêté en deuxième année pour tenter de gagner sa vie et d’aider ses proches. Il devient gardien de parking, maçon, puis tente d’émigrer vers l’Europe. Un jour de 2000, il se glisse dans la cale d’un cargo en partance du port phosphatier de Jorf Lasfar, au sud d’el-Jadida. Mais il est repéré et expulsé avant même que le navire ait levé l’ancre. Manni entre alors en contact avec les filières à peine clandestines qui organisent les départs en pateras (« barques à moteur ») vers les Canaries et l’Espagne, mais il ne parvient pas à réunir la somme d’argent nécessaire pour payer les passeurs. Fin 2001, il est, comme Youssef Koutri, recruté par les islamistes radicaux du quartier. Barbe, kamis, prière. Le 15 mai au soir, Manni brûle ses papiers, photos et documents. Le lendemain matin, il disparaît.
Même itinéraire, ou presque, pour Ahmed Fettah, fils unique et orphelin de père, pour Mohamed Assouna, instituteur stagiaire de 22 ans, fils de militaire, et pour tous les autres. Aucun d’entre eux n’était connu des services de police à l’exception de Mohamed Ould Choueï, l’un des deux terroristes survivants du carnage. Membre du groupuscule salafiste el-Takfir wal-Hijra, Choueï organisait pour ses camarades des séances de projection vidéo sur l’Afghanistan et la Tchétchénie. À l’abri d’une petite tente dressée sur le toit-terrasse de sa bicoque, c’est lui qui a fabriqué la plupart des explosifs du 16 mai. Blessé et désormais entre les mains de la police, Mohamed Ould Choueï est également le seul à avoir subi un entraînement sur la base d’opuscules ronéotypés portant sur la fabrication des bombes artisanales. Les autres ont été endoctrinés, fanatisés, peut-être étaient-ils drogués (des prélèvements de sang et d’urine ont été effectués sur leurs cadavres), mais leur technicité n’a rien à voir avec celles des kamikazes qui ont frappé le 12 mai à Riyad, en Arabie saoudite. L’un d’entre eux a d’ailleurs pris peur avant de s’enfuir et d’être rattrapé. D’autres se sont un moment égarés…
Qui a donné les ordres ? Le niveau, élémentaire, de recrutement des kamikazes a au moins une explication. Depuis les grandes rafles policières de l’an dernier, suite à la découverte d’un « réseau dormant » d’el-Qaïda au Maroc, les islamistes de la mouvance salafiste ont plongé dans la clandestinité et une nouvelle génération de chefs locaux a pris le relais des « émirs du sang » incarcérés. Hassan Kettani, Mohamed Damir, Abdelwaheb Raffiki, Youssef Fikri, Miloudi Zakaria et la plupart des figures connues d’el-Salafiya el-Jihadiya – laquelle est une sorte de franchise qui se décline en une demi-douzaine de sous-groupes – ont été arrêtés entre juin 2002 et février 2003. Ces « afghans », responsables de plusieurs assassinats et de multiples agressions contre des policiers, des consommateurs d’alcool, des musiciens, des présumées prostituées, des convoyeurs de fonds, mais aussi des mariages ou des études de notaires, recrutaient assidûment dans les mosquées du royaume, dont la moitié environ échappent au contrôle du ministère des Habous. Ils ont depuis été remplacés par leurs lieutenants, dont une dizaine, identifiés, font l’objet d’un avis de recherche public. La majorité est originaire du Grand Nord marocain (Fès et au-delà), traditionnelle terre d’élection de l’islamisme local. Ces nouveaux chefs, jeunes et peu connus, n’ont pour la plupart jamais quitté le Maroc, ce qui rend difficile leur repérage par les services de sécurité. Comme tous les membres du mouvement salafiste marocain, apparu au début des années quatre-vingt-dix, ils ont pour figures de référence Oussama Ben Laden et son second, Aymen el-Zawahiri, Omar Abderrahmane, le fondateur de la Gama’a el-Islamiya égyptienne, ainsi que le prédicateur londonien Abou Qotada.
Quels sont leurs liens avec el-Qaïda ? S’il manque encore la preuve irréfutable d’une relation directe entre les attentats de Casablanca et l’organisation fondée par Ben Laden, le faisceau de présomptions est de plus en plus précis. Ainsi, la technique de fabrication des bombes et des ceintures d’explosifs utilisées le 16 mai ainsi que leur composition sont rigoureusement identiques à celles employées par les trois Saoudiens d’el-Qaïda arrêtés à Casablanca en mai 2002. Ces derniers avaient d’ailleurs reconnu avoir bénéficié de planques et de soutiens au sein de la mouvance salafiste marocaine. Autre élément non négligeable : selon les premières investigations, l’argent qui a servi à préparer les attentats proviendrait d’Arabie saoudite. Enfin, l’appartenance de ressortissants marocains au réseau el-Qaïda est avérée. Une quinzaine d’entre eux sont détenus sur la base américaine de Guantánamo, et les trois terroristes marocains arrêtés le 19 mai à l’aéroport de Riyad, alors qu’ils s’apprêtaient à embarquer sur un avion à destination du Yémen, étaient dûment fichés par la police du royaume comme membres de cette organisation. Selon nos informations, ils avaient fui le Maroc via la Mauritanie il y a quelques mois. Aux yeux des spécialistes, le 16 mai pourrait porter la marque du numéro deux d’el-Qaïda, l’Égyptien Aymen el-Zawahiri, dont certains pensent qu’il a de facto succédé à Ben Laden à la tête de cette nébuleuse. Zawahiri, dit-on, aime les opérations jumelles (en l’occurrence : Riyad le 12 mai, Casablanca quatre jours plus tard) et préconise de frapper de préférence au coeur de son « pré carré », le monde arabe, en utilisant comme chair à canon des Maghrébins, considérés par lui comme peu fiables, certes, mais aisément manipulables.
Pourquoi le Maroc ? Les raisons, a posteriori, paraissent multiples. C’est un royaume, pro-occidental, ouvert sur le monde « impie », où la petite communauté juive a pignon sur rue, tolérant, mais où les inégalités sociales demeurent profondes. Un élément semble avoir joué un rôle déterminant : dès le lendemain du 11 septembre 2001, le Maroc s’est résolument rangé du côté des États-Unis, tout particulièrement dans le domaine de la coopération sécuritaire. Les policiers marocains ont ainsi été les premiers à pouvoir interroger leurs ressortissants détenus à Guantánamo. Les services du royaume ont aidé leurs homologues américains à de multiples reprises, en leur livrant ou en interrogeant des suspects pour leur compte. Enfin, selon nos informations, c’est aux Marocains que le Pentagone s’est adressé pour former et réhabiliter la nouvelle police irakienne après la chute de Saddam Hussein. Illustration de cette interaction entre services, « diabolique » aux yeux des terroristes islamistes : dès le lendemain du 16 mai, Pierre Brochand, le directeur général de la DGSE française, Jorge Dezcallar, le patron du CNI espagnol, ainsi que plusieurs hauts responsables de la CIA et du FBI se sont rendus à Rabat pour consultations.
Quelles conséquences politiques et économiques pour le royaume ? Les premiers dommages collatéraux des attentats, qui ont tué une grande majorité de Marocains et ont horrifié l’opinion, risquent de concerner les mouvements islamistes modérés (ou présumés tels). Jusqu’ici en pleine ascension, au point d’envisager une quasi-razzia sur les municipalités en septembre prochain, le Parti de la justice et du développement (PJD) – trente-huit députés au Parlement -, mais aussi l’association Al Adl wal Ihsane (Justice et bienfaisance) de Cheikh Yacine, ont très fermement condamné la tuerie du 16 mai, appelant même leurs militants à collaborer avec la police. Il n’empêche : le choc en retour les vise de plein fouet. Deux dirigeants du PJD ont ainsi été bombardés de tomates alors qu’ils voulaient participer à un sit-in de protestation contre les attentats, à Rabat. Et un troisième a été empêché par la foule de prendre la parole devant l’hôtel Farah de Casablanca, l’une des cibles des kamikazes. Reste qu’il est encore trop tôt pour évaluer l’ampleur d’un éventuel reflux.
Autres « victimes » potentielles du 16 mai : les journaux et journalistes de la presse indépendante. Dans le climat actuel, la lourde condamnation à quatre ans de prison du directeur de l’hebdomadaire Demain, Ali Lemrabet, a beaucoup plus inquiété ses amis hors du Maroc que mobilisé l’opinion à l’intérieur du royaume. Il est vrai que lui-même et ses confrères n’avaient pas eu de mots assez durs, ces derniers mois, pour discréditer la loi antiterroriste déposée devant le Parlement et pour dénoncer la « paranoïa sécuritaire » du pouvoir. « Ils voient des barbes, des bombes et du danger partout », écrivait, il y a peu, Le Journal, avant de conclure : « Ils font de la peur un moteur politique. » Des anathèmes qui, a posteriori, tombent bien mal, d’autant que ces mêmes journaux ont tout fait pour assimiler la mise hors d’état de nuire, l’an dernier, du « réseau dormant » d’el-Qaïda, à une simple fabrication policière. De même, l’ancien grand vizir – et ministre de l’Intérieur – de Hassan II, Driss Basri, doit-il sans doute regretter d’avoir écrit, moins d’une semaine avant le 16 mai, toujours dans Le Journal, cette petite phrase malheureuse à propos des islamistes radicaux : « Je m’interroge concernant la consistance de ce qu’on appelle la Salafia, si l’État doit s’ébranler aux noms de Hassan Kettani ou même de Cheikh Yacine, je ne pourrais qu’entonner un requiem. » Ce qu’il faut bien appeler une campagne a longtemps pris pour cible privilégiée le général Hamidou Laanegri, patron de la DST, principal responsable de la sécurité du royaume et interlocuteur privilégié des services étrangers. S’arrêtera-t-elle ? Ce n’est pas sûr. Jamais en reste d’un moukhattat (« complot ») à subodorer, certains journalistes insinuent déjà que ces attentats auraient bien pu, après tout, être instrumentalisés par les services de police, alors que d’autres, après avoir vilipendé hier les arrestations de militants salafistes comme étant le signe d’un retour aux « années de plomb », exigent aujourd’hui la démission du général Laanegri pour ne les avoir pas incarcérés en assez grand nombre. Le Maroc marcherait-il sur la tête ?
Sur le plan économique, le coup, là aussi, risque d’être rude. Directement visé, le secteur touristique devra vraisemblablement revoir à la baisse son objectif de dix millions de visiteurs annuels à partir de 2010 (contre moins de trois millions aujourd’hui) et l’on ignore encore quelles incidences auront les attentats sur le flux de transferts de capitaux en provenance des pays arabes du Golfe. Au-delà, le taux de croissance de 6 % nécessaire pour résorber une partie du chômage – qui frappe deux actifs sur dix en zone urbaine – apparaît d’ores et déjà comme un but très difficile à atteindre pour le gouvernement du Premier ministre Driss Jettou.
D’autres attentats sont-ils envisageables ? Rien, en ce domaine, n’est à exclure. Officiellement démentie, l’information selon laquelle dix-neuf nouveaux kamikazes auraient été arrêtés les 20 et 21 mai, avant de passer à l’acte, est, selon nos informations, exacte. Ces hommes s’apprêtaient à agir à Marrakech, à Agadir, à Essaouira et à Fès. Ils appartiennent, comme ceux du 16 mai, à une mouvance salafiste numériquement faible – un millier de membres tout au plus -, mais d’autant plus délicate à cerner qu’elle a été décapitée par plusieurs vagues d’arrestations. Éclatée, émiettée, cette mouvance se régénère en quelque sorte par générations spontanées successives au sein desquelles les commanditaires extérieurs du terrorisme puisent comme dans un vivier. Plus facilement repérables, les anciens d’Afghanistan, du Kosovo, d’Algérie, voire de Tchétchénie, sont soit incarcérés, soit en fuite hors du territoire marocain. Restent des groupuscules endogènes, dont les militants clandestins ne voyagent pas (publiée par certains journaux, l’information selon laquelle certains des kamikazes du 16 mai provenaient de Mauritanie est fausse) et qui relèvent de labels divers et interchangeables : « La Juste Voie », « Anathème et Exil », « Tradition et Communauté », etc.
Reste que la prise de conscience, par la quasi-totalité des Marocains, de la vulnérabilité de leur pays et de la nocivité fondamentale de l’extrémisme religieux peut être la source d’un sursaut national plus que bienvenu. Encore faudrait-il pour cela que survienne ce que chacun attend : face à ce traumatisme, le roi Mohammed VI a réagi en visitant, le visage fermé, les cibles détruites et les hôpitaux. Il faut maintenant qu’il parle – et sans doute, à moins qu’il ne se soit déjà adressé à son « cher peuple » lorsque ces lignes seront lues, s’apprête-t-il à le faire.

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