Après Eyadéma, Eyadéma ?

Face à une opposition divisée et qui manque de moyens, le chef de l’État sortant n’aura guère de mal à se succéder à lui-même le 1 er juin. C’est dans les semaines qui suivront que les difficultés pourraient surgir.

Publié le 26 mai 2003 Lecture : 8 minutes.

Par conviction ou par résignation, l’espoir au coeur ou la rage au ventre, la quasi-totalité des cinq millions de Togolais est d’accord sur un point : le 1er juin, jour de l’élection présidentielle, « il n’y aura pas match ». C’est après, au cours des semaines qui suivront la réélection annoncée de Gnassingbé Eyadéma, que se jouera véritablement l’avenir du Togo : troubles, tentatives de déstabilisation, émeutes ou, au contraire, redémarrage institutionnel et, enfin, sortie de crise ? Le scrutin à un tour et à majorité simple laissait à l’opposition la possibilité de l’emporter à une condition : qu’elle dégage en son sein un candidat unique en mesure d’enrayer la « machine Eyadéma », redoutablement efficace en pareille circonstance. Or, en dépit d’une ultime réunion de conciliation, tenue fin avril en Allemagne, et avant même l’invalidation de son principal leader, Gilchrist Olympio, 66 ans, la coalition des Forces démocratiques, qui regroupe les partis acquis au TSE (« Tout sauf Eyadéma »), avait volé en éclats sous l’influence des calculs et des ambitions politiciennes de ses chefs. Résultat : ils seront six candidats contre lui, et le boulevard ouvert devant l’hôte du Palais de Lomé-2, quasiment assuré d’être reconduit pour un mandat de cinq ans, est aussi large que celui qui longe le front de mer.
Face au général Eyadéma, 67 ans dont trente-six au pouvoir, les postulants sont parfois de qualité, mais manquent tous cruellement de moyens financiers et humains pour mener une campagne nationale ailleurs que dans les médias locaux. Le plus connu à l’extérieur est sans doute Edem Kodjo, ancien dignitaire du parti unique, ancien secrétaire général de l’OUA, ex-Premier ministre, opposant depuis une bonne décennie et dont Gnassingbé Eyadéma ne cesse de dire : « Il m’a beaucoup déçu. » Cet énarque a pour lui une certaine crédibilité de gestionnaire et un bon réseau relationnel en France, mais l’opinion le juge froid, technocrate, voire hautain. Son logo électoral est un coq noir, son slogan : « Notre raison d’espérer ». Autre ancien cacique du RPT (Rassemblement du peuple togolais, au pouvoir), Dahuku Pere fut président du Parlement de 1994 à 1999 et n’a été exclu du parti que tout récemment, en octobre 2002, pour en avoir critiqué le fonctionnement et s’être montré solidaire avec l’ex-Premier ministre Agbegome Kodjo, aujourd’hui en exil. Sa principale originalité est d’être originaire du Nord, la région d’Eyadéma. Universitaire, professeur de physique, chef d’une formation membre de l’Internationale socialiste, Léopold Gnininvi est, lui, un opposant de toujours. Mais l’implantation de cet intellectuel respecté est faible, à la mesure de ses moyens (même si sa soeur est une commerçante plus que fortunée). Son slogan : « Gouverner autrement ». Opposant radical lui aussi, ingénieur des mines et ex-cadre dirigeant de l’Office togolais des phosphates, Emmanuel Akitani-Bob bénéficie du soutien de Gilchrist Olympio, écarté de la compétition. Ce septuagénaire a donc repris à son compte la couleur fétiche du fils du premier chef de l’État du Togo – le jaune – ainsi que son staff de campagne, mené par l’impétueux Jean-Pierre Fabre. Reste qu’il n’a ni le charisme ni la notoriété de son « parrain ». « Akitani-Bob n’est pas Gilchrist Olympio », confesse-t-il modestement. Le plus connu, au Togo, des candidats de l’opposition reste donc Yawovi Agboyibo, « le Bélier noir », 60 ans, avocat, leader populiste, courageux et parfois fantasque, qui connut la prison et se qualifie lui-même, sur ses affiches, d’« homme des combats ». Libéral comme Abdoulaye Wade – à qui il ressemble par plus d’un trait -, Agboyibo bénéficie du soutien de plusieurs Églises et hommes politiques allemands, ainsi que d’une certaine réputation d’inconstance. Ainsi a-t-il dû se fendre, début mai, d’un communiqué incendiaire, publié dans plusieurs journaux, dans lequel il se défendait d’avoir « pris de l’argent d’Eyadéma ». Précédé d’une longue citation de la Bible, ce texte se concluait sur cette phrase : « J’en appelle à la foudre du Seigneur contre tous ceux qui recommencent à mentir sur mon compte. » Une filière religieuse qu’exploite également le dernier et le plus anonyme des candidats, l’homme d’affaires Nicolas Lawson, tout de blanc vêtu, qui s’est jeté dans la campagne après une longue période de jeûne et de méditation, « guidé », affirme-t-il, « par la Providence ».
Appuyé sur l’appareil du parti-État RPT, qui quadrille tout le pays à grand renfort de tee-shirts, pins et casquettes, Gnassingbé Eyadéma, que ses partisans qualifient de « monument historique », a décidé de parcourir en deux semaines les cinq régions du Togo. Sa propagande électorale joue à fond sur le thème du leader incontournable, massif, sûr, omniprésent : « La puissance sereine », « pour ne pas perdre nos acquis », « pour que le Togo redevienne la Suisse de l’Afrique », « paix, sécurité, développement ». Une problématique quasi gaullienne du type « moi ou le chaos », servie à merveille par les incertitudes et déchirements que connaît la région, tout particulièrement la Côte d’Ivoire. En froid avec les hiérarchies catholique et protestante, Eyadéma bénéficie de l’appui inconditionnel des prêtres vaudous du Conseil suprême des religions traditionnelles, dont l’influence est loin d’être négligeable. Contesté à Lomé, il est incontournable dans les campagnes. Boycotté par les observateurs de l’Union européenne, qui exigeaient de mener une mission exploratoire avant de se décider (une condition qu’il a rejetée, la jugeant « néocolonialiste »), il se rattrape sur ceux de l’Union africaine, de la Francophonie et de la Cedeao qui, eux, feront le voyage. Critiqué à Berlin, à Bruxelles et par les ONG, il sait qu’à Paris l’Élysée le soutient et que ses bureaux de Lomé-2 et de Pya demeurent des lieux de passage obligé pour tout ce que l’Afrique de l’Ouest compte de belligérants en quête d’un médiateur à la fois fiable et (ce qui ne gâche rien) généreux. Dans les sombres pièces, rudement climatisées, de sa présidence, qu’il parcourt inlassablement du matin au soir et ne quitte que pour quelques heures de sommeil dans sa villa du camp militaire tout proche, cet amateur de ginseng, de bière Spaten et de viande de chasse continue, à la manière d’un grand marionnettiste, de tirer tous les fils du Togo.
Avec la paix, le pain ? Autrement dit : les sanctions économiques européennes, qui accablent le pays depuis une décennie, seront-elles enfin levées après le 1er juin ? Théoriquement oui, si l’élection est jugée équitable par les bailleurs de fonds. Le redémarrage pourrait alors être rapide, le port de Lomé profitant déjà largement des déboires de celui d’Abidjan. La main-d’oeuvre togolaise est en effet jugée d’excellente qualité par les investisseurs, et le climat de sécurité propice aux affaires. Reste que des menaces croisées pèsent d’ores et déjà sur les lendemains de ce fameux dimanche 1er juin. Considérant son exclusion du jeu électoral comme une injustice flagrante, Gilchrist Olympio agite la menace de la désobéissance civile, des grèves et des manifestations – l’incendie d’une station d’essence Total à Lomé le 7 mai indique l’aspect antifrançais que pourraient prendre ces mouvements. Surtout, plus que des « gaspillages », pour lesquels manqueront sans doute les volontaires (les Loméens ont été échaudés par les événements désastreux du début des années quatre-vingt-dix), le pouvoir semble redouter une nouvelle tentative de déstabilisation venue de l’extérieur.
Le site Internet officiel « republicoftogo.com » est à ce sujet explicite et alarmiste : « Mille mercenaires prêts à semer le chaos au Togo », peut-on y lire, citations du New York Times et de la presse ghanéenne à l’appui. On n’en est évidemment pas là, même si le précédent ivoirien ainsi que la dissémination régionale des armes et des soldats de fortune ont de quoi inquiéter. En outre, si la coopération sécuritaire et les échanges de renseignements avec le Ghana de John Kufuor sont fluides, il n’en est pas de même avec le voisin du Nord, le Burkina Faso. Orphelin de Jerry John Rawlings, qui l’a toujours soutenu lors de son exil à Accra, Gilchrist Olympio (qui compte parmi ses amis et défenseurs Alassane Ouattara et Kofi Annan) est en effet persona grata à Ouagadougou, ce qui agace au plus haut point Lomé. Off the record pour l’instant, la présidence togolaise confie même détenir des informations précises sur la présence au Burkina de plusieurs dizaines de militaires déserteurs togolais, entraînés au sein du régiment de Sécurité présidentielle ainsi qu’au centre de Pô. Interrogé par J.A.I. à Lomé, un ex-gendarme ivoirien de la Force d’intervention rapide (Firpac) passé par les bases des rebelles du MPCI affirme ainsi qu’un commando d’environ 150 hommes, composé de Togolais, de Libériens, de Congolais, de Nigérians et d’Ivoiriens se tenait prêt, il y a quelques mois, à pénétrer au Togo. Cet ancien membre des Brigades rouges au service du défunt général Robert Gueï, répondant au nom de Stanislas Amani Kakou (n° de matricule 001 95 044 19), qui dit avoir séjourné au Burkina de septembre 2001 à mai 2002, précise, dans une « confession » écrite dont J.A.I. a obtenu copie, avoir lui-même fait partie de cette petite force. « Nous devions attaquer Kara par surprise et nos complices au sein de l’armée togolaise devaient prendre le relais à travers tout le pays », ajoute le première classe Amani Kakou, dont la position d’accusateur à l’encontre des autorités burkinabè ne fait pas pour autant un partisan de Laurent Gbagbo. N’a-t-il pas, selon ses dires, déserté la Firpac et fui au Burkina parce qu’il refusait de participer à une « opération homo » contre Alassane Ouattara ?
Exact ou exagéré, voire manipulé, ce renseignement n’en a pas moins été pris très au sérieux par la présidence togolaise, ne serait-ce que parce qu’il en recoupe d’autres. Une copie de la confession du gendarme a d’ailleurs été remise à l’ambassadeur de France, qui l’a transmise à Paris. Pilier du régime Eyadéma, l’armée serait-elle infiltrée ? « Sur les douze mille hommes que comptent les forces de sécurité togolaises, cinq cents tout au plus sont à un degré ou à un autre contaminés par des idées subversives », assure un attaché militaire en poste à Lomé. C’est peu, même si, dans un contexte régional parfois hostile alimentant une situation postélectorale tendue, « papa Eyadéma » entend ne rien négliger. Quitte à crier au loup avant qu’il n’attaque, le général, qui a déjà connu quelques tentatives d’invasion, de coup d’État et d’assassinat, aime à citer ce proverbe kabyé : « Le serpent qu’on voit ne mord plus. »

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