Serge Michailof : « Il faut rompre avec la parité fixe du franc CFA »

L’économiste français dénonce l’arrimage de la monnaie de la zone franc à l’euro et plaide pour la mise en place de mécanismes d’ajustement. Entretien.

Publié le 26 mars 2007 Lecture : 9 minutes.

Ancien élève de l’école des Hautes Études commerciales (HEC) et du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Serge Michailof, 63 ans, a été directeur exécutif des opérations à l’Agence française de développement (AFD) et vice-président de Proparco, filiale de l’AFD pour la promotion du secteur privé. À la Banque mondiale, à Washington, de 1993 à 2001, il fut directeur des opérations pour les pays de la zone Cemac (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale) et conseiller auprès du directeur Afrique. Il enseigne actuellement à Sciences-Po Paris et à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Son dernier ouvrage, À quoi sert d’aider le Sud ?, est paru en décembre 2006 chez Economica.

Jeune Afrique : L’Afrique renoue depuis quatre ans avec la croissance. Le phénomène est-il pérenne ?
Serge Michailof : Tant que la croissance mondiale, en particulier chinoise, continuera de provoquer une tension sur les prix du pétrole et des autres matières premières, l’Afrique subsaharienne continuera d’afficher de bonnes performances. L’OCDE prévoit plus de 5 % pour 2007, ce qui est encourageant. Mais cela correspond à une situation des termes de l’échange que nous avons déjà connue à d’autres époques, par exemple au lendemain du premier choc pétrolier de 1973. On se lamente souvent sur les termes de l’échange. Aujourd’hui, ils sont au contraire très favorables pour l’Afrique.
La présence chinoise sur le continent n’est-elle pas un miroir aux alouettes ?
La Chine se comporte en puissance néo-impérialiste assez classique sans états d’âme, mais l’Afrique a quand même plus à gagner qu’à perdre dans cette affaire, car la Chine lui permet de diversifier ses partenaires. L’Afrique doit cependant garder les yeux bien ouverts, car ce néo-impérialisme ne s’encombre pas des questions touchant aux droits de l’homme ou aux questions environnementales et sociales. C’est la loi du « Business is Business » à un point que nos États occidentaux n’oseraient plus envisager mais qui répond à une logique. Les Chinois n’ont pas encore engagé une réflexion de fond sur la stabilité des systèmes politiques et des États africains. Mais ils vont très vite s’apercevoir qu’il n’est pas forcément de leur intérêt de continuer à manuvrer en solo. Le fait par exemple de réendetter les États africains comme ils le font est un motif d’inquiétude, notamment pour les membres du G8, qui ont été actifs pour annuler une bonne part de la dette.
L’industrialisation de l’Afrique n’étant pas pour demain, vous abordez le problème du développement sous l’angle monétaire en dénonçant la parité fixe du franc CFA.
L’Afrique ne se développera pas sans industrie. Mais, à court terme, le continent doit impérativement exploiter à plein son potentiel d’exportation, notamment agricole. Le modèle ivoirien des années 1970 est à ce propos un exemple décrié à tort. En matière de stratégie de développement industriel, je retiens la pertinence du modèle tunisien. Sur quoi repose-t-il ? Une industrie traditionnelle qui s’est progressivement transformée en sous-traitant de l’industrie européenne. En partant des segments de processus de production industriels les plus simples, ce pays est parvenu à remonter les chaînes de valeur et à maîtriser des processus entiers de production tout en s’appuyant sur une main-d’uvre qualifiée bon marché et un personnel d’encadrement qui n’a rien à envier à celui de la France. Au sud du Sahara francophone, les plates-formes portuaires ayant en termes d’infrastructure la capacité de suivre ce modèle sont par exemple Dakar, Abidjan et Douala. Malheureusement, elles font face à des contraintes actuellement dissuasives pour les investisseurs. La grosse PME européenne qui vient faire un tour de repérage pour délocaliser une partie de sa production s’enfuit en courant, car elle se rend compte rapidement qu’elle s’y ferait tondre. Dans ce contexte défavorable, la parité du franc CFA n’est qu’un handicap additionnel qui rend le coût de la main-d’uvre non compétitif.
Êtes-vous pour une nouvelle dévaluation du franc CFA ?
Je suis pour une gestion souple de sa parité pour favoriser en permanence la compétitivité des pays de la zone franc. Compte tenu du glissement du dollar par rapport à l’euro, cette parité est un problème que l’on ne peut plus cacher sous le tapis. D’autre part, compte tenu des chocs permanents qui surviennent dans l’économie mondiale, il est bien évident qu’un système de parité rigide ajusté tous les quarante-huit ans n’est pas réaliste.
L’arrimage à l’euro contient pourtant les tendances inflationnistes et confère aux États une stabilité monétaire.
Ce n’est plus spécifique à la zone franc. Hormis les mauvaises gouvernances avérées comme la Guinée ou le Zimbabwe, la plupart des pays ayant leur propre monnaie tiennent maintenant leur monnaie et leur économie. La stabilité du franc CFA n’a d’ailleurs pas toujours existé. Au début des années 1990, la zone franc était un grand bazar où les finances publiques étaient en déroute, ce qui contribuera à rendre la dévaluation de 1994 incontournable.
Cette parité a contribué, selon vous, à la crise ivoirienne. N’est-ce pas excessif ?
J’ai été attaqué sur cette question. Je persiste à dire que c’est même l’une des principales causes. Lorsqu’un pays entre dans une crise économique grave comme ce fut le cas de la Côte d’Ivoire dès 1978 et ne parvient pas à s’en sortir pendant quinze ans, il est logique que cela explose. L’ampleur des facteurs ayant déterminé la crise actuelle est colossale et nous n’en avons pas toujours conscience. Le premier est démographique. La population ivoirienne a été multipliée par cinq depuis l’indépendance. Si on transpose à la France, cela donne une population de près de 300 millions d’habitants, dont 100 millions d’immigrés au statut indéterminé. Vous imaginez le problème ? Si l’on ajoute la baisse constante du revenu par habitant de 1978 à 1994 qui a laminé les classes moyennes et fait tripler le taux de pauvreté, vous avez tous les ingrédients du désastre. Or cette situation aurait pu être évitée en touchant au franc CFA dès 1984 de manière à relancer l’économie. Le fait d’avoir attendu dix ans a été catastrophique. La dévaluation de 1994 a inversé la tendance à la contraction de l’économie et permis une croissance de l’ordre de 7 % par an sur quelques années, mais cette croissance a été plombée par les dérives graves de gouvernance du régime Bédié et a duré trop peu de temps pour réduire la pauvreté. Les chiffres sont accablants.
Comme en 1994, personne n’est favorable à une nouvelle dévaluation, pas même le ministère français des Finances.
Pour comprendre l’intérêt d’une dévaluation, il faut l’expliquer à des responsables politiques qui n’ont pas forcément de culture économique. En 1994, les politiques français étaient tétanisés et ont exigé un black-out total sur l’information. Mais ce n’est plus à la France de prendre les décisions, c’est aux responsables Africains. Les banques centrales doivent faire leur travail en amont et faire la pédagogie nécessaire sur ce dossier.
Les réserves monétaires de pays membres de la zone franc sont satisfaisantes, l’urgence est donc davantage économique.
Les filières créatrices d’emplois et d’activité s’étranglent alors que la situation monétaire de la zone est excellente. C’est un curieux paradoxe. D’où l’importance d’un mécanisme qui permette un ajustement régulier de la parité. On voit bien que les pays africains n’ont pas la discipline interne de l’Allemagne pour faire de l’ajustement réel permanent et tirer profit d’une parité fixe avec une monnaie forte. On peut parfois se demander si la France est capable de faire ce type d’ajustement et si cette difficulté n’explique pas sa perte de compétitivité industrielle par rapport à Berlin. Ne demandons pas aux États africains ce que la France elle-même ne parvient pas ou mal à faire !
Qu’entendez-vous par « ajustement souple » ?
Le franc CFA est in fine géré à Francfort en fonction de critères n’ayant aucun rapport avec les préoccupations des économies africaines. Plusieurs mesures sont possibles. L’une d’entre elles serait de raccrocher le franc CFA à un panier de monnaies comprenant non seulement l’euro, mais aussi le dollar, le yuan, permettant ainsi des ajustements périodiques indolores. Il faudra de toute façon réajuster la parité à un niveau qui permette de retrouver une certaine compétitivité. Le décrochage du dollar par rapport à l’euro plombe une entreprise comme Airbus et ne plomberait pas le coton africain ? Ce n’est pas sérieux. Pour la première fois de son histoire, une entreprise comme la Compagnie fruitière est dans le rouge à cause d’une telle parité, qui rend la banane africaine moins compétitive que la banane sud-américaine. Il faut que les élites africaines s’emparent de ce problème et en discutent.
Au risque d’affaiblir considérablement le franc CFA ?
Non, car la convertibilité du franc CFA est garantie par le Trésor français. Les règles de la zone franc sont parfaitement compatibles avec une gestion souple de la parité. Les aspects techniques sont certes alors plus complexes, mais il faut faire confiance au savoir-faire de Bercy.
Certains pays refuseront que l’on touche à nouveau à cette monnaie et préféreront se retirer du système. C’en sera fini de la zone franc.
Le problème de la zone franc est politiquement très complexe, car les quatorze pays membres ont des intérêts parfois divergents. Peut-être même que les intérêts des deux zones monétaires ne sont pas identiques. Les pays pétroliers risquent de ne voir aucun intérêt à une dévaluation qui va renchérir le prix des Mercedes Toute modification de la parité implique donc un consensus difficile. Tout cela laisse penser qu’une dévaluation ou une modification du mécanisme de parité fixe n’est pas pour demain. Mais l’ampleur du problème économique justifie que ce sujet soit analysé au plus vite. Je crains davantage que certains pays dont les intérêts sont contradictoires avec la rigidité du système actuel ne décident finalement de sortir du système. En réalité, la survie de ce mécanisme assez remarquable qu’est la zone franc exige précisément une adaptation de règles devenues obsolètes.
Au lendemain de la dévaluation de 1994, on avait pourtant dit « Plus jamais ça ! » en adoptant un système de gestion de la parité.
Ce système n’a jamais vu le jour. Il faut trouver des mécanismes d’ajustement. Si celui du panier de monnaies ne convient pas, les économistes spécialisés en politique monétaire sauront trouver des alternatives.
Vous comparez les jeux de chiffres de l’aide française aux méthodes de l’ex-URSS. En quoi inclure les annulations de dette dans l’aide est critiquable ?
Comme tout bon ancien élève de HEC, je pense peut-être naïvement qu’une dette qui n’a aucune chance d’être remboursée doit être passée par pertes et profits. Elle ne doit donc pas être comptabilisée en aide. Qui peut croire que l’Irak aurait remboursé sa dette à l’égard de la France ? La France a multiplié les habillages statistiques de ce genre pour gonfler artificiellement le montant de son aide publique et se dispenser de l’effort budgétaire correspondant au niveau de richesse de notre pays. Elle respecte sans doute formellement les règles du Comité aide et développement (CAD) de l’OCDE, mais plus l’esprit. Il est ici urgent de restaurer la vérité sur les chiffres de l’aide publique. On ne peut piloter une politique publique avec des instruments déréglés.
Rapportés au revenu par habitant, les efforts de la France restent plus importants que ceux de beaucoup d’autres pays.
Si vous retirez de l’aide bilatérale d’autres subtilités comme le fait d’inclure des frais d’écolage des étudiants étrangers, des aides aux territoires d’outre-mer (TOM) et des actions de soutien de la langue française, il ne reste vraiment plus grand-chose pour conduire des actions concrètes sur le terrain. La comparaison avec la Grande-Bretagne en ce domaine n’est pas à notre honneur.

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