Pour qui votent les Français d’origine africaine

Pour la première fois, une enquête d’opinion révèle les choix électoraux des citoyens issus du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Au regard des résultats, certainscandidats feraient bien d’apprendre à leur parler.

Publié le 26 mars 2007 Lecture : 8 minutes.

Pudeur ? Désintérêt ? Peur du « politiquement incorrect », ou tout bêtement impossibilité de saisir les contours d’une communauté à la fois composite et omniprésente ? Personne, jusqu’ici, n’avait eu l’idée de sonder l’opinion des citoyens français d’origine africaine – lesquels ont pourtant leurs spécificités, leurs réflexes communs, leurs exigences, parfois leurs souffrances, bref l’essentiel de ce qui, a priori, fait le miel des politologues. Une confusion, plus que jamais en vigueur depuis l’annonce malheureuse par le candidat Nicolas Sarkozy de la création (s’il est élu) d’un « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale », amalgame, dans l’esprit des Français de souche, cette population particulière aux lieux communs usuels sur les immigrés, le regroupement familial et la régulation du flux des étrangers. En réalité, hormis ce noyau dur que constituent les discriminations et le racisme dont ils sont les victimes, les Français d’origine africaine et les Africains non français résidant dans l’Hexagone n’ont qu’assez peu de choses en commun.
Longtemps invisible aux yeux de leurs compatriotes, une partie minoritaire, mais ô combien remuante, de cette communauté est apparue de plein fouet à la une des médias lors des émeutes des banlieues, en novembre 2005. Angoissés, effarés, nombre de téléspectateurs ont alors découvert que la plupart des jeunes « racailles », d’origine maghrébine ou subsaharienne, que le ministre de la Police prétendait vouloir « nettoyer au Kärcher », étaient en réalité des citoyens français comme eux. Et comme il n’existe pas, tout au moins dans les textes de la République, si ce n’est dans la réalité quotidienne, de citoyens de première et de seconde classe, tous sont des électeurs potentiels ou en devenir, au même titre que le boulanger de Romorantin ou le retraité de Saint-Chamond. Une réalité que nombre d’entre eux entendent rappeler le 22 avril et le 6 mai, dates des premier et second tours de l’élection présidentielle, et qu’ils ont déjà signifiée en s’inscrivant, comme jamais auparavant, sur les listes électorales. Pour la première fois donc, une enquête d’opinion réalisée par l’Ifop pour Jeune Afrique auprès d’un échantillon représentatif de ces quelque 2 millions d’électeurs français d’origine africaine révèle leurs choix électoraux. Au regard des résultats, certains candidats, et non des moindres, feraient bien d’apprendre à leur parler

Ségolène superstar. C’est l’enseignement majeur de ce sondage. Ségolène Royal est largement « élue » au premier tour par les Français d’origine africaine et quasiment plébiscitée au second, quel que soit le cas de figure. Avec, à chaque fois, un pourcentage très supérieur aux intentions de vote en sa faveur telles qu’elles ressortent des sondages effectués au niveau national : 57 % au premier tour (entre 24 % et 26 % selon les différents instituts) et 85 % au second contre Nicolas Sarkozy (entre 46 % et 50 % au niveau national). La candidate socialiste profite à la fois d’une tradition de vote à gauche bien établie au sein de la communauté d’origine africaine et d’un report des voix significatif des électeurs qui, en son sein, avaient voté pour Jacques Chirac au premier tour en 2002. Son électorat est majoritairement jeune (64 % de moins de 35 ans), légèrement plus féminin que masculin, d’origine nettement plus subsaharienne que maghrébine (seize points de différence) et de condition sociale modeste : sans emploi, artisans, ouvriers, employés. Sans doute est-ce pour cette dernière raison que la motivation première du vote Royal repose sur des préoccupations d’ordre social : la lutte contre le chômage, l’éducation et la protection sociale passent avant la lutte contre les discriminations.

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Sarkozy : le rejet. Avec 11 % des voix au premier tour (entre 26 % et 30 % au niveau national) et 15 % au second dans l’hypothèse d’un duel avec Royal (entre 50 % et 54 % au niveau national), l’ex-ministre de l’Intérieur arrive en troisième position dans les intentions de vote des Français d’origine africaine. Ce vote anti-Sarko, qui se mesure bien dans le report massif des voix de François Bayrou sur Ségolène Royal au second tour, n’est guère surprenant de la part d’une population très sensible au sort qui est réservé par l’administration et la police à ses « frères et surs » immigrés. Il démontre aussi que le discours développé par le candidat de l’UMP sur la fraternité républicaine et la mise en place de figures emblématiques comme Rachida Dati et Rama Yade ne suffisent pas (ou pas encore) à infléchir ce qu’il faut bien qualifier pour l’instant de rejet. Cela dit, le vote Sarkozy existe bel et bien, même s’il est très minoritaire. Il est majoritairement populaire, maghrébin, féminin et plutôt âgé (20 % de plus de 50 ans), ce qui n’étonnera pas au regard de la motivation principale de cet électorat : 26 % des pro-Sarkozy de notre échantillon représentatif des Français d’origine africaine avancent le thème de la sécurité pour expliquer leur choix.

Bayrou : l’alternative. Loin derrière Royal, mais à huit points devant Sarkozy, François Bayrou arrive en deuxième position parmi les neuf nominés de notre sondage. Il est en outre celui dont le score au premier tour (19 %) se rapproche le plus de son score au niveau national (entre 17 % et 20 %). Comme le centre dont il se veut l’incarnation, Bayrou bénéficie d’un vote plutôt équilibré en âge et en sexe et qui s’exprime surtout parmi les catégories socioprofessionnelles aisées ou moyennement aisées. Trois spécificités néanmoins : le caractère très « maghrébin » de ce vote à la fois imprécis et sophistiqué, la mise en avant du thème de la lutte contre les discriminations comme motivation principale du choix (l’image de tolérance de Bayrou passe bien) et le fort pourcentage (18 %) d’électeurs pour qui le fait de voter pour le candidat de l’UDF ne repose sur aucun enjeu particulier. Pour eux, la personnalité alternative et « troisième voie » de François Bayrou suffit. En cas de second tour où il serait présent face à Nicolas Sarkozy, Bayrou l’emporterait chez les Français d’origine africaine par un score équivalent à celui de Ségolène Royal (plus de 80 %), ce qui implique un très bon report des voix de cette dernière. Face à Royal, il perdrait largement (71 % contre 29 %), tout en ayant fait le plein des voix Sarkozy. Dans l’hypothèse Ségo-Sarko, enfin, l’essentiel des électeurs du candidat centriste voterait pour la première.

B et B : la surprise. Le trotskiste Olivier Besancenot et l’altermondialiste José Bové réalisent dans notre enquête un score marginal, certes, mais égal, voire supérieur pour le second, à celui qui est le leur au niveau national. Le premier bénéficie d’un courant d’extrême gauche encore vivace au sein de l’immigration d’origine maghrébine, et le second de son image de tiers-mondiste antimondialiste parmi les originaires d’Afrique subsaharienne.

Le Pen, Voynet, Buffet : le naufrage. Ce sont les moins de 3 % de notre sondage. On se doutait que l’écologie était considérée un peu comme un luxe de bobos occidentaux par une population confrontée avant tout à des urgences d’ordre social (Dominique Voynet : 0,5 %). On savait que l’archéo-ouvriérisme d’Arlette Laguiller n’avait guère de chance de séduire plus de 2 % (tous d’origine maghrébine) de nos électeurs. Mais on mesurait mal la perte d’influence du Parti communiste au sein d’une population où ce dernier jouissait, jusqu’aux années 1980, d’un prestige réel. Elle est abyssale, Marie-George Buffet ne réalisant que 2,5 % des intentions de vote, majoritairement chez les électeurs de plus de 50 ans. Quant à Jean-Marie Le Pen (12,5 % des intentions au niveau national, 1 % dans notre sondage), sa performance quasi nulle n’étonnera personne. Tout juste relèvera-t-on que ce 1 % se recrute surtout chez les originaires d’Afrique subsaharienne : fans de Dieudonné et sectateurs de la Tribu Ka ?

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« Maghrébins » et « Subsahariens ». Il y a, d’abord, ce qui unit les électeurs français originaires du nord et du sud du Sahara. Un vote très majoritairement de gauche (69 %) et une tendance à l’anti-sarkozisme presque équivalente au réflexe anti-Le Pen du second tour de la présidentielle de 2002, sensible, par exemple, chez les électeurs de François Bayrou. Mais il y a aussi les différences. Si les originaires d’Afrique du Nord étaient les seuls à être sondés, Nicolas Sarkozy et François Bayrou réaliseraient un score supérieur à leur chiffre global. Alors que si seuls les Français originaires d’Afrique subsaharienne s’exprimaient, le vote Royal atteindrait 70 % d’intentions (au lieu de 57 %). On est donc moins à gauche quand on est originaire du Maghreb et encore moins à droite quand on vient du sud du Sahara. Pour quelles raisons ? Les originaires d’Afrique subsaharienne forment un électorat dans le fond très « français » – volontiers frondeur, récriminateur, opposant dans l’âme – et très réactif face aux discriminations. Même si les préoccupations de politique extérieure ne jouent qu’un rôle très marginal dans leurs motivations de vote, le pays d’où ils viennent n’est jamais loin. Il est même très présent chez tous ceux qui reprochent à une certaine politique africaine de la France, incarnée par la droite et donc par Sarkozy – malgré les efforts de ce dernier pour s’en démarquer -, de maintenir au pouvoir des régimes perçus comme iniques et gabegistes. A contrario, le langage très ONG et « droit-de-l’hommiste » de Ségolène Royal exerce un évident pouvoir de séduction sur cette frange de l’électorat, beaucoup moins sexiste, en outre, que son équivalente maghrébine. La candidate socialiste plaît aussi, pourtant, chez les Français originaires d’Afrique du Nord, mais à quelques degrés moindres. Peut-être parce qu’on y est plus conservateur, plus âgé en moyenne, et que le vécu historique des relations du pays d’origine avec la France n’est pas le même. Pour les anciens de cette communauté, le Parti socialiste (PS) est tout autant celui de Guy Mollet et des guerres coloniales que celui de François Mitterrand, du discours de La Baule et de Lionel Jospin. Confusément, le PS est également perçu comme aussi pro-israélien, si ce n’est plus, que l’UMP. Des nuances, sans doute, mais qui ont leur importance

Avertissement, enfin, à l’usage des candidats : 14 % des Français d’origine africaine interrogés par l’Ifop ne se sont pas prononcés – contre 3 % à 4 % lors des baromètres électoraux quotidiens réalisés auprès de l’ensemble de l’électorat français par les différents instituts de sondage. C’est dire si la marge de manuvre à la disposition des postulants est encore importante. Sauront-ils la saisir ? Encore faudrait-il pour cela qu’ils sachent écouter cet électorat à la fois à part entière et entièrement à part.

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