L’Espagne écartelée

Plus divisés que jamais sur l’épineux dossier saharien, les deux pays contraignent leur voisin du Nord à un périlleux exercice d’équilibrisme.

Publié le 26 mars 2007 Lecture : 5 minutes.

Les Algériens n’ont pas la réputation d’être des partenaires commodes. Et ce ne sont sûrement pas les Espagnols qui diront le contraire. Ulcérés par « l’accueil favorable » réservé, le 6 mars, par le gouvernement de José Luis Rodriguez Zapatero au plan marocain d’autonomie du Sahara, les responsables algériens se sont certes bien gardés d’exprimer leur courroux à haute voix pendant la visite du roi Juan Carlos à Alger, Oran et Djanet (13-15 mars). Mais c’est la presse qui s’en est chargée, en multipliant les commentaires au vitriol sur le « revirement » espagnol. L’annonce faite, pendant la visite royale, par Chakib Khelil, le ministre de l’Énergie, d’une prochaine révision des tarifs préférentiels consentis par Sonatrach à certains clients européens n’a pas contribué à décrisper l’atmosphère. L’Espagne importe en effet d’Algérie 32 % du gaz naturel qu’elle consomme. Comme le dit crûment un éditorial du quotidien El Watan, « la réalité des prix du gaz est un instrument aussi puissant que le pétrole pour punir économiquement ceux qui [nous] contrarient diplomatiquement ».
Conscients de s’aventurer en terrain miné, les Espagnols se sont efforcés de minimiser l’ampleur des divergences et de dissiper les incompréhensions nées de « déclarations mal interprétées ». Lors d’un toast à l’adresse du président Bouteflika, Juan Carlos a, par exemple, appelé de ses vux « une solution politique juste, durable et acceptable par toutes les parties de la question du Sahara occidental ». Autrement dit, « la libre détermination du peuple sahraoui par le biais d’un dialogue dans le cadre des Nations unies ». Le même jour, Miguel Angel Moratinos, le chef de la diplomatie ibérique, a publié dans le quotidien El País une mise au point intitulée « L’Espagne et le Sahara ». Il y rappelle les grands axes – inchangés – de la politique méditerranéenne de son pays. Autant qu’aux chancelleries étrangères, le texte de Moratinos était destiné à sa propre opinion. La cause sahraouie est en effet très populaire en Espagne. Assimilés dans l’imaginaire collectif aux Moros chassés de la péninsule lors de la Reconquista, les Marocains ne jouissent pas d’une très bonne image.
Mais le dossier saharien est aussi un enjeu de politique intérieure, surtout depuis que le Parti populaire (l’opposition de droite) a apporté son soutien aux revendications des indépendantistes du Polisario. La question transcende toutefois les clivages traditionnels. Le 13 mars, la Chambre basse du Parlement a approuvé à la quasi-unanimité deux motions, l’une pour inviter le gouvernement à augmenter l’aide humanitaire aux réfugiés sahraouis de Tindouf, l’autre pour l’appeler à favoriser l’organisation d’un référendum d’autodétermination, conformément aux résolutions onusiennes. Enfin, le parquet de l’Audience nationale, que préside le célèbre juge Baltasar Garzón, a estimé recevable l’instruction d’une plainte pour… génocide au Sahara occidental visant trente-deux responsables marocains, parmi lesquels Driss Basri, l’ancien ministre de l’Intérieur.
Dans ces conditions, on comprend que Moratinos ait éprouvé le besoin de clarifier les choses. Son texte, de tonalité très doctrinale, mérite qu’on s’y arrête. Ancienne puissance coloniale au Sahara, l’Espagne, explique le ministre, a une responsabilité historique et morale. Son départ précipité, en 1975, à la mort de Franco, et son empressement à transiger avec un Maroc impatient de récupérer ses « provinces du Sud » furent à l’origine de la Marche verte. Ils influent, aujourd’hui encore, sur la crise en cours. Après quatorze ans de conflit entre le Maroc et le Polisario, soutenu par l’Algérie, les Nations unies ont été chargées, en 1991, de faire observer un cessez-le-feu. Dans ce dessein, elles ont déployé sur le terrain six cents hommes (la Minurso) et multiplié, en vain, les plans de règlement.
Lassée par ce conflit insoluble et de « trop basse intensité », la communauté internationale a fini par baisser les bras. La situation paraît aujourd’hui totalement bloquée, tandis que la méfiance entre Algériens et Marocains atteint un niveau préoccupant. L’Espagne souhaite donc que les Nations unies retrouvent un rôle actif, afin de promouvoir un dialogue honnête et de restaurer un climat de confiance. Depuis bientôt trois ans, sa diplomatie ne ménage pas ses efforts en ce sens. Tout en restant attachée à la libre détermination du peuple sahraoui, elle sait qu’aucune solution n’est viable sans l’accord des Algériens et des Marocains. La clé du conflit ne se trouve ni à Madrid, ni à Paris, ni à New York, mais quelque part entre Alger et Rabat. De ce point de vue, conclut Moratinos, l’initiative marocaine constitue un « fait nouveau » susceptible d’enclencher une dynamique et de faire sortir le conflit de l’impasse.
La « diplomatie de la bonne volonté » pratiquée par les Espagnols n’est pas exempte d’ambiguïtés. Elle s’apparente parfois à un numéro d’équilibrisme. Après l’arrivée des socialistes au pouvoir, en mars 2004, les relations entre l’Espagne et le Maroc ont connu un réchauffement spectaculaire. Moins de deux ans auparavant, en juillet 2002, on avait frôlé la catastrophe, une stupide querelle concernant l’îlot inhabité de Persil/Leïla ayant failli dégénérer gravement. La brouille, qui a abouti à un quasi-gel des relations diplomatiques, a coûté très cher à l’Espagne. On sait maintenant que les policiers marocains avaient alerté – en vain – leurs collègues sur le danger représenté par certains activistes islamistes installés en territoire espagnol. Ceux-là mêmes qui allaient perpétrer les attentats de Madrid, le 11 mars 2004 (191 morts).
En succédant au conservateur José María Aznar, le socialiste Zapatero a immédiatement fait de la réconciliation avec le Maroc sa priorité. Dès le 24 avril, pour sa première visite à l’étranger, il s’est d’ailleurs rendu à Rabat. La nomination de Moratinos, un excellent connaisseur du Maroc où il fut en poste de 1984 à 1987, s’est inscrite dans la même perspective. Très vite, la coopération politique, économique et militaire a été relancée. Les retrouvailles ont été célébrées avec éclat lors de la visite à Rabat du couple royal espagnol, en janvier 2005. Depuis, les relations sont au beau fixe. À preuve, le vieux projet de tunnel ferroviaire sous le détroit de Gibraltar vient d’être exhumé des cartons.
Les Algériens ont-ils des raisons de se sentir floués par ce qu’on présente à Madrid comme un simple rééquilibrage ? Il faut quand même se souvenir qu’Alger fut l’un des principaux bénéficiaires de la brouille maroco-espagnole et qu’Aznar avait fait de l’Algérie le pivot de sa politique méditerranéenne Un traité d’amitié, de coopération et de bon voisinage a été signé en octobre 2002, dans la foulée de la visite de Bouteflika dans la capitale espagnole. Au partenariat énergétique scellé en 1984 (les deux pays sont reliés par un gazoduc) s’est ajoutée une intensification des relations sécuritaires et économiques. Les échanges bilatéraux ont franchi la barre des 3 milliards d’euros en 2006 et les Espagnols remportent contrat sur contrat en Algérie – au grand dam, d’ailleurs, des Français. Bref, en dépit des surenchères habituelles dès que le dossier saharien est en jeu, l’Algérie reste pour l’Espagne un allié essentiel.

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