L’autre Cameroun

De Bamenda à Buea, en passant par Bafut et Limbe Voyage au pays des anglophones. Entre malaise et espoir.

Publié le 26 mars 2007 Lecture : 7 minutes.

« Vous les Bamenda ! vous les Nigérians ! pas contents ? Vous allez le dire à qui ? » Ainsi interpelle-t-on parfois dans les rues de Douala les passants originaires des provinces anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, qui préfèrent souvent passer leur chemin. Que peuvent-ils faire d’autre ? Et quand on leur demande pourquoi tant de méfiance de la part des cousins francophones du reste du pays, la réponse fuse : « La plupart d’entre eux cherchent ce qui se cache derrière la langue anglaise, et voient le Nigeria, les États-Unis et la Grande-Bretagne. » C’est une sorte d’angoisse géopolitique que l’on retrouve dans les pays francophones frontaliers du Nigeria. Le phénomène remonte à la lutte entre Français et Anglais pour la conquête de territoires africains. De la fin du XIXe siècle au début du XXe, les deux puissances coloniales n’ont cessé de s’affronter pour asseoir leur influence sur le continent. La tension s’est aggravée lorsque les Britanniques ont voulu établir un axe Nord-Sud, et les Français un autre, Ouest-Est. Elle a atteint son paroxysme avec l’affaire de Fachoda en 1898. L’Entente cordiale a calmé le jeu en 1904. Mais a-t-elle définitivement enterré la rivalité entre les deux pays qui se sont régulièrement fait la guerre depuis Jeanne d’Arc ?
Il subsiste encore dans les provinces du sud-ouest et du nord-ouest du Cameroun quelque chose de l’héritage de la brève période coloniale britannique : un sens de l’identité et de la différence. À en croire George Nyamndi, candidat malheureux à la présidentielle de 2004 et professeur d’anglais à l’université de Buea, « ici, les populations sont fières d’avoir un style de vie différent de la majorité de leurs compatriotes francophones. Surtout dans des domaines comme l’éducation, la culture et la langue. Elles cultivent et défendent cette différence. »
Les oppositions entre Camerounais anglophones et francophones sont multiples. Charlie Niba, un pharmacien de Bamenda, cite l’exemple du mariage. « À nous, anglophones, dit-il, l’idée ne nous viendrait même pas de demander la main d’une fille sans avoir déjà notre propre maison. Ce qui est le dernier souci de nos compatriotes francophones. Mieux, nous nous préoccupons de l’ascendance du marié et de la mariée pour éviter toute consanguinité. Ce dont les francophones ne se préoccupent guère. » Bien que la musique congolaise ou ivoirienne soit encore en vogue, la population a plutôt tendance à se tourner vers « Nollywood », les films populaires pour la plupart tournés au Nigeria.
Autre différence : le rapport au travail. Les Camerounais anglophones se disent bosseurs. Ils prétendent aussi fournir l’essentiel des produits alimentaires au reste du pays, même si la terre y est moins fertile que dans les environs de Yaoundé ou de Douala et même s’il n’y a qu’une saison des pluies qui démarre vers la mi-avril, au lieu de trois. Franck Pember, un missionnaire connu dans les villages autour de Bafut, témoigne : « J’ai souvent vu des hommes de la province du Nord-Ouest aller travailler ailleurs dans le pays. Ils ont une réputation de durs à la peine, plus que partout ailleurs, ils ne rechignent pas devant le boulot. »
Cette rivalité anglophones-francophones est-elle saine ? Une certaine lassitude gagne en tout cas les habitants du Sud-Ouest. Ainsi Francis Waché, éditeur du journal The Post : « Nous avons eu recours à toutes les méthodes légales, dit-il, aux manifestations pacifiques, à l’insurrection armée, nous avons tenté le dialogue, nous avons tout essayé, mais nous ne sommes arrivés à rien. » Mais selon Deborah Johnson-Ross, une Américaine professeur de sciences politiques et d’histoire à l’université de Buea, les étudiants ne se passionnent toujours pas pour un changement effectif dans le pays. « Bien qu’ils me demandent de rester au Cameroun et d’y ouvrir une école, explique-t-elle, eux ne rêvent que de quitter le pays. Mais qui va changer quoi que ce soit sinon eux ? »
Voilà qui traduit un certain manque de confiance. Orock Emmanuel Eta, un étudiant en comptabilité à l’université de Buea, est persuadé que dans la partie francophone du pays les enfants sont pris en main plus tôt. « Les étudiants francophones, estime-t-il, connaissent mieux les filières, les études à suivre, et sont encouragés. Rien de tel chez nous. Résultat : la plupart finissent dans les plantations. »
La façon dont les anglophones se sentent traités par leurs compatriotes francophones n’est pas non plus sans impact sur leurs comportements. Pour s’en rendre compte, il suffit de faire de nuit les six heures de voyage, de Buea à Bamenda, la capitale de la province du Nord-Ouest, et de traverser les multiples check-points militaires qui jalonnent la route. Le policier ou le soldat de garde vous demandent systématiquement vos pièces d’identité. Et, parfois, un peu d’argent est réclamé pour d’imaginaires infractions. Pour George Nyamndi, c’est une question de volonté politique : « Il ne faut pas oublier que ce pays est entre les mains d’une administration essentiellement francophone, extrêmement centralisée. Yaoundé est le centre névralgique du pays, toutes les décisions y sont prises par des gens qui sont loin de connaître nos réalités. Les routes entre nos villages ne sont praticables qu’une partie de l’année – ce n’est pas le moindre de nos problèmes. On avait des infrastructures avant – un aéroport à Tiko, un port à Limbé. »
L’ouest du Cameroun a connu ses moments de gloire au début des années 1990, quand le marasme s’est installé après la mise en place des programmes d’ajustement structurel qui servent de munitions au tout nouveau Social Democratic Front (SDF) lancé par le libraire John Fru Ndi. Il suffit de prononcer son nom à Bamenda pour être sûr d’être accueilli par un sourire. Il s’est fait connaître, le 26 mai 1990, lors des émeutes qui ont suivi la tentative de lancement du SDF et fait six morts. Quelques années plus tard, le parti a pris une envergure nationale, bénéficiant du mécontentement des populations déçues par les mesures prises par le Fonds monétaire international (FMI). Le fait que Fru Ndi ait pu s’allier aux Bamilékés, transcendant ainsi le traditionnel clivage anglophones-francophones, a été en soi une performance. Certains prétendent que c’est grâce à l’activisme du SDF que le mouvement vers la démocratie multipartite a été enclenché, le 1er mars 1992. Même si le refus de Fru Ndi de participer aux législatives de cette année-là a été perçu comme une grave erreur, jamais le Chairman n’a été aussi populaire qu’à ce moment-là. Ses partisans sont même allés jusqu’à soutenir que leur champion avait remporté la présidentielle de 1992.
Depuis, la capacité du SDF à se projeter au-delà de sa sphère naturelle d’influence s’est limitée. À en croire Waché, « ce n’est pas tellement par manque de causes à défendre que par manque d’un leadership politique capable de mener campagne autour de ces causes ». Le virus de la division est passé par là, avec Clement Ngwasiri, un vieux militant du parti, un rival de Fru Ndi. Il n’est pas, en outre, à l’aise en français, ce qui – le régime ne se prive pas de le souligner – n’est pas du meilleur effet pour un homme politique qui aspire à diriger un pays bilingue. Le Chairman conteste, bien sûr, la perte d’influence de sa formation : « Nous avons organisé plus de meetings et rassemblé plus de monde que n’importe lequel des partis en lice à la présidentielle de 2004. »
La façon dont Fru Ndi s’est retiré de la Coalition pour la réconciliation nationale et la reconstruction (CRRN) a été incontestablement un faux pas. Néanmoins, il s’obstine : « Je ne crois pas en la sécession. Si c’était le cas, j’en aurais fait depuis longtemps mon cheval de bataille. » Bien plus radical que le SDF, le Conseil national du Cameroun du Sud (SCNC) a été jusqu’à proclamer l’indépendance de la province le 30 décembre 1999, après s’être emparé d’une station de radio à Buea. Nombre de ses dirigeants ont été arrêtés et mis en prison. Le 13 mars dernier, certains ont été libérés, dont Nfor Ngala Nfor.
Pour la majorité des Camerounais, et malgré leurs différences, le bilinguisme du pays a aussi ses avantages. Ce n’est pas un secret : la plupart des produits qui se vendent bien dans un pays bilingue doivent bénéficier d’une campagne de publicité dans les deux langues. Les Camerounais le savent. Ils font preuve d’une réelle inventivité linguistique : « Guinness, il y a du greatness dans chaque goutte. » Cette disposition naturelle à pratiquer les deux langues est d’ailleurs un des trésors mal exploités du Cameroun. Dans une Afrique qui aspire à l’intégration régionale, la création de marchés qui faisaient fi des différences linguistiques est un atout. Les entreprises sud-africaines cherchent à investir en Afrique francophone, tout comme les nigérianes. À l’aise dans la langue de Molière comme dans celle de Shakespeare, les Camerounais ont une place de choix à prendre dans cette nouvelle dynamique. Ils ont déjà inventé le « franglais », très à la mode chez les jeunes.
Le regain d’intérêt des États-Unis pour le Cameroun renforce cette tendance. L’ambassadeur américain est présent sur tous les fronts à Yaoundé. Ses positions bien connues sur la corruption font froncer des sourcils dans la capitale. Avec une toute nouvelle ambassade en construction, une chambre de commerce américano-camerounaise, AES-Sonel et le consortium pétrolier Cocto, qui gère le terminal de Kribi, les Américains ne cachent pas leur volonté d’être présents dans le golfe de Guinée. Ils font tout pour éviter les scénarios angolais ou tchadien, où les compagnies chinoises essayent de leur damer le pion dans le secteur des hydrocarbures. Leur présence au Cameroun leur permet également d’être proches de leur principal fournisseur en Afrique : le Nigeria.
Les relations de ce dernier avec le Cameroun ne sont pas toujours faciles. Les deux pays se sont disputé des années durant la souveraineté sur la presqu’île de Bakassi. Mais l’instabilité que connaît souvent le grand voisin conduit les francophones – peut-être un peu rapidement, mais de manière compréhensible – à faire le lien entre le danger venu du Nigeria et leurs compatriotes anglophones de l’Ouest. La guerre du Biafra, de 1967 à 1970, a également entretenu ce sentiment. Des documents des services secrets britanniques rendus publics en 2000 montrent que cette guerre civile faisait partie d’une rivalité plus large, entre Anglais, Français et Soviétiques.
Anglophones et francophones ont-ils définitivement oublié Jeanne d’Arc et Fachoda ? La montée en puissance de l’Asie sur le continent pourrait bien amener les « frères ennemis » à se donner de nouveau la main

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