Cinquante ans à couper le souffle

Le père de « Soul Makossa » fête son demi-siècle de musique. Et sort un album de jazz en hommage à La Nouvelle-Orléans, berceau de la musique afro-américaine.

Publié le 26 mars 2007 Lecture : 5 minutes.

A 74 ans, Manu Dibango est increvable. Le 20 mars, au Casino de Paris, le célèbre saxophoniste camerounais fêtait ses cinquante ans de carrière. Avant d’entreprendre aussitôt après une tournée à travers la France pour célébrer l’événement et faire découvrir son nouvel opus – le premier depuis dix ans. Dans les bacs depuis le 8 mars, Manu joue Sidney Bechet est un album entièrement jazz, un hommage à la culture noire et à un « monde disparu ». Un lamento sur les décombres d’une ville-symbole, La Nouvelle-Orléans.
De retour d’un voyage aux États-Unis, dans la région dévastée par le cyclone Katrina, Manu est consterné : « Ils sont en train de transférer toute la population à Baton Rouge. » Pas question de laisser mourir dans les curs la ville de Louis Armstrong, Al Green, Fats Domino, Truman Capote et Sidney Bechet ! Avec le nomadisme musical qu’on lui connaît, Manu reprend quatorze titres parmi ceux qui ont fait le succès de cet Africain-Américain né en 1897 à La Nouvelle Orléans et virtuose du saxophone soprano.
Invité en 1952 au Festival Jazz de Paris, à la prestigieuse salle Pleyel, Bechet finit par s’installer en France, où il disait se sentir plus près de l’Afrique. Quasi inconnu aux États-Unis, il devint l’un des expatriés américains les plus célèbres à l’image de la chanteuse Joséphine Baker et des écrivains Richard Wright, James Baldwin ou Chester Himes. Incapable de lire la moindre partition, ce compositeur prolifique inspira pourtant de brillants artistes tels que John Coltrane ou Branford Marsalis. Décédé en France en 1959, il est enterré au cimetière parisien du Père Lachaise. Si Manu Dibango joue du Bechet et le remet au goût du jour, c’est aussi parce que, au fil de cinquante années de réalisations artistiques, le père de « Soul Makossa » a atteint un degré d’accomplissement musical difficile à surpasser. Par le passé, il avait déjà réalisé, dans le même registre, l’album Négropolitaines (1990) où il reprend des morceaux d’anthologie de la musique africaine tels que « Pata pata » de Myriam Makeba et « Indépendance cha cha » du grand Kallé.
Nominé à l’édition 2007 des Victoires de la musique pour la bande originale de Kirikou et les bêtes sauvages de Michel Ocelot (dont on verra bientôt la comédie musicale), les notes de son saxophone alto résonneront aussi au Palais des festivals de Cannes cette année, où le film a été sélectionné. Ses incursions dans le septième art, il les enchaîne depuis Les tam-tams se sont tus, de Philippe Mory (1971), jusqu’au film du Québécois Jacques W. Benoît, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1989). Président d’honneur du dernier Fespaco, Manu Dibango savoure la considération que le continent de ses origines lui témoigne. « J’ai été chef d’orchestre de la Radiotélévision ivoirienne, à l’invitation d’Houphouët. Plus récemment, le président Wade m’a invité au prochain Festival des arts nègres. C’est un honneur. » La France aussi l’a adopté : le 14 mars 1986, il reçoit la médaille des Arts et des Lettres des mains de Jack Lang alors ministre de la Culture. En 1988, il est applaudi au festival des Francofolies de La Rochelle. Sur scène, il invite des grosses pointures comme Paul Personne, Maxime Le Forestier, mais aussi des inconnus qui vont créer l’événement… le groupe déjanté camerounais Les têtes brûlées.
Manu n’a pas oublié d’où il vient. Lui qui a débarqué dans la commune française de Saint-Calais en 1949 avec sa valise d’étudiant en carton et des ambitions de futur fonctionnaire. Quelques cours de musique plus tard et au grand dam de son père, le voilà saltimbanque. Dès lors, il ne se lasse pas d’écumer les scènes francophones d’Afrique, les salles de spectacle de France et de Belgique. De son héritage familial, il privilégie la part maternelle au détriment du rigorisme protestant de son père ; sa mère dirigeait une chorale gospel très appréciée dans les églises de Douala (Cameroun).
Le musicien débutant souhaite apprendre les ficelles de la musique africaine. L’immense artiste zaïrois Joseph Kabasele lui met le pied à l’étrier. Dick Rivers, qu’il rencontre peu après, l’immerge dans le rock et le twist des années yé-yé. Nino Ferrer, séduit à son tour, l’embauche comme pianiste avant de découvrir – et révéler – le saxophoniste de talent. Cette variété de compagnonnages va inspirer au jeune artiste la world music, mâtinée au début de makossa camerounais, de rumba congolaise, de jazz et de soul africaine-américaine. Avec le temps, sa musique s’est métissée et enrichie d’autres influences.
De ces débuts ouverts à toutes les sonorités, Manu a acquis la capacité de s’adapter à toutes les nouvelles tendances. Il s’est familiarisé au hip-hop, s’est frotté au m’balax du sénégalais Youssou Ndour, s’est imprégné de l’imaginaire du griot mandingue Salif Keita, a travaillé avec le trompettiste sud-africain Hugh Masekela et, très souvent, en présence de son ami de toujours, le Congolais Ray Lema. Les années passent, albums et concerts s’enchaînent, indémodables. Dans le fleuve tourmenté de la création musicale, aucun courant n’a réussi à emporter l’inoxydable saxophoniste au rire guttural si particulier. Il surfe sur les nouvelles tendances et finit toujours par retomber sur ses pieds.
Cet artiste qui se définit comme afro-européen se montre concerné par les problèmes de son époque. Il est à l’avant-garde de plusieurs combats. Présent lors du lancement du Conseil représentatif des associations noires (Cran), il affirme toutefois ne pas en être membre. « J’y suis allé comme invité et aussi par devoir en tant que doyen des Africains en France. Je fais partie de tout et de rien. J’ai observé leurs débuts et j’attends que l’équipe qui dirige l’association fasse ses preuves. » À la demande des autorités camerounaises, Manu Dibango a piloté un projet de mise en place d’une société civile de droits d’auteur et d’une mutuelle pour les artistes de son pays d’origine. Miné par le piratage, l’absence de financement, et les mauvaises conditions de vie des artistes, l’art se porte mal au Cameroun. S’il décide de s’engager ainsi, c’est « parce qu’il faut aussi nourrir l’Afrique cérébrale avec une production artistique de qualité ». Mais l’expérience a tourné court : « Les artistes voulaient qu’on leur verse de l’argent tout de suite, explique-t-il. Personne n’a voulu sacrifier le présent pour un avenir meilleur. C’est la dictature de l’immédiateté. »
Incompris par une partie de ses pairs, Manu choisit de se retirer du projet. Même s’il a été peiné par ce ratage, il assure n’avoir aucun regret. Lui qui s’est toujours tenu à l’écart des convulsions politiques du continent a fini par s’y laisser piéger. Par médias interposés, certains en ont profité pour lui dire tout le mal qu’ils en pensaient. « Je revendique ma part de naïveté. L’utopie est nécessaire à l’imaginaire », conclut-il, avant de partir de son éclat de rire habituel.

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