Christophe de Margerie

Après un parcours exemplaire, le directeur général de Total a maille à partir avec la justice. Dernier épisode : des commissions occultes versées en Iran.

Publié le 26 mars 2007 Lecture : 5 minutes.

Ce nouveau rendez-vous avec la justice était inéluctable. Et pourtant, Total a fait comme si. Comme si de rien n’était. Comme si Christophe de Margerie, déjà inquiété pour le versement présumé de commissions occultes en Irak et désigné à la tête du groupe le 13 février, pouvait échapper au juge d’instruction Philippe Courroye, en charge de plusieurs dossiers de corruption impliquant ce « géant du brut ». Funeste erreur d’appréciation. Quatrième société pétrolière mondiale, championne en France du CAC 40 avec des profits records de 12,6 milliards d’euros en 2006, première capitalisation boursière sur la zone euro (environ 120 milliards d’euros), Total possède tous les attributs de la toute-puissance. Son patron, beaucoup moins. De quoi agacer les milieux d’affaires, qui détestent faire la une des pages judiciaires.

Convoqué le 21 mars par les policiers de la Brigade de répression de la délinquance économique, « Big Moustache », comme le surnomment ses collaborateurs, a été aussitôt placé en garde à vue. Déféré le lendemain au pôle financier du palais de justice de Paris, il est mis en examen pour « corruption et abus de biens sociaux » par le juge Courroye après trois heures d’audition. Laissé en liberté, il se trouve aujourd’hui sous contrôle judiciaire. L’enquête ouverte en décembre dernier concerne un contrat signé en 1997 par Total avec la société pétrolière nationale iranienne Nioc pour l’exploitation du gigantesque champ gazier appelé South Pars. Pour l’occasion, les Français s’étaient associés au géant russe Gazprom et au pétrolier malaisien Petronas. Des fonds estimés à 60 millions d’euros auraient transité sur deux comptes en Suisse avant d’être versés à des décideurs iraniens, entre 1996 et 2003. Le fils de l’ancien président iranien, Ali Akbar Hachémi Rafsandjani, ferait partie des bénéficiaires. Une partie de cette somme a été bloquée par les autorités helvétiques. Margerie était directeur général Moyen-Orient à l’époque des faits. Dans un communiqué, le groupe l’assure de « sa complète solidarité », réaffirmant que « les accords ont été signés dans le respect de la loi, [] et ce quelles que soient la difficulté et la complexité des métiers du pétrole ».

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Question contrats tortueux aux multiples avenants et clauses confidentielles, ce fils de bonne famille âgé de 55 ans en connaît un rayon. Diplômé de l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP) en 1974, il entre aussitôt chez Total. Par commodité, dirait-on, puisque les bureaux de l’ancienne Compagnie française des pétroles (CFP) étaient proches de son domicile, dans les beaux quartiers parisiens. Par goût de l’aventure aussi, car ce jeune homme qui rêvait d’être pilote de course automobile « voulait vraiment en découdre avec la vie active ». Et le plus vite possible. Son père, Pierre-Alain Jacquin de Margerie, a dirigé la société devenue la première compagnie d’assurances française Axa. Il pouvait suivre cette voie toute tracée et gérer les fortunes d’un monde fermé dont il connaît les codes. Petit fils, du côté maternel, de Pierre Taittinger, fondateur de l’empire éponyme, il aurait pu continuer à trinquer dans les beaux hôtels et engranger de confortables dividendes. Finalement, les odeurs d’hydrocarbures et les rencontres sous la tente étaient plus excitantes. Ce sulfureux cocktail où se mêlent business, politique, et diplomatie pouvait légitimement séduire ce fervent lecteur de Jules Verne. Voyageur infatigable, il sera gâté.
Christophe de Margerie a gravi tous les échelons, avec talent. Doué d’une force de travail qui impressionne ses plus proches collaborateurs, l’homme dort peu, dévore avec décontraction d’épais dossiers et encaisse sans broncher les décalages horaires. Derrière le personnage débonnaire, tutoiement facile et sens de l’humour ravageur, ce négociateur hors pair a des qualités manuvrières reconnues. Curieux de nature, il s’intéresse aux autres cultures et n’a jamais sombré dans l’arrogance de l’homme d’affaires occidental parti à la conquête de l’or noir dans le golfe Persique. Grâce à son sens de l’écoute et du dialogue, il comprend très vite les attentes de ses interlocuteurs, explique enfin, admiratif, son prédécesseur Thierry Desmarets. Cette aisance pour nouer contact et susciter une relation complice lui a permis de constituer un prestigieux carnet d’adresses. Autant d’atouts qui ont accéléré sa carrière. Après avoir pris les rênes de l’entreprise, Desmarets lui confie en 1995 les plus belles réserves de pétrole et de gaz de la compagnie, au Moyen-Orient. Sept ans plus tard, sur la lancée des fusions successives avec Petrofina et Elf, il contrôle l’ensemble de la division exploration-production. En 2003, son patron lui remet la légion d’honneur. La messe est dite. Le numéro deux est le dauphin désigné, mais les ennuis avaient déjà commencé.
Total est dans le collimateur de la justice depuis 2002. Après quatre années d’investigation, Margerie et plusieurs autres dirigeants de la major sont finalement mis en examen, le 19 octobre 2006, pour « complicité d’abus de biens sociaux et de corruption d’agents publics étrangers » dans le cadre de l’affaire « Pétrole contre nourriture » en Irak. La justice française soupçonne le groupe d’avoir rémunéré des intermédiaires pour s’approvisionner en brut malgré l’embargo imposé au pays entre 1996 et 2003. Le juge Courroye n’exclut pas que des Français aient touché des commissions pour des missions de bons offices. Victime collatérale de la raison d’État, ce dossier pourrait bien moisir dans les cartons, mais cette accumulation de suspicions et de gardes à vue risque fort de compliquer la tâche du nouveau dirigeant. D’autant que la liste des procédures actuellement en cours visant sa compagnie connaît un troisième volet qui conduit au Cameroun.

L’enquête préliminaire a été ouverte le 8 janvier par le parquet de Paris. Tout est parti d’une dénonciation de Tracfin, la cellule anti-blanchiment du ministère français de l’Économie et des Finances qui a mis au jour des mouvements de fonds entre Total et la Société de trading et d’exploration de pétrole brut et de produits pétroliers (Tradex), filiale de la Société nationale des hydrocarbures du Cameroun (SNH). Pour l’instant, aucune mise en examen n’a été prononcée et Margerie ne semble pas être en première ligne sur les affaires africaines. Il n’empêche, l’homme est malmené. Les actionnaires qui avaient décidé de lui accorder leur confiance, envers et contre tout, continueront-ils à le suivre ?

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