Que peut faire l’armée ?

Même si leur destin semble lié au sien, les chefs militaires n’ont pas signé une assurance vie au président Conté. Les syndicats, appuyés par la population, ne l’ignorent pas. Et continuent d’exiger la nomination d’un Premier ministre doté de réels pouvoi

Publié le 27 février 2007 Lecture : 7 minutes.

La scène est cocasse mais éloquente. Elle se déroule le 22 janvier, au crépuscule. Alors que Conakry sort d’une sanglante journée, au cours de laquelle des dizaines de manifestants sont tombés sous les balles des forces de l’ordre, un cortège léger encadrant un énorme 8×8 noir de marque Nissan Pathfinder quitte le camp Samory-Touré, au centre-ville de la capitale, fend une route déserte en direction d’Alpha-Yaya-Diallo, l’autre grande garnison à l’autre bout de la ville, à Matoto. À bord du véhicule ont pris place le chef de l’État, Lansana Conté, le chef d’état-major de l’armée, Kerfalla Camara, et son adjoint, Arafan Camara. Le cortège observe quelques arrêts, le temps que Kerfalla Camara lui-même descende du véhicule pour dégager des pneus brûlés et autres barricades érigées sur la chaussée par les manifestants.
Arrivé à destination, Conté s’enferme avec les chefs de son armée et la dizaine d’officiers supérieurs du camp Alpha-Yaya. Sans détour, il leur lance, en substance : « Nous ne pouvons plus reculer. Avec tous les morts qu’il y a eus aujourd’hui, le premier opposant qui viendra si le pouvoir tombe va commencer par vous traduire en justice. L’armée doit rester à la tête de ce pays. Sinon, vous pouvez dire adieu à tous vos privilèges. Moi, j’en ai fini. Accompagnez-moi pour le reste du chemin. Si vous commettez l’erreur de me lâcher, la communauté internationale va vous imposer de remettre le pouvoir à un civil et ce sera le début du calvaire. »
Toute la méthode Conté pour s’assurer de la fidélité de l’armée est là, résumée dans cette conversation, savant mélange du bâton et de la carotte. Le chef de l’État guinéen, général dans une autre vie, a réussi à convaincre ses ex-frères d’armes que leur destin est intimement lié au sien. N’ayant jamais lésiné sur les moyens pour les mettre à l’aise, il leur martèle que sa chute signifie la fin de leurs privilèges, et un saut dans l’inconnu. Dans un pays où la corruption des élites, l’isolement économique et l’inflation appauvrissent chaque jour davantage une population à bout de souffle, l’armée continue, elle, de bénéficier d’approvisionnements en denrées de première nécessité (riz, huile, sucre…) comme à l’époque du régime collectiviste d’Ahmed Sékou Touré.
Si les militaires « mangent », tous ne le font pas de la même manière de haut en bas de la hiérarchie. Les hommes du rang subissent les contrecoups de la crise économique, voient leurs soldes laminées par l’inflation en dépit des efforts du pouvoir pour les revaloriser, tandis que les haut gradés s’enrichissent chaque jour un peu plus. La source de leur ascension fulgurante est connue : « le riz de l’armée ». Véritable pompe à fric, cette appellation passe-partout qu’aucun ministre des Finances ni le moindre fonctionnaire du Budget n’ose discuter ni même commenter justifie de récurrents et importants décaissements du Trésor public.
Libéré en liquide, jamais comptabilisé de façon exacte dans le budget (officiellement pour des raisons de secret-défense), ce flux financier (qui oscille selon les ans entre 30 et 40 millions de dollars) irrigue l’état-major, bien sûr, mais également la famille présidentielle et les hommes d’affaires successifs que Conté a décidé d’enrichir. D’Alpha Amadou Diallo à Alsény Barry, en passant par Guelguédji, ce n’est pas un hasard si, depuis 1984, la première fortune du pays coïncide toujours avec le fournisseur du moment du « riz de l’armée ». Un seul ministre des Finances, le tout-puissant Ibrahima Kassory Fofana, a tenté de mettre de l’ordre dans cette nébuleuse. Cette témérité, entre autres, lui a valu son poste, en janvier 2000. Lansana Conté n’accepte aucun grain de sable dans cette mécanique bien huilée qui lui permet d’acheter l’allégeance des chefs de l’armée. Exerçant lui-même directement les fonctions de ministre de la Défense depuis la mutinerie des 2 et 3 février 1996, Conté veille en personne sur les troupes, le seul secteur de l’État qui le préoccupe vraiment.
Mais l’argent n’est pas l’unique arme entre les mains du numéro un guinéen. À force de purges, de répressions de civils comme de tentatives de complots, nombre de gradés ont aujourd’hui les mains tachées de sang. Et ont donc autant intérêt que Conté au maintien du statu quo. D’autant qu’après la sauvage répression de « la grève générale et illimitée » (bilan : au moins 112 morts et des centaines de blessés), l’Union africaine et des organisations de défense des droits de l’homme ont commencé à réclamer le jugement des auteurs et commanditaires des tueries. La psychose d’une poursuite des coupables par la Cour pénale internationale, ouvertement évoquée, va davantage motiver les « suspects » pour assurer la survie du régime.
Mais l’armée, comme les intérêts qui la traversent, est loin d’être homogène. Elle est en proie aux divisions ethniques et aux antagonismes entre générations qui secouent le reste de la société. Aux anciens « tirailleurs sénégalais » toujours aux commandes s’opposent les jeunes officiers issus d’écoles militaires aussi prestigieuses que Saint-Cyr et Pittsburg. Si les premiers, présents pour certains depuis la création de l’armée guinéenne, le 1er novembre 1958, cumulent grades, argent et responsabilités, les seconds, affectés à des postes non opérationnels, sont suspectés, surveillés et arrêtés au fil des récurrents vrais-faux complots. Lansana Conté a toujours su jouer de ces rivalités pour mieux régner.
Un an à peine après son arrivée au pouvoir, il a profité de la tentative de coup d’État du colonel Diarra Traoré, le 4 juillet 1985, pour passer par les armes les hauts officiers malinkés les plus influents. À la faveur de la mutinerie des 2 et 3 février 1996, une cinquantaine de jeunes officiers, parmi les plus brillants, ont été arrêtés, jugés et condamnés à de lourdes peines de prison. Sont de la fournée trois éléments qui faisaient particulièrement peur au chef de l’État : les experts en armement lourd et en technologie militaire Yaya Sow et Kader Doumbouya, ainsi que le commandant Gbago Zoumanigui, membre du Comité militaire de redressement national (CMRN) qui a porté Conté au pouvoir le 3 avril 1984.
Les purges n’ont jamais cessé d’exclure des rangs les éléments bien formés, populaires ou réputés peu dociles, de façon à ne laisser subsister que des béni-oui-oui. Le 26 novembre 2003, sous une accusation fantaisiste de complot, des dizaines d’officiers, issus pour la plupart de la très redoutée 4e promotion de l’École militaire interarmes (formée par des instructeurs français et sortie en 1993), sont passés à la trappe. Signe de la permanente chasse aux sorcières : les brimades (emprisonnements, perquisitions, coupes de salaires…) imposées depuis 2004 à l’ex-chef d’état-major adjoint de l’armée de terre, le brillant et très populaire colonel Mamadouba Camara, alias Toto, formé à Saint-Cyr et à l’Institut de défense nationale, à Paris.
Pour parachever son emprise sur les troupes, Conté a orchestré le 4 novembre 2005 une purge jamais connue par une armée au monde : mettre en un jour à la retraite de façon discrétionnaire 1 872 officiers, sous-officiers et soldats du rang (soit près du dixième des effectifs évalués à 20 000 hommes). Parmi les limogés de fait : le général Mamadou Baïlo Diallo, chef d’état-major de l’armée de terre ; le général Abdourahmane Diallo, secrétaire général de la sécurité intérieure ; et le colonel Mamadou Baldé, inspecteur général des forces armées, tous trois peuls. De source proche du renseignement militaire, leur disgrâce est intervenue à un moment où le Soussou Kerfalla Camara, issu de la même ethnie que Lansana Conté, nourrissait de graves soupçons sur ses collaborateurs originaires de la Moyenne-Guinée.
Nettoyée, débarrassée de ses éléments les mieux formés, expurgée de ses hommes de cran, l’armée guinéenne est en outre désarmée depuis le lendemain de la mutinerie des 2 et 3 février 1996. Ses rares éléments désireux d’agir n’ont pas les moyens de leurs ambitions. Les clés de la poudrière du P40, au pied du mont Kakoulima, à 40 km de Conakry, sont gardées par Conté lui-même en un lieu connu de son seul chef d’état-major. L’unique unité qui détient des armes légères fonctionnelles et des munitions est le Bataillon autonome de la sécurité présidentielle (Basp).
Faut-il pour autant baisser pavillon et laisser Conté au pouvoir ad vitam aeternam, avec la complicité de la Grande Muette ? Rien n’est moins sûr. Le 12 février, quand la « grève générale et illimitée » a repris, des kalachnikovs et autres fusils d’assaut sans munition ont disparu du camp Alpha-Yaya. Après avoir placé cette caserne sous haute surveillance, Kerfalla Camara procède depuis à de discrètes arrestations parmi les jeunes soldats qui y résident. Preuve que le régime de Lansana Conté n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise des hommes en armes. Et que le soutien qu’ils lui ont jusque-là accordé peut lui faire défaut à tout moment.

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