Abdellatif Chatri

Combien coûte à chaque pays maghrébin, en termes de croissance, l’échec de l’intégration régionale ? Un jeune économiste marocain s’efforce de l’évaluer. Et d’esquisser des solutions.

Publié le 27 février 2007 Lecture : 9 minutes.

C’était à la mi-janvier, à Tunis, à l’occasion d’un forum d’intellectuels maghrébins organisé par la Fondation Temimi, un mois avant la célébration de la création de l’Union du Maghreb arabe (UMA), en 1989. À peine Abdellatif Chatri (30 ans) avait-il achevé son intervention que deux alertes septuagénaires se sont précipités vers lui pour le féliciter. Le geste a ému tous les participants. Mustapha Filali et Chedli Ayari, en effet, ne sont pas n’importe qui : professeurs d’université, ils sont l’un et l’autre d’anciens ministres d’Habib Bourguiba et des vétérans de la cause maghrébine. Ayant informé leur jeune collègue marocain de leur intention de créer un groupe de chercheurs afin d’entreprendre des études « sérieuses » sur le Maghreb, ils lui ont proposé d’en faire partie – ce qu’il a aussitôt accepté.
Chercheur en économie à l’université Mohammed-V de Rabat, Chatri a travaillé en tant qu’expert dans le cadre de l’initiative du Fonds monétaire international (FMI) en faveur de l’intégration maghrébine. Bien qu’il s’exprime ici à titre personnel, il est aussi chargé d’études à la direction du Trésor et des finances extérieures (pôle macroéconomie) au ministère marocain des Finances et de la Privatisation. Interview.

Jeune Afrique : La rationalité économique que vous invoquez pour justifier la construction du Maghreb existe-t-elle vraiment ?
Abdellatif Chatri : Absolument. La construction du Maghreb n’a de sens que parce qu’elle est légitimée par une certaine rationalité économique, et non pas seulement parce que les pays qui le composent présentent des traits communs. L’Europe n’a qu’un seul point commun, la démocratie, mais il a été suffisant pour parvenir à un stade avancé d’intégration. La construction maghrébine ne doit pas se fonder uniquement sur une lecture émotionnelle du passé ou sur un historicisme anachronique, mais faire passer en premier la recherche d’intérêts communs, seule à même de déboucher sur la prospérité matérielle. Gardons-nous d’aller à rebours de l’Histoire. Aujourd’hui, tout choix de développement économique fondé sur le repli sur soi est synonyme d’exclusion. Il va de soi qu’un marché de 83 millions de personnes offre davantage de possibilités qu’un marché national pris individuellement. Et que l’approfondissement de la coopération et des échanges est de nature à aider les pays du Maghreb à améliorer leurs perspectives de croissance.

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Y a-t-il des potentialités ?
Oui, il y a d’énormes potentialités inexploitées. Pour ne prendre qu’un exemple, pourquoi les Algériens achètent-ils massivement des produits textiles en Turquie, en Chine ou en Espagne, et très peu au Maroc et en Tunisie (entre 0,8 % et 0,9 % des importations), qui sont pourtant des pays exportateurs ? On pourrait faire la même démonstration pour tous les produits, évoquer l’insuffisance des recettes voyages, l’absence d’investissements directs ou de prêts bancaires…

Parlons chiffres
Toutes les études sur la question montrent que le potentiel des échanges intrazones est de l’ordre de 20 %, soit dix fois plus qu’actuellement. Bien entendu, ce potentiel varie d’un pays à l’autre. Le volume des échanges pourrait par exemple être multiplié par treize en Mauritanie et par huit en Tunisie. Ce dernier pays est, à l’heure actuelle, le plus dynamique : il réalise plus de 5 % de ses échanges avec ses voisins maghrébins.

Existe-t-il une estimation du gain net possible en matière de croissance ?
Un tel gain est difficilement quantifiable. Mais tout le monde, je pense, serait d’accord pour dire que plus le processus d’intégration sera bloqué, plus grandes seront les pertes pour les pays maghrébins, notamment en termes de création d’emplois. Prenons simplement deux indicateurs.
L’indice de complémentarité dans la région oscille entre 15 % et 21 %. Or il existe une étroite relation entre celui-ci et le taux de commerce intrarégional. L’indice de complémentarité au sein de l’Union européenne est d’environ 53 %, alors que le volume des échanges dépasse 67 %. Celui du Mercosur [Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay] est inférieur à celui de l’UMA, alors que le niveau des échanges dans la zone avoisine 20 %. Il est donc profondément anormal qu’avec un indice de complémentarité de 21 %, le commerce au sein de l’UMA demeure à 2 %
Envisageons à présent les échanges intrabranches. Les pays maghrébins, c’est vrai, souffrent d’une trop grande similarité en ce qui concerne leurs structures de production et d’exportation, mais l’obstacle n’est pas insurmontable. Cet indice varie au sein de l’UMA entre 11 % et 37 %, alors qu’il est de 99 % au sein de l’UE. Il y a toutefois lieu de se réjouir que le Maroc et la Tunisie développent une proportion non négligeable (50 %) d’échanges bilatéraux de produits de qualité analogue, mais classés dans des catégories différentes. Cet effort reste, au demeurant, perfectible.
S’agissant du gain en termes de pourcentage du PIB, l’exercice est beaucoup plus périlleux, car il requiert, outre l’existence d’un cadre d’analyse robuste, la prise en compte de différents paramètres, notamment le coût d’opportunité lié à la réorientation des échanges, ainsi que les retombées macroéconomiques d’une meilleure intégration régionale. À ma connaissance, selon les mesures les plus prudentes, le gain serait compris entre 2 et 3 points de PIB. En 2003, le ministère des Finances marocain a estimé le gain net à 4,6 milliards de dollars, sous l’effet conjugué du renforcement des échanges, et de son corollaire : une meilleure attractivité des investissements directs étrangers (IDE). Le gâchis est donc immense.
Il est aujourd’hui très important de multiplier les travaux de quantification du « coût du non-Maghreb », ne serait-ce que pour augmenter la pression sur les décideurs politiques. Il serait, par exemple, hautement souhaitable que le secrétariat général de l’UMA s’implique davantage dans ce genre d’exercice, comme le fit la Commission européenne autour de 1985.

Quelles leçons tirez-vous des expériences menées par d’autres regroupements régionaux, comme la SADC, le Mercosur ou l’Asean ?
Le commerce intrazone au sein de l’UMA ne dépasse pas, on l’a vu, 2 % du total des échanges. C’est le taux le plus faible au monde. À titre de comparaison, il avoisine 30 % au sein de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), après avoir augmenté de près de quatre fois en cinq ans. Le Mercosur est un regroupement entre pays du Sud sous la conduite d’une « locomotive », le Brésil en l’occurrence. L’Asean (Association des pays du Sud-Est asiatique) est beaucoup plus homogène et n’a pas de « locomotive ». Pourtant, au sein de l’un et l’autre de ces regroupements, le volume d’échanges est d’environ 20 %, ce qui correspond au volume-cible de l’UMA.
Bien que le Mercosur et l’Asean soient confrontés aux mêmes difficultés structurelles que l’UMA, notamment le faible degré de complémentarité de leurs membres, ils ont réussi une intégration vertueuse qui dépasse le volet commercial pour incarner un vrai projet de développement régional.
Aucun modèle n’est certes entièrement exportable, mais il me semble qu’au moins deux enseignements majeurs peuvent être tirés de ces expériences :
– Il n’y a pas d’incompatibilité entre la croissance des échanges intrarégionaux et l’ouverture au reste du monde.
– Le faible degré de complémentarité n’est pas une fatalité. L’Asean, par exemple, a su profiter du succès fulgurant de l’intégration verticale des chaînes de production. Quant aux pays du Mercosur, ils sont parvenus à clarifier les spécialisations et à mieux exploiter les avantages comparatifs de chacun d’entre eux. Sous l’impulsion notamment du secteur automobile, le commerce intrabranche est ainsi passé de 20 % à près 77 %.

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Fin janvier à Tunis, les ministres du Commerce des cinq pays maghrébins ont demandé à un groupe d’experts d’élaborer un projet de traité instaurant une zone de libre-échange. Compte tenu de l’accord d’association avec l’UE et des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), est-ce suffisant ?
La création d’un regroupement régional crédible permettrait à ses membres de faire valoir leurs intérêts avec plus d’assurance dans le cadre de l’OMC et atténuerait les effets négatifs de l’élargissement de l’UE à vingt-sept pays. Mais ces bénéfices ne sont pas automatiques. Ils dépendent de la manière dont est menée l’intégration. Il est donc permis de se poser la question de savoir si le mécanisme d’intégration proposé, à savoir la zone de libre-échange – laquelle a déjà fait l’objet d’une convention qui, comme toutes les autres, est restée lettre morte -, si ce mécanisme, dis-je, est le bon. Le contexte étant ce qu’il est, les experts ne peuvent s’en tenir à une solution minimaliste. Ils doivent prendre en considération le plan adopté par la conférence d’Alger, en novembre 2005, qui prévoit notamment d’octroyer aux produits maghrébins les mêmes avantages qu’à ceux en provenance du l’UE.
Le pragmatisme doit prévaloir. Chaque étape de l’intégration, si modeste soit-elle, doit être encouragée. Le risque, c’est de voir le Maghreb, à l’horizon 2010-2012, servir de simple déversoir aux produits européens. Conclure un accord de libre-échange bien ficelé est important. Mais établir quels produits doivent être échangés, et dans quelles conditions, l’est davantage encore. L’accord de libre-échange ne stimulera les échanges que si des mesures d’accompagnement sont mises en place dans les domaines des transports, de la gouvernance, du système financier, etc. À moyen terme, nous devons tendre à l’élaboration d’un projet de développement commun dont il nous revient de définir le contenu et la profondeur. Car, en dernier ressort, l’intégration ne se décrète pas.

Certains estiment déjà que l’accord de libre-échange doit tenir compte des spécificités de chaque pays…
Il est vrai que tous les pays de la région n’ont pas les mêmes traditions d’ouverture. Mais je suis convaincu qu’un dialogue transparent et responsable est de nature à aplanir les difficultés. J’espère que cette idée de « spécificités » n’est pas une résurgence des forces centrifuges. Car, après tout, les spécificités économiques et commerciales maghrébines sont moins importantes que celles qui prévalaient, à l’origine, entre les pays fondateurs de la CEE, puis de l’UE

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Prenons le cas du Maroc et de la Tunisie, deux pays qui sont à des niveaux de développement assez proches et se trouvent en concurrence sur certains produits d’exportation. Que changera la zone de libre-échange ?
La mise en place de la zone accroîtrait le flux des investissements, donc entraînerait davantage de créations d’emplois, de richesses et de transferts de la technologie. Le morcellement actuel des marchés décourage les investisseurs. C’est à ce niveau que la région a tout à gagner à une plus grande libéralisation commerciale et financière, à condition d’accélérer parallèlement le processus d’intégration financière.
Au niveau bilatéral, elle permettrait d’améliorer le cadre d’exploitation des avantages comparatifs et permettrait une meilleure clarification des spécialisations, un encouragement des partenariats et un renforcement des échanges intrabranches. Ceux-ci ne peuvent se développer qu’en réduisant les coûts de production et de distribution par le biais d’une réduction des droits de douane et le démantèlement des autres barrières non tarifaires et physiques. Au Maghreb, en l’absence de dessertes directes, le coût du transport est de 111 % plus élevé que dans les pays industrialisés et de 25 % plus élevé, en moyenne, que dans les pays en développement. L’institution d’une zone de libre-échange ne donnerait donc pas forcément aux produits maghrébins un avantage compétitif, raison pour laquelle il me paraît urgent de créer une sorte de coopération ayant pour seul objectif le développement des infrastructures régionales. Cela dit, il est possible que la mise en place de cette zone crée des avantages comparatifs nouveaux. Ne perdons pas de vue que le pays où la productivité, pour une activité donnée, s’améliorera bénéficiera de l’agglomération de cette activité. Dans ce cas, le commerce intrabranche se transformera graduellement en commerce interbranche, élargissant par là même la structure productive et déclenchant une nouvelle spirale d’investissements.
Mieux vaut donc éviter les débats prospectifs sur ce que peut ou ne peut pas produire la zone de libre-échange. L’intégration est un processus de longue haleine qui doit être engagé sans attendre que toutes les conditions de son institutionnalisation soient réunies. Comme le dit Charles Baudelaire, « bien qu’on ait du cur à l’ouvrage, l’art est long et le temps est court ».

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