Tsippora

Marek Halter s’est intéressé à l’histoire de l’épouse du Prophète. Rencontre avec l’auteur d’un récit peu orthodoxe.

Publié le 27 janvier 2004 Lecture : 6 minutes.

Le récit biblique a une fâcheuse caractéristique : il met en branle des personnages et les abandonne quelques versets plus loin. Une technique de narration vieille comme le monde, qui a fait la fortune du roman et du cinéma. C’est en tout cas le sort réservé à Tsippora, la femme de Moïse, dont la Bible nous dit qu’elle est kouchite. C’est-à-dire noire. À son illustre époux, elle donnera deux fils, Gershom et Eliezer, avant de le suivre sur le chemin d’Égypte : « Alors Moïse, lit-on dans Exode IV, 20, prit sa femme et ses fils et les fit monter sur un âne, et il se mit en devoir de retourner au pays d’Égypte. » On retrouvera Tsippora dans le désert en train de circoncire son cadet à l’aide d’un morceau de silex, puis on n’en entendra plus parler.
D’où était-elle partie ? Du Royaume de Kouch, certes, mais avec quels antécédents familiaux ? Qu’est-elle devenue une fois dans le désert ? C’est son histoire que Marek Halter reprend dans le deuxième volet de la trilogie La Bible au féminin. L’écrivain a choisi de suppléer le manque « divin » en complétant le destin du personnage de Tsippora. Depuis son arrivée, bébé, sur les terres de Jethro, une famille d’Hébreux, jusqu’à sa mort. Un destin qui ressemble d’ailleurs à celui de Moïse. Les deux sont tour à tour accueillis, adoptés puis rejetés par une branche de leur famille adoptive. Entre ces deux « étrangers » naîtra un amour d’une rare force, comme si l’un avait trouvé dans l’autre sa vraie famille. C’est elle, Tsippora la Noire, qui poussera Moïse à monter en Égypte. Qui ne cessera, dévouée jusqu’au sacrifice, de le seconder dans sa lutte pour la libération de son peuple. Et ce malgré le rejet de Miryam et d’Aaron, soeur et frère de Moïse. Une lecture de la Bible sans doute peu orthodoxe, mais menée avec talent et générosité.

Jeune Afrique/L’intelligent : Pourquoi avoir choisi l’époque de Moïse pour ce deuxième volet de votre trilogie La Bible au féminin ?
Marek Halter : Parce qu’elle correspond à un moment clé de l’évolution de l’humanité : la découverte de la notion de liberté. Jusque-là, la pratique de l’esclavage était monnaie courante. Vous deviez de l’argent à quelqu’un, vous deveniez son esclave le temps de le rembourser. Et si un être humain né dans l’esclavage rêvait de sortir de sa situation, la seule condition qui lui paraissait différente, c’était celle de maître. La répétition du
même, en somme. Autrement, Tsippora, la femme noire de Moïse, n’aurait pas subi le racisme des anciens esclaves juifs. Le fait d’avoir été opprimé ne nous préserve pas
d’avoir un comportement raciste. Au contraire. La victime de racisme reproduit ce qu’elle connaît. Et tant que le monde n’est pas libéré, l’autre sera victime de sa différence.
Pour sortir de cet engrenage, Moïse trouve une idée géniale : 1 la Loi. Il dessine le cadre dans lequel la liberté peut s’exercer. Celle-ci ne peut s’exercer que dans le respect de l’autre. Donc la répétition s’arrête. 2 Comme il craint que ceux qui se souviennent de l’esclavage soient tentés par le retour, il attend qu’une nouvelle génération, née dans la liberté et avec la Loi, prenne le pouvoir.
J.A.I. : Pourquoi Tsippora ?
M.H. : Cette femme joue un rôle primordial dans l’invention de Moïse. D’abord, elle le sauve physiquement par deux fois. La Bible nous le dit. D’abord en l’accueillant quand il fuit la police de Pharaon. Puis, quand il est en train de mourir dans le désert, en trouvant le remède pour le sauver. Et, par sa seule présence, elle le met au défi de
résoudre le problème de la femme qu’il aime, victime du racisme des siens. En demandant à être acceptée pour ce qu’elle est, avec la peau foncée, elle l’oblige à prendre en compte la grandeur et la diversité du monde. Elle lui rappelle que la liberté ne peut être limitée à un seul peuple. On ne peut pas être libre dans un monde qui ne l’est pas. C’est elle, en fin de compte, qui a fait Moïse.
J.A.I. : Quand elle circoncit leur fils cadet dans le désert, c’est un symbole fort
M.H. : Thomas Mann a écrit toute une étude là-dessus. Pourquoi est-ce elle qui le fait ? Parce que le lien est rompu entre Dieu et son législateur. Il allait mourir, Moïse. Qui ressoude le lien ? Une femme, étrangère et noire. C’est pour cela que deux prophètes de la Bible, Isaïe et Amos, disent que si tous les peuples sont égaux aux yeux de Dieu, il y en a deux qui sont un peu plus aimés, c’est le peuple d’Israël et le peuple noir. On comprend pourquoi : sans cette Noire, il n’y aurait pas eu la Loi ni Les Dix Commandements.
J.A.I. : Vous mettez d’ailleurs en exergue à votre roman un extrait du Cantique des cantiques, qui a fait couler beaucoup d’encre
M.H. : Exact. Le texte original dit : « Je suis noire et belle, fille de Jérusalem » Saint Jérôme, auteur de la première traduction latine, la Vulgate, traduit : « Je suis noire mais belle » Le racisme intervient déjà. Or, par trois fois, on voit apparaître des femmes noires dans la Bible : Tsippora, la reine de Saba et la Sulamite. Quand le grand Michel-Ange, libéral, ouvert, peint Tsippora à la chapelle Sixtine en train de circoncire son fils, elle est blanche. Il n’a pas osé, en pleine Renaissance, introduire un visage noir dans le saint des saints. Il aura fallu attendre la Révolution française
pour qu’on voie apparaître des visages noirs dans l’art occidental Et encore ! Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille, par exemple, nous montrent encore une Tsippora blanche !
J.A.I. : Quelle est la part d’invention dans votre roman ?
M.H. : Vous savez, la Bible fait intervenir des personnages qu’elle abandonne en cours de route. C’est le cas de Tsippora. Il fallait bien inventer. Par exemple, la vie quotidienne
d’une telle femme à cette époque. À mon avis, son rôle auprès de Moïse était plus important que celui rapporté par la Bible. Je pars du principe que ce qui est universel, ce n’est pas la nature, mais l’homme. La nature change. Dans cent ans, avec le réchauffement de la planète, il y aura peut-être des palmiers place de la Concorde. Mais l’homme restera toujours le même, avec ses passions et ses pulsions. Or que se passe-t-il avec Moïse ? Il trouve une maison, chez Jethro, le grand prêtre de Madiân, il est protégé. Il a une femme, belle et amoureuse, qui l’aime et lui donne deux enfants. Il fait paître les troupeaux ; il est tranquille. Il est comme nous, en fait, quand on regarde la télévision. Il voit des gens souffrir à travers le monde. Il a mauvaise conscience, et alors ?
J.A.I. : Une mauvaise conscience nourrie par Tsippora, qui ne cesse de le pousser à aller délivrer ses frères
M.H. : Moïse sait par les caravaniers que les esclaves souffrent et se font tuer en Égypte. Tsippora lui dit : il faut aller libérer ton peuple. Elle est noire ; elle est la conscience de Moïse. Lui est blanc et se confond avec la foule. Il peut donc répondre : Qu’y puis-je ? Je ne vais tout de même pas me battre seul contre Pharaon. Il me tuerait. Tu seras contente quand tu n’auras plus de mari ni de père pour tes fils. Puis un jour, Dieu vient en aide à Tsippora. Et dans le buisson ardent, la voix, sa conscience en vérité, parle à Moïse. Imaginons une seconde ce que nous, on aurait fait à sa place. On rentre à la maison et on raconte à notre conjointe : « Il m’est arrivé quelque chose d’extraordinaire. » Et là, l’avenir du monde est entre les mains de Tsippora. Elle peut lui dire : « Chéri, tu as peut-être pris un coup de soleil dans le désert, va te reposer, ça passera. » Ou bien : « Je te l’ai dit, tu ne seras jamais tranquille si tu peux faire quelque chose pour les autres et que tu ne le fais pas. » Et s’il se met en route, c’est qu’elle lui a tenu ce discours-là. En fait, la libération d’un groupe humain passe par celle de la femme. À l’intérieur d’un groupe soumis, la femme est doublement soumise. À partir du moment où elle se libère, le groupe est obligé de revoir ses principes. De là mon envie d’écrire aussi un livre sur Khadidja, la femme du Prophète. Il n’y aurait pas eu de Mohammed sans elle.

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Tsippora, de Marek Halter, Robert Laffont, 2004, 268 pp., 20 euros.

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