Tableaux de deuil

Dans sa maison de Bordj el-Kiffan, le peintre algérien Azwaw Mammeri vit au milieu de ses toiles.

Publié le 27 janvier 2004 Lecture : 3 minutes.

Pour l’Année de l’Algérie, Azwaw Mammeri avait préparé trois grandes séries picturales aux intitulés oniriques, qui n’ont finalement pas été exposées. Les tableaux sont encore là, à Bordj el-Kiffan, près d’Alger, dans la maison qu’il partage avec son père. Peintes sur du papier kraft, une matière abondante, bon marché et souple, les toiles, enroulées sur elles-mêmes avec une apparente désinvolture, sont entassées au bas d’une armoire de son atelier-chambre.
Azwaw Mammeri porte le nom et le prénom de son grand-père paternel, qui, né à une autre époque, a hérité d’une orthographe francophone : Azouaou Mammeri. Considéré comme l’un des pères de la peinture nord-africaine, Azouaou a exposé au Maghreb et à l’étranger (au Japon, en France). Avant de voir les tableaux du petit-fils, le visiteur effectue un pèlerinage auprès de ceux du grand-père, disséminés dans cette vieille maison pleine de failles « artistiques » dessinées par le séisme du 21 mai. Aujourd’hui, le peintre ne signe plus Azwaw Mammeri, mais tout simplement Azwaw.
Né une semaine après la mort de son célèbre aïeul, en 1954, à El-Harrach, Azwaw passe ses premières années au Maroc. En 1962, sa famille rentre en Algérie. Son père est nommé au ministère de l’Agriculture et sa mère sera, jusqu’en 1999, conservatrice de l’insectarium du Jardin d’essais d’Alger. C’est dans ce lieu qu’Azwaw s’initie au plaisir des matériaux (bois, faïence…) et réalise des copies. En 1976, il débute une licence de français à l’université d’Alger et conserve de cette époque, intact, le goût des livres et de la critique littéraire. Il fera un professeur peu conventionnel : au lycée mixte d’El-Harrach, où il est nommé en 1980, Azwaw réalise, avec ses élèves que le français ennuie, de grandes fresques murales. C’est une première étape. En 1986, à l’occasion du trentième anniversaire de la parution de Nedjma, de Kateb Yacine, Azwaw participe à une première exposition. L’année suivante, chargé des affaires culturelles à la wilaya d’Alger, il abandonne l’enseignement. À la fin de la décennie, il suit avec bonheur l’ouverture du régime et l’affirmation d’un mouvement citoyen, qui n’est que « le désir de prendre son destin en main ». En 1989, il expose ainsi à l’université de Bab Ezzouar pour soutenir les étudiants en grève.
La reconnaissance vient par étapes : première exposition personnelle au centre culturel de Bordj el-Kiffan, en 1990 ; acquisition de trois de ses oeuvres par le musée national des Beaux-Arts d’Alger, en 1991 ; prix Rabah-Asselah, en 1996, pour son hommage à Ahmed Asselah, l’ancien directeur de l’École supérieure des beaux-arts algéroise, assassiné, qui l’a beaucoup encouragé ; grand succès de l’exposition organisée, en 1998, dans la galerie El-Wassiti par Sofiane Hadjadj, un ami écrivain.
Aujourd’hui, le regard du peintre abrite toujours une âme d’enfant. Mais ce regard est trompeur : Azwaw porte encore le deuil des victimes de la guerre civile. « Il y a eu énormément d’enterrements. Je suis allé à tous », dit-il. Il a dédié des installations, « totems » ou autres, au quotidien Liberté, au psychiatre Mahfoud Boucebci, assassiné en 1993, aux sept moines de Tibéhirine, massacrés en 1996, et à beaucoup d’autres. « Azwaw le second résistait dans la création plastique », écrit le philosophe et journaliste Mohamed Bouhamidi(*). Le peintre répète : « On m’a tué. On m’a assassiné. » Il observe les visages sans trait de ses tableaux, ovales clairs troués aux orbites et aux lèvres, et il les menace : « Il y a trop de cris. Je dois leur fermer la bouche. »
Quand Selma Hellal, la compagne d’Hadjadj avec qui elle anime les éditions Barzakh, dit à Azwaw qu’il est « un saint », le peintre secoue la tête en rigolant comme un enfant, en signe de dénégation. Pas sûr, pourtant, qu’elle ait tort.

* Mémoires gardiennes, Éditions Barzakh, 67 pages.

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