Lula : ni à droite ni à gauche, au sud !

Un an après son arrivée au pouvoir, le président a mis de l’ordre dans les finances publiques tout en gardant le contact avec le peuple. Ce qui ne l’a pas empêché de s’imposer comme le chef de file des pays émergents.

Publié le 26 janvier 2004 Lecture : 8 minutes.

Des lendemains qui chantent ? Pas encore. Mais des jours meilleurs tout de suite, c’est ce que Luiz Inácio « Lula » da Silva a promis à ses compatriotes pour 2004, le 31 décembre dernier, au cours de l’émission radiophonique Un petit déjeuner avec le président. Il était temps ! Après une année de coupes budgétaires, de réformes impopulaires et de « soumission » aux marchés financiers, la désillusion et la grogne commençaient à gagner du terrain. À tel point que la direction du Parti des travailleurs (PT), la formation de Lula, a dû expulser les quatre parlementaires qui s’étaient opposés à l’adoption de la réforme des retraites et avaient pris la tête, en juillet 2003, des cortèges de fonctionnaires en colère.
Depuis cette mesure disciplinaire, une première dans l’histoire d’un parti au sein duquel cohabitent toutes les nuances de la gauche, certains sont convaincus que Lula a « trahi » ses idéaux. Mais cette opinion n’est pas majoritaire, loin s’en faut : 69 % de Brésiliens ont toujours de leur président une opinion favorable, et ils sont presque aussi nombreux à penser qu’il tiendra ses promesses. Alors que le chômage est passé de 10,5 % à 12,2 % en 2003, que la réforme agraire et les grandes mesures sociales se font toujours attendre, Lula reste donc très populaire.
Le charisme exceptionnel de l’ancien ouvrier métallurgiste n’explique pas, à lui seul, ce paradoxe, qui tient aussi à la politique de concertation qu’il a mise en oeuvre dès sa prise de fonctions. Pour l’économiste brésilien Sergio Haddad, une figure du mouvement social, c’est même le fait marquant. Après des années de népotisme, d’autoritarisme, ou simplement de mépris des élites pour les valeurs républicaines, Lula a radicalement changé la manière d’exercer le pouvoir. « Il a une extraordinaire capacité à dialoguer. […] Il tient des réunions avec les gouverneurs de tous les États, quelle que soit leur appartenance politique. Personne, avant lui, n’avait pris une telle initiative », explique Sergio Haddad. La création d’un Conseil économique où siègent des représentants du patronat, des syndicats, des organisations non gouvernementales et du Mouvement des sans-terre (MST) est une belle illustration de cette politique. Elle n’est pas la seule.
Dans ce pays immense où les disparités régionales sont aussi criantes que les inégalités sociales, Lula a instauré un véritable processus d’élaboration collective. Des audiences publiques organisées dans chaque État ont réuni au total 5 000 responsables locaux du mouvement social et de l’entreprise privée qui ont pu discuter de l’action gouvernementale et en définir les axes. Une méthode de travail qui a beaucoup aidé l’équipe au pouvoir à se faire comprendre du plus grand nombre, au moment où elle s’attelait, dans l’urgence, à gagner la confiance des marchés financiers. Et Sergio Haddad de rappeler à ceux qui parlent de trahison que Lula a rendue publique, en pleine campagne électorale, une lettre au peuple brésilien dans laquelle il annonçait son action actuelle : paiement de la dette, hausse des taux d’intérêt, respect des engagements internationaux. Alors qu’on le disait obsédé par deux spectres, celui du président De la Rua, qui a conduit l’Argentine au chaos économique, et celui d’Hugo Chávez, au Venezuela, dont le populisme a exacerbé les tensions sociales, tout le monde peut constater qu’il a su éviter ces deux écueils. Même si ses plus grands défis – réforme agraire, programme « Faim zéro », lutte contre la pauvreté, création d’emplois, etc. – sont encore devant lui, il estime que le pays est maintenant armé pour les affronter. Avec un excédent budgétaire de 4,25 %, les dépenses publiques sont sous contrôle, le risque d’inflation a été écarté, les investissements étrangers ont repris, les exportations ont augmenté de 21 % par rapport à 2002, et la balance commerciale est excédentaire de 3 milliards de dollars. Un record.
Et puisque tous les « vaccins inoculés de force à l’enfant qui n’en veut pas » – il adore les métaphores médicales – ont produit les effets attendus, c’est un Lula radieux qui concluait son allocution en se déclarant plus optimiste aujourd’hui qu’à aucun autre moment de sa vie.
Chacun sait pourtant que 2004 sera une année difficile, avec une pression sociale accrue. Faute de reprise économique, le gouvernement devra concilier l’inconciliable en prolongeant, comme il le souhaite, la cure d’austérité, tout en améliorant, comme il s’y est engagé, le sort des pauvres. Une contradiction que Lula a abordée de biais en ce début d’année en promulguant, le 8 janvier, une loi sur le « revenu de base », qui devrait bénéficier à ceux qui ne disposent même pas d’un salaire minimum de 240 reals (67 euros). Et ils sont 46 millions dans ce cas. Mais cette loi n’entrera en vigueur qu’en 2005, et seulement de manière progressive. Ce genre de mesures dilatoires, comme l’attribution de terres à 400 000 familles d’ici à… 2006, permettront-elles de calmer les impatiences ? C’est la grande question.
Sur la scène internationale, en revanche, Lula a pu donner la pleine mesure de son talent, et de ses ambitions. À peine élu, il y faisait une entrée très remarquée en sautant allègrement du Forum social de Porto Alegre, où il s’est adressé aux altermondialistes, à celui de Davos, où l’élite de la planète lui a déroulé le tapis rouge. Le ton était donné : Lula n’aime pas les étiquettes et a horreur du dogmatisme. Mais peut-être a-t-il l’intention, comme le recommandait Lénine, de militer pour sa cause « jusque dans la cour du tsar ». Car même si le Brésil a su gagner les faveurs du Fonds monétaire international (FMI), il n’en est pas, pour autant, l’élève docile. Et ne se prive ni de le critiquer ni d’opposer aux recettes qu’il préconise un autre modèle de développement. Lula bénéficie en quelque sorte des nombreuses expériences mises en oeuvre par le passé sur ce continent, et qui se sont toutes soldées, celles de gauche comme celles de droite, par un échec. Qu’il s’agisse des régimes autoritaires, des bons élèves du FMI plongés dans le chaos ou des gouvernements révolutionnaires, l’Amérique latine a tout essayé. Avec Lula, c’est autre chose encore. On comprend mieux pourquoi le monde a désormais les yeux tournés vers « l’expérience brésilienne ». Aujourd’hui, nombre de ceux qui voyaient dans son voyage à Davos le signe annonciateur d’une future capitulation face à l’ultralibéralisme ont révisé leur jugement. Car le Brésil de Lula a non seulement pris la tête de la résistance latino-américaine à l’hégémonisme commercial des États-Unis, mais il a aussi acquis le statut de chef de file des pays du Sud.
Il en a fait la démonstration en septembre dernier, à Cancún (Mexique), en constituant, avec l’aide de la Chine et de l’Inde, un groupe de 22 pays émergents, le G22, qui a fait barrage aux prétentions des pays du Nord en matière de circulation des produits industriels. Faute d’avoir obtenu de ces derniers qu’ils cessent de subventionner leur agriculture, le G22 a fait échouer la Ve Conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Depuis ce jour, une image forte résume le « débat » entre le Nord et le Sud : « Les vaches des pays riches gagnent plus que les pauvres du Tiers Monde. »
Le Brésil, sorti grandi diplomatiquement de cette crise, a développé la même stratégie de regroupement vis-à-vis de ses voisins. Pour contrer les menaces que fait peser la globalisation libérale sur les fragiles économies nationales, il a renforcé l’unité des pays de la région autour du Mercosur (Marché commun du Cône Sud) et de la Communauté andine des nations. Pendant que George W. Bush vantait les mérites de la future Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) – comme il vient encore de le faire au Sommet des Amériques qui s’est tenu du 12 au 14 janvier à Monterrey (Mexique) -, Lula s’efforce, lui, avec les présidents argentin et vénézuélien, d’en retarder l’échéance. Et surtout d’en modifier les règles. C’est d’ailleurs sous la pression du ministre brésilien des Affaires étrangères, Celso Amorim, que l’accord préparatoire à la ZLEA (ALCA en espagnol et en portugais) a été vidé d’une partie de sa substance, lors de la conférence ministérielle du 20 novembre dernier à Miami. Il n’en est resté qu’une sorte de tronc commun, assez flou pour qu’il soit aussitôt baptisé « ALCA light ». Tandis que Washington négociera des accords bilatéraux, le Brésil s’emploiera à renforcer son bloc. Car Lula estime que sans un minimum de protections, l’ouverture de ce marché de 800 millions d’habitants pourrait causer la ruine des industries locales. Le Brésil est également parvenu à faire inscrire dans la déclaration finale de Monterrey un engagement à « promouvoir un accès effectif » des produits agricoles aux marchés, et a obtenu que la date butoir de janvier 2005, si chère à George W. Bush, n’y figure pas. Alors que ce dernier voulait profiter de l’occasion pour resserrer ses liens, plutôt distendus depuis la guerre en Irak, avec le continent, il a dû essuyer un feu roulant de critiques visant le libre-échangisme à tout crin. Lula, quant à lui, oppose à la ZLEA la nécessité de « préserver le rôle social de l’État dans la lutte contre la pauvreté ».
Car le président brésilien n’est pas un ennemi du libre-échange, il défend seulement le droit des pays en développement… à se développer. Ce qui signifie pour une puissance en devenir la conquête de nouveaux marchés. Tel est le second volet de sa politique extérieure : s’appuyer sur le front des pays du Sud pour élargir la place du Brésil dans la globalisation. En moins d’un an, Lula a visité vingt-six pays, et il était accompagné, lors de sa tournée en Afrique (São Tomé e Príncipe, Angola, Mozambique, Namibie, Afrique du Sud), du 6 au 12 août 2003, par une centaine de chefs d’entreprise. De l’exploration pétrolière à la production de médicaments en passant par l’agro-industrie, le Brésil a du savoir-faire à revendre. Le 3 décembre dernier, il était à Damas, en Syrie, première étape d’un voyage qui l’a conduit par la suite en Libye, au Liban, aux Émirats arabes unis et en Égypte, où le constructeur d’avions brésilien Embraer devait signer un contrat de 400 millions de dollars. Le 22 janvier, il s’est envolé pour l’Inde en compagnie d’Eduardo Duhalde, président de la commission des représentants du Mercosur, qui doit signer avec New Delhi le premier accord de libre-échange hors de la zone Amérique latine. Et s’il projette de se rendre en Chine, c’est bien sûr pour renforcer le nouvel axe Sud-Sud qui s’est dessiné à Cancún, mais aussi, n’en doutons pas, pour le plus grand bien des entreprises brésiliennes.
Mais, en fin de compte, on en revient toujours à la politique, et au temps qu’il faut pour la mettre en oeuvre. Car depuis que Lula a annoncé, en août dernier, qu’il ne solliciterait pas de deuxième mandat, on a du mal à croire qu’il puisse éradiquer la faim et rendre au Brésil la place qui lui revient dans le monde en trois ans. Mais faut-il vraiment croire ce diable d’ouvrier que l’on retrouve toujours là où on l’attendait le moins ?

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