Les Frères musulmans en embuscade

Face à l’inconsistance des partis légaux, le mouvement islamiste demeure la principale force d’opposition au régime de Hosni Moubarak.

Publié le 26 janvier 2004 Lecture : 5 minutes.

Le sixième « Guide suprême » des Frères musulmans égyptiens, Maamoun el-Hodeiby, est décédé dans la nuit du 8 au 9 janvier à l’âge de 83 ans. Le gouvernement a mis en oeuvre tous les moyens nécessaires au bon déroulement des obsèques, tandis que le Premier ministre Atef Abid s’est fendu d’un message de condoléances à la famille du défunt. Ces gestes ont été appréciés par la direction de ce mouvement, interdit depuis 1954. Mais le décès d’el-Hodeiby a aussi relancé l’antagonisme entre la génération des « anciens », dont la moyenne d’âge dépasse 70 ans, et celle dite « moyenne » ou « intermédiaire », dont les représentants ont 50 ans. Les premiers, qui ne sont pas prêts à céder la direction du mouvement, sont partisans de la cooptation dans le choix du Guide. Quant aux seconds, s’ils prônent l’élection, ce n’est pas pour respecter la règle démocratique, mais parce que c’est le seul moyen pour eux d’accéder à la charge suprême.
Réuni le 14 janvier pour élire le successeur d’el-Hodeiby, le Conseil consultatif, la plus haute instance de l’organisation, a décidé de couper la poire en deux en élevant Mohamed Mehdi Akef, 76 ans, connu pour son radicalisme, au rang de Guide suprême, et en élisant Mohamed Habib, 65 ans, un modéré, au poste d’adjoint.
« Si on peut prendre le pouvoir, il faut le faire », avait l’habitude de dire le nouveau chef des Frères. Celui-ci tire une partie de sa légitimité de son ancienne amitié avec Hassan el-Banna, fondateur de la confrérie, ainsi que de sa condamnation à mort, en 1954, dans le cadre de la répression du groupe, accusé de tentative d’assassinat contre le président Gamal Abdel Nasser, peine commuée par la suite en vingt ans d’incarcération. C’est sans doute pour « adoucir » cette image trop radicale que le Conseil consultatif a désigné comme adjoint Mohamed Habib, ancien professeur à la faculté des sciences d’Assiout, considéré comme le porte-parole de l’aile libérale, même s’il a été lui-même condamné en 1996 à cinq ans de prison.
Comment le plus ancien mouvement islamiste arabe évoluera-t-il au cours des prochaines années, qui s’annoncent difficiles pour l’Égypte ? Acceptera-t-il de modérer ses revendications et de tempérer ses appétits afin d’être mieux accepté par l’armée, qui reste le principal acteur politique dans le pays ? Adoptera-t-il, au contraire, une ligne d’affrontement avec un régime qui montre des signes d’affaiblissement ?
La confrérie El-Ikhouan el-Mouslimine (des « Frères musulmans ») a été fondée en 1928 par Hassan el-Banna, un instituteur égyptien. Prônant l’instauration d’un État islamique, mais rejetant la violence, elle a créé de nombreuses ramifications dans d’autres pays arabes, notamment en Jordanie, en Palestine et en Syrie. Rendu responsable du meurtre du Premier ministre égyptien en 1948, el-Banna a été assassiné, probablement par des agents du gouvernement. En 1957, l’organisation a été déclarée hors la loi par Nasser, qui l’a accusée d’avoir attenté à sa vie. Près de vingt mille de ses membres ont alors été embastillés.
Les successeurs de Nasser, Anouar el-Sadate et Hosni Moubarak, ont toléré la présence des Frères musulmans, cherchant à les utiliser comme contrepoids aux forces de gauche, notamment marxistes et nationalistes arabes. Profitant de cette relative tolérance, le mouvement est devenu particulièrement actif dans les universités et les mosquées, où il a développé des actions humanitaires et sociales. Mais ses militants étaient régulièrement arrêtés et certains traduits devant des tribunaux ordinaires ou d’exception.
La stratégie consistant à lui porter régulièrement des coups en arrêtant ses cadres et ses membres pour les déférer devant la justice, quitte à les relâcher plus tard, a pu contenir l’expansion du mouvement. Mais elle n’a pas réussi à l’affaiblir. Conséquence : disposant, depuis les élections législatives de 2000, de 17 députés sur les 454 que compte Majlis el-Chaâb (l’« Assemblée du peuple »), tous élus sous l’étiquette d’indépendants, les Frères musulmans sont considérés aujourd’hui comme la principale force d’opposition au régime de Moubarak. Les autres partis de l’opposition comme le Wafd (la « Délégation », libéral), le Tagammou (le « Rassemblement », marxiste) et le Parti nassérien ne pèsent guère face au Parti nationaliste démocratique (PND, au pouvoir), qui domine la vie politique dans le pays.
La guerre contre les réseaux terroristes déclenchée au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 a certes accentué les divisions dans les rangs des groupes djihadistes, contraints de revoir leur stratégie, mais l’islamisme en tant que tel semble avoir été revigoré. En Égypte, en tout cas, l’influence des Frères musulmans s’est beaucoup accrue. Le mouvement, qui ne manque pas de sympathisants dans l’administration et dans les forces armées, est même responsable de la tendance actuelle à la « réislamisation » de la vie quotidienne. « Nous sommes encore loin d’avoir atteint notre objectif d’un État islamique, mais nous avons réussi dans une large mesure à faire évoluer la société vers plus de piété, sauf pour une minorité encore attachée aux valeurs occidentales », affirment les militants du mouvement. Certaines voix, qui rêvent du modèle turc, n’hésitent pas à dire que la confrérie représente le meilleur antidote contre l’extrémisme.
Face à l’immobilisme du système institutionnel égyptien, qui a l’apparence de la démocratie, mais la réalité d’un régime autoritaire, le pouvoir étant concentré entre les mains du président Moubarak, à la tête du pays depuis 1981, et l’essentiel des décisions, intérieures comme extérieures, relevant du cercle restreint de ses conseillers proches ; face aussi à l’inconsistance des partis légaux, souvent créés par le pouvoir lui-même, et à la faiblesse de la société civile ; face, enfin, à la débâcle de l’islamisme violent du Djihad ou de la Jamaâ Islamiya, aujourd’hui enrayé, les Frères musulmans, symbole historique de l’islam politique, représentent, aux yeux de certains observateurs, une solution envisageable. D’autant que le mouvement est en train d’élargir son influence par le « noyautage » de l’action sociale. C’est le cas, notamment, dans le secteur de l’éducation – assez sinistré en Égypte et qui, par contrecoup, fait la part belle aux institutions privées, dont le coût reste hors de portée de l’immense majorité de la population.
Dans ce contexte, de très nombreuses ONG islamistes proches du mouvement ont trouvé un créneau politique très porteur, en se substituant – plus ou moins gratuitement – à un secteur éducatif public délabré. Enfin, l’atmosphère de ferveur religieuse créée par la poursuite des affrontements israélo-palestiniens et l’occupation de l’Irak par les troupes américaines permet aux Frères musulmans d’élargir leur audience parmi les couches pauvres et moyennes de la population, les plus attentives à leur discours.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires