Ces minarets que l’on ne saurait voir

Certaines se construisent, d’autres ont beaucoup de mal à voir le jour. Le dossier des mosquées est un des enjeux des prochaines élections régionales.

Publié le 27 janvier 2004 Lecture : 6 minutes.

Trottoirs, salles insalubres, garages à vélos : voilà ce qui sert souvent de lieu de prière aux musulmans de France. Si l’islam est la deuxième religion du pays, qui compte environ cinq millions d’adeptes, dont 30 % sont pratiquants (Ined), la place que la société française lui accorde paraît bien dérisoire. Des mosquées dignes de ce nom manquent cruellement. À Paris, chaque vendredi, la salle de prière de la rue Myrha (18e arondissement) et celle de la rue Jean-Pierre-Timbaud (11e) ne parviennent pas à contenir la marée de fidèles qui déborde sur la chaussée. Ces mêmes scènes, des musulmans réduits à se prosterner sur un tapis déroulé à même le trottoir, se répètent aussi à Grenoble, à Rennes et ailleurs. Outre l’humiliation, cette vision de l’islam envahissant les rues n’arrange en rien son image, déjà bien écornée.
Si au ministère de l’Intérieur, également chargé des Cultes, on ne sait dire le nombre exact de grandes mosquées que compte l’Hexagone, on recenserait neuf mosquées architecturales et quelque mille cinq cents lieux de prière, soit proportionnellement quatre fois moins que de synagogues ou d’églises protestantes. Les difficultés que rencontrent les musulmans à pratiquer leur foi tiennent au fait que l’islam, à l’inverse des autres religions monothéistes, est arrivé en France après que le pays s’est converti à la laïcité en adoptant en 1905 une loi garantissant « le libre exercice des cultes », mais interdisant de les subventionner. Inaugurée en 1926, du temps où la France était une puissance coloniale, la Mosquée de Paris fait figure d’exception. Notons d’ailleurs que ce n’est pas le premier lieu de culte musulman ; un autre, depuis tombé en ruine, avait été érigé dans le cimetière du Père-Lachaise en 1857.
En outre, les mosquées sont dans la majorité des cas de simples locaux souvent exigus aménagés dans des foyers de travailleurs étrangers de type Sonacotra, des entrepôts désaffectés (rue de Tanger, dans le 19e arrondissement parisien), une ancienne fabrique de foie gras (à Strasbourg), la maison d’un particulier (à Taverny). Autrement dit, ces salles de prière improvisées n’ont rien à voir avec une mosquée telle qu’on l’imagine. Le plus souvent, seule une plaque discrète indique la fonction du lieu. Si jusque dans les années 1980 les travailleurs immigrés se sont contentés de ce type d’aménagement, la nouvelle génération de musulmans, des citoyens français, souhaite sortir l’islam de l’obscurité des caves. Mais trop souvent, la demande de lieux décents, qui est une quête de dignité, est interprétée comme un rejet des valeurs françaises. « Prier dans des endroits insalubres est vécu comme une injustice, et c’est ce sentiment qui engendre l’extrémisme », estime Abdelhaq Nabaoui, président du Conseil régional du culte musulman en Alsace.
La République n’ayant qu’un goût modéré pour l’islam ostensible, les « vraies » mosquées, dotées de coupoles et d’un minaret (à but purement esthétique, puisqu’en France il n’est pas permis au muezzin d’appeler les fidèles à la prière), restent rares et problématiques, car visibles et coûteuses. Elles ne font l’unanimité ni des autorités françaises, ni, d’ailleurs, des musulmans, dont une partie préfère aux grands monuments symboliques des salles de proximité. Les permis de construire de ces « mosquées cathédrales », selon l’étrange terminologie consacrée, délivrés par les mairies, ne sont octroyés qu’au compte-gouttes. Ces deux dernières décennies, trois édifices clairement identifiables comme des lieux de culte ont vu le jour, à Évry-Courcouronnes et à Mantes-la-Jolie (région parisienne), ainsi qu’à Lyon. Leurs recteurs respectifs ont été critiqués pour avoir accepté des dons de l’Arabie saoudite, qui pratique un islam rigoriste. Dès lors, certains maires qui ne veulent pas voir un minaret poindre à l’horizon de leur ville s’abritent derrière l’argument du financement qui leur sert parfois d’alibi. « Les fonds viennent toujours de l’étranger. On n’a pas le choix. La France pratique un double langage et nous envoie dans les bras de je ne sais qui », déplore Mamadou N’Sangou, recteur de la mosquée de Taverny, dans le Val-d’Oise, qui a commencé par transformer le salon de sa propre maison en mosquée avant de trouver un « bienfaiteur » sénégalais.
Lorsque l’argent est étranger, il existe la crainte que la tutelle idéologique le soit aussi. D’ailleurs, 90 % des imams officiant dans les mosquées françaises ont été formés en Égypte, en Tunisie ou au Maroc. Pour contourner ce risque, les maires ont concocté une solution : obtenir un terrain pour 1 euro symbolique avec un bail emphytéotique (longue durée et loyer modique). C’est l’arrangement que la ville de Montreuil a trouvé pour satisfaire la demande de ses quinze mille habitants musulmans. Une autre astuce pour éviter les dons étrangers ou la mainmise d’une organisation influente (telle l’UOIF, Union des organisations islamiques de France, que l’on dit proche des Frères musulmans) consiste à réunir sous le même toit activité cultuelle et culturelle, cette dernière pouvant parfaitement être subventionnée. D’aucuns trouvent l’amalgame du religieux et du laïque dangereux. La dernière alternative consistant à collecter les fonds nécessaires auprès des fidèles eux-mêmes, en leur rappelant qu’il est écrit dans un des hadith que « Quiconque construit une mosquée, Dieu lui construit une demeure au paradis ».
En dépit des entraves financières et des complications administratives, des projets de construction se multiplient. Poitiers aura bientôt son minaret. Rennes abritera sa deuxième mosquée. D’autres lieux de culte seront érigés dans plusieurs villes franciliennes, dont Bondy, Saint-Denis, Clichy, Taverny et Trappes. La peur de l’islam, souvent assimilé au terrorisme, serait-elle en régression ? Rien n’est moins sûr, et certainement pas dans les villes où le Front national (parti d’extrême droite) est bien implanté. À cet égard, le cas de Marseille et de Strasbourg, toutes deux situées dans des régions ayant un faible pour les thèses de cette formation, est symptomatique. En effet, cela fait plus de dix ans que les musulmans marseillais et strasbourgeois attendent. « Les élus locaux sont très sensibles à l’opinion publique, qui n’est pas favorable à la visibilité de l’islam. Ils craignent la fuite de leurs propres électeurs vers l’extrême droite. Or, en France, on est toujours entre deux élections. Sans oublier les divisions entre les musulmans eux-mêmes », estime Soheib Bencheikh, le jeune mufti de Marseille.
Dans la capitale alsacienne, le projet de grande mosquée, initié par l’ancienne maire socialiste Catherine Trautmann, a d’abord été gelé par son successeur Fabienne Keller (UDF) et Robert Grossmann (RPR), président de la communauté urbaine, avant qu’ils ne finissent pas donner leur aval. Seulement, en novembre dernier, un courrier de la mairie a jeté le trouble. Dans une missive adressée aux administrateurs de ce futur lieu de culte, les deux élus s’offusquaient du développement de la délinquance alors que l’existence même du projet de la grande mosquée aurait dû, selon eux, affaiblir ce phénomène ! De même, ils exigeaient que les imams prêchent en français et non en arabe. Desiderata mal venu à Strasbourg, où l’allemand et l’alsacien, ainsi que le yiddish et l’hébreu sont respectivement utilisés dans les temples protestants et les synagogues. Du fait d’un statut particulier en vigueur en Alsace depuis 1801, la région finance la construction d’un édifice religieux à hauteur de 30 %. Le but de la mairie est-il d’éviter que cette disposition dont bénéficient toutes les religions monothéistes ne s’applique à l’islam ?
À Marseille, si l’on en croit Salah Bariki, responsable du dossier à la mairie, ce sont les dissensions entre les différentes associations musulmanes qui expliquent l’absence d’une vraie mosquée. « Le maire est d’accord sur le principe de la construction d’une grande et belle mosquée » affirme-t-il. Le jour même, Miriam Salah Eddine, adjointe au maire de Marseille, n’a pas souhaité exprimer son avis en raison de l’approche des élections régionales, en mars 2004. Preuve que les désaccords existent aussi au sein de la municipalité…

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