Ali el-Sistani

Du vendeur de dattes des souks de Basra aux stratèges du Pentagone, nul ne doute aujourd’hui que le chef spirituel des chiites irakiens détient l’une des clés essentielles de l’avenir du pays.

Publié le 26 janvier 2004 Lecture : 10 minutes.

Il a la barbe blanche des patriarches, le turban noir des descendants du Prophète et le savoir incontesté des grands ayatollahs, « sources d’imitation » et de vénération pour les quelque 13 millions de chiites que compte l’Irak. Sur un seul mot d’ordre tombé de ses lèvres et pieusement rapporté par ses fidèles, cent mille manifestants se sont livrés, le 19 janvier, dans les rues de Bagdad, à une impressionnante démonstration de force en brandissant ses portraits aux côtés de ceux d’Ali, Hussein et Abbas, les trois principaux martyrs du panthéon chiite. Au même moment, le proconsul Paul Bremer était à New York pour tenter de convaincre le secrétariat général de l’ONU d’intercéder en sa faveur auprès de cet homme reclus et obstiné, qui a toujours refusé de lui accorder la moindre audience. Du vendeur de dattes et d’épices des souks de Basra aux stratèges du Pentagone et de la Maison Blanche, nul ne doute aujourd’hui que Sa Sainteté – ainsi l’appellent ses coreligionnaires – Ali el-Husseini el-Sistani détient l’une des clés essentielles de l’avenir de l’Irak. Hésiterait-on encore que les trois autres grands ayatollahs marjaa que compte le pays achèveraient de convaincre les sceptiques : l’un après l’autre et de plus ou moins bon gré, Fayad, Nadjafi et Hakim ont en effet dû reconnaître le leadership invisible de celui qui, à 73 ans, incarne la résurrection du chiisme irakien.
Comme un certain Ruhollah Khomeiny il y a un quart de siècle, l’ayatollah Sistani parle peu, reçoit encore moins, cultive le mystère et fait de sa biographie une énigme. Depuis six ans, il n’a pratiquement plus franchi le porche de sa modeste demeure étroitement gardée du vieux quartier Rassoul de Nadjaf, antre de la Hawza, le Conseil des écoles religieuses chiites irakiennes sur lesquelles il exerce un magistère sourcilleux. Dehors, des dizaines de personnes, religieux, chefs tribaux, politiciens, journalistes ou simples nécessiteux s’agglutinent chaque matin dans l’attente d’une hypothétique audience. Non pas avec le Maître – rêve quasi inaccessible sauf lorsqu’on s’appelle Adnan Pachachi, président en exercice du Conseil de gouvernement, et que l’on accepte d’attendre deux heures avant d’être reçu -, mais à tout le moins avec l’un de ses principaux porte-parole, tels le cheikh Abdel Mahdi el-Kerbalaï, l’hodjatoleslam Ali Abdelhakim Safi ou encore Mohamed Reza, le propre fils de Sistani et, dit-on, son bras droit. Eux seuls sont en mesure de transmettre et de décrypter les déclarations parfois ambiguës du grand ayatollah – véritables casse-tête pour les « irakologues » américains de la CPA (Coalition Provisional Authority) – régulièrement publiées sous forme d’encarts à la une d’Al-Zaman, le principal quotidien de Bagdad. Parfois, « l’imam caché » de Nadjaf émet une fatwa reçue avec dévotion. Il lui arrive même de dicter des lettres, telle cette missive de mise en garde adressée début janvier à George W. Bush et Tony Blair. Pour le reste, Sistani se tait, et son silence a le don d’irriter au plus haut point l’administrateur Paul Bremer – même si ce dernier a jugé plus prudent de dissimuler son agacement et son inquiétude sous un flot de compliments : ce « grand leader », dit-il, lui inspire un « grand, grand respect ».
Si la parole est rare, parfois obscure, le message distillé avec de plus en plus de force par le grand ayatollah est, lui, de plus en plus clair. Pour la première fois dans l’histoire de l’Irak, les chefs religieux chiites n’ont pas appelé à prendre les armes contre une invasion étrangère – américaine en l’occurrence – pour une raison simple : Sistani et les autres dignitaires étaient arrivés à la conclusion que seul l’Occident, qui avait maintenu le diable Saddam Hussein au pouvoir, était en mesure de l’en chasser. Une année (ou presque) plus tard, le temps est venu pour l’étranger de partir. Pour Sistani, le projet américain d’Assemblée transitoire constituante, composée de notables désignés par le Conseil de gouvernement et les collectivités provinciales, n’a tout simplement aucune légitimité. Seules comptent des élections libres au suffrage universel, organisées le plus rapidement possible sous supervision onusienne selon le principe « un homme, une voix ». Puis le transfert de la souveraineté aux Irakiens. Autrement dit : le pouvoir à la majorité arabe chiite d’Irak (60 % de la population) et non à un quelconque gouvernement nommé par les Américains – lesquels n’auront plus qu’à partir. Tout le contraire, en somme, du plan Bremer, savante architecture fondée sur l’équilibre des influences entre les communautés kurde, sunnite et chiite dans le but de préserver la tutelle de Washington sur un pays où le contribuable américain a tout de même « investi », en moins d’un an, près de 100 milliards de dollars…
Cet homme qui ne négocie pas et ne recherche pas le consensus, mais édicte des règles auxquelles nul chiite, qu’il soit chef de tribu ou membre du Conseil de gouvernement, n’ose s’opposer, est né iranien, à Machad, non loin de la frontière avec l’Afghanistan et le Turkménistan, au sein d’une famille de religieux réputés, à la fin de 1930. Il apprend le Coran à 5 ans, fréquente les facultés de théologie de Qom puis gagne Nadjaf, qui est à la fois le Vatican et la Sorbonne des chiites, à l’âge de 20 ans. De ses racines persanes, Ali el-Sistani a conservé un accent marqué, mais nulle nostalgie, ni allégeance. Le chiisme, transfrontalier par essence, a fini par transcender les origines d’un homme qui n’a jamais exprimé de sympathies particulières pour l’Iran de ses ancêtres. Il n’est d’ailleurs pas le seul religieux « allogène » à être ainsi reconnu sans réticence aucune par la communauté chiite irakienne : parmi les trois autres grands ayatollahs, deux – Fayad et Nadjafi – sont nés à l’étranger, le premier en Afghanistan et le second au Pakistan.
À 160 kilomètres au sud de Bagdad, Nadjaf est alors une cité vibrante de foi et de culture, foisonnante d’étudiants. Khomeiny, puis Hassan Nasrallah – le chef du Hezbollah libanais – viennent s’y établir et y suivre des cours. Les grands figures de référence s’appellent l’ayatollah Mohsen el-Hakim, incontestable leader du chiisme irakien dans les années 1960, et l’ayatollah (puis grand ayatollah) Abdelqassem el-Khoï, un érudit modéré adepte du « quiétisme », qui recommande aux imams de se tenir en retrait des joutes politiciennes. D’abord élève de Hakim, Sistani se lie à Khoï, auquel il restera fidèle jusqu’à sa mort, en 1992. Conformément aux enseignements de son maître, il se consacre exclusivement à ses études et refuse de suivre la voie de la confrontation ouverte avec le régime baasiste prônée par le parti clandestin el-Daawa dont le guide, l’ayatollah Mohamed Bakr el-Sadr – d’origine iranienne lui aussi -, sera exécuté sur ordre de Saddam en 1980. Jusqu’au bout, Sistani suit Khoï, y compris lorsque le vieux religieux nonagénaire est contraint par la police de se livrer à une comédie d’allégeance au raïs, qui le reçoit avec déférence à Bagdad un jour de 1991. Khoï ne survivra que quelques mois à cette humiliation. Il meurt, après avoir enjoint à ses fidèles de se conformer désormais aux enseignements du meilleur de ses disciples.
Ayatollah en 1992, « source d’imitation » (marjaa) l’année suivante, puis grand ayatollah (osma) en 1996 : l’ascension de Sistani est rapide. Surveillé par les services de sécurité baasistes, un moment assigné à résidence, il ne quitte pas sa maison, à l’ombre du mausolée de l’imam Ali, au coeur d’une cité millénaire et désormais sinistrée.
Début 2003, alors que les Américains s’apprêtent à envahir l’Irak, Nadjaf n’est plus que l’ombre d’elle-même. Étudiants et professeurs ont fui les grandes persécutions baasistes des années 1980 et 1990, et beaucoup se sont retrouvés à Qom, en Iran. Sistani ne « règne » plus que sur cinq cents élèves, mais son aura est déjà immense auprès des chiites irakiens, les plus pauvres comme les plus riches -, cette bourgeoisie d’affaires qui a en quelque sorte profité de l’accaparement par les sunnites des emplois administratifs et militaires pour prospérer dans le commerce et qui, aujourd’hui, le soutient. Contrairement à son grand rival l’ayatollah Mohamed Bakr el-Hakim, Sistani n’a pas choisi l’exil en Iran. Muet mais présent, sans jamais se compromettre avec le régime, il s’est voulu gardien du temple en attendant la renaissance. Une attitude dont il recueille désormais les dividendes.
Dès avril 2003, les Américains prennent garde de ne pas heurter de front cet allié objectif. Les militaires de la coalition évitent ainsi de stationner à l’intérieur des localités chiites les plus sensibles, comme Nadjaf, Kerbala, Amara, Kout ou Koufa, se contentant d’y effectuer de simples incursions. Le pouvoir y est remis à des notables contrôlés à distance. Pourtant, Paul Bremer se méfie de Sistani. Lorsque le proconsul sollicite un entretien avec le grand ayatollah, ce dernier lui fait répondre qu’il ne reconnaît comme interlocuteur que l’ONU – et que, de toute manière, il ne reçoit jamais de non-musulmans. Une double règle vexante pour l’administrateur américain, à laquelle Sistani ne consentira qu’une unique demi-exception : fin juin, il accorde une audience au chrétien Sergio Vieira de Mello, alors représentant spécial des Nations unies en Irak, tragiquement décédé depuis. Un moment, Bremer et ses conseillers pensent pouvoir contourner et neutraliser Sistani en instrumentalisant à leur profit les partis et personnalités chiites rentrés d’exil. Intégrés au sein du gouvernement provisoire, où ils sont majoritaires (treize membres sur vingt-cinq), Ahmed Chalabi et ses semblables se voient distribuer les plus belles villas des dignitaires de l’ancien régime, des téléphones portables, de luxueux véhicules 4×4 blindés et des gardes du corps à profusion. Mais la greffe ne prend pas. Très vite, à l’image d’un Chalabi que Sistani exècre, ces élus de l’envahisseur se comportent comme une nouvelle nomenklatura, tissant des réseaux de clientélisme depuis leurs résidences ghettos où ils vivent barricadés. Manipulées, si ce n’est suscitées, par les multiples associations culturelles et charitables qui servent de relais à la Hawza de Nadjaf, des manifestations contre le chômage et hostiles au gouvernement provisoire éclatent dès juillet dans tout le sud de l’Irak. Leur connotation antiaméricaine est de plus en plus forte. Absent du terrain et des mosquées, Sistani laisse faire. Joue-t-il avec le feu ? Même s’il se réclame de lui, ce « chiisme des rues » n’est pas en effet tout à fait le sien. Le héros des déshérités est un imam de 25 ans au nom célèbre : Moqtada Sadr. Basé à Koufa, mi-populiste mi-taliban, ce fils d’un ayatollah de la famille Sadr assassiné en février 1999 est certes trop jeune et trop novice en religion pour exercer autre chose qu’une capacité de nuisance. Mais son activisme, y compris au coeur même de Kerbala et de Nadjaf, a en quelque sorte forcé Sistani à sortir de sa ligne « quiétiste » de non-intervention sur le terrain politique. Dans l’urgence, afin de ne pas laisser s’installer le vide.
Depuis le 29 août 2003, les Américains ont dû se rendre à l’évidence : rien en Irak ne se fera sans l’aval du grand ayatollah, dont les paroles, aux yeux des chiites, sont au-dessus de toute loi. Ce jour-là, à la sortie d’une visite au tombeau de l’imam Ali à Nadjaf, l’ayatollah Mohamed Bakr el-Hakim, ultime espoir de Paul Bremer pour contrebalancer l’influence de Sistani, est assassiné, vraisemblablement par des « sadriyine », disciples de Moqtada Sadr. Désormais, c’est Sistani ou le chaos. Tous les dirigeants politiques chiites, y compris ceux qui siègent au gouvernement provisoire, y compris la famille Hakim elle-même (et son parti, le Conseil suprême de la révolution islamique en Irak), lui ont fait allégeance. En outre – et ce point est loin d’être négligeable en Irak -, les fondations que dirige Sistani gèrent, via des comptes en banque à Téhéran, Londres ou ailleurs, des flux financiers considérables. De quoi dépenser plus de 5 millions de dollars mensuels pour entretenir des milliers d’étudiants et des dizaines d’oeuvres charitables. De quoi envisager, aussi, de lancer dans les mois à venir une chaîne de télévision par satellite. L’origine de l’argent est à la fois opaque et connue : chaque fidèle est tenu de verser 20 % de son revenu annuel à la Hawza de Nadjaf.
Piégés par leur logique communautariste, coincés entre des Kurdes qui réclament leur drapeau, leur hymne, leur monnaie et Kirkouk pour capitale, des sunnites exclus de la nouvelle donne et tentés de s’offrir aux islamistes, des chiites enfin à la conquête du pouvoir, les Américains en seraient-ils réduits à supplier Kofi Annan d’amadouer le sphinx de Nadjaf ? Si l’on en croit le site Internet alimenté par son secrétariat (sistani.org), le grand ayatollah estime que si l’ONU, à l’exclusion de tout autre, conclut officiellement à l’impossibilité d’organiser des élections libres en Irak d’ici à la fin du mois de juin 2004, alors Sa Sainteté s’inclinera et proposera une autre solution guère éloignée de la précédente. Pour le reste, le mystère demeure sur le programme et les intentions de Sistani. Ses fidèles assurent que le Maître n’envisage pas d’établir en Irak une « mollarchie » à l’iranienne, mais que deux choses sont incontournables à ses yeux : l’inscription de l’islam comme référence suprême dans la Constitution et le contrôle de la conformité des lois aux préceptes religieux. Tutelle ? Droit de veto ? Peu importe, après tout. Ces exigences ne sont concevables que dans le cadre d’un État dont les chiites, majoritaires, seraient enfin le coeur après des siècles d’exclusion. Et le chiisme en Irak, c’est lui.

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