Zo d’Axa, l’« artistocrate »

Cet écrivain et journaliste français a marqué la fin du XIXe siècle par son talent et son courage. On le redécouvre aujourd’hui.

Publié le 2 janvier 2007 Lecture : 7 minutes.

Dans la nuit du 22 au 23 octobre 1882, une « marmite » explose à l’Assommoir, boîte de nuit fréquentée par la haute société lyonnaise. La police ratisse large : soixante-six personnes seront lourdement condamnées au début de l’année ?suivante. Malgré la répression, les attentats se multiplient : le 5 mars 1886, à Paris, un flacon d’acide prussique?jeté dans la « corbeille » de la Bourse ?sème la panique. Six ans plus tard, c’est ?l’annus horribilis : la capitale est secouée par toute une série de détonations. Boulevard Saint-Germain, puis à la caserne Lobau, et une explosion rue de Clichy, deux semaines plus tard, au restaurant Very. La liste macabre va s’étirer sur presque trois décennies. Sommes-nous dans un récit de terrorisme-fiction où l’on verrait les grandes villes françaises frappées de plein fouet par des kamikazes d’al-Qaïda ? Aucunement. Ces bombes, ces assassinats, ces attentats, sans parler des manifestations dispersées par la troupe sous des pluies de balles font bel et bien partie de l’histoire, aujourd’hui enfouie, du mouvement anarchiste dans l’Hexagone, ?à une époque – il y a un peu plus d’un siècle – qui fut hâtivement qualifiée de « Belle » pour mieux dissimuler?ses plaies.
Entre l’humiliation subie par la France impériale de 1870 lors de sa capitulation, à Sedan, devant l’armée allemande, et le déclenchement de la Première Guerre mondiale, le sang n’a en effet pas cessé de couler. La bourgeoisie au pouvoir, éclaboussée – comme dans l’affaire du canal de Panamá – par les scandales financiers, écrase sans ménagement tous ceux qui tentent d’apporter leur aide aux victimes de la Révolution industrielle et de l’expansion coloniale. Domptée par les massacres de la Commune de Paris et les déportations massives qui ont suivi, l’opinion publique se couche aux pieds des patrons, des banquiers et des uniformes souillés par l’affaire Dreyfus. Bien rares sont celles et ceux qui trouvent la force de résister parmi ces « esclaves, plus avilis que jamais, qui aboient des Marseillaise » et font le choix, comme Louise Michel, de « jeter leur vie à la face des bourreaux ».
Certains, comme Émile Henry, Clément Duval, Ravachol, Bonnot, Vaillant et tant d’autres restés anonymes, se lancent, revolver au poing, dans des attaques désespérées qui les conduisent tout droit dans les fosses communes des Batignolles, ou dans les bagnes de Nouméa ou de Guyane. D’autres, qui abhorrent les armes et le proclament, réservent aux mots leur audace. À grands coups, mais de plume, ils tentent de démolir leur société gangrenée, d’en réveiller les courages, d’en flageller les veuleries. « Ils songent, aussi, à de futurs délices, où des hommes s’aimeraient sans loi, sans douane, sans arme, sans jalousie, sans propriété. » Au premier rang de ces esprits libertaires assoiffés d’idéal qui vomissent les miasmes du marché et condamnent les meurtres commis sous les plis du drapeau, une grande figure, aujourd’hui effacée des mémoires : Zo d’Axa.
Né en 1864, ce descendant du navigateur Gallaud de La Pérouse grandit dans une famille de hauts fonctionnaires de la capitale. Saint-cyrien à 17 ans, excellent cavalier et escrimeur redouté, il voyage avec les chasseurs d’Afrique puis s’engage dans les spahis avant de déserter, aux confins du Sahara, en enlevant la femme de son chef de poste ! D’un cur l’autre, il promène ensuite à Bruxelles, à Genève et à Rome son joyeux exil, son élégance, ses yeux bleus moqueurs, sa barbe pointue et cette abondante chevelure « blond vénitien lumineux, de feu maîtrisé », qui le font choisir comme modèle du Christ par plusieurs peintres. Très tôt, il écrit, signant poèmes et articles d’un pseudonyme tiré du grec : « Zo », qui signifie « je vis » et « Dax », « en mordant »
En 1889, une amnistie permet à Zo d’Axa de rentrer en France, où l’attend l’héritage que lui a laissé son parrain. La somme, rondelette, est aussitôt investie dans la création, à Montmartre, d’un « journal d’un nouveau type, passionnément non conformiste, hors de toute inféodation à un pouvoir, totalement antimilitariste et anticlérical », dont le premier numéro jaillira des presses le 5 mai 1891 : ce sera L’Endehors, le bien nommé ! Autour de l’immense table de sa rédaction se réfugie bientôt une véritable foule de littérateurs rebelles et de journalistes sympathisant avec les théories révolutionnaires ou anarchistes. Des grands noms qui honorent la France « fin de siècle » se bousculent bientôt à la une sous les éditoriaux de Zo d’Axa : Paul Verlaine, Octave Mirbeau, Jehan Rictus, Georges Darien, Tristan Bernard, Louise Michel, Saint-Pol Roux, Élysée Reclus tandis que Vallotton, Pissaro et Steinlen font don au journal de leurs plus beaux dessins.
Tout en professant un véritable culte de la liberté radicale, Zo d’Axa n’en manifeste pas moins, pour sa rédaction comme pour lui-même, une exigence extrême vis-à-vis de l’écriture : « Nous dirons au peuple ceci : les gazetiers qui te flattent et s’excusent entre eux d’écrire mal parce que c’est pour toi qu’ils écrivent, les feuilletonistes qui se lamentent de devoir tomber des cataractes de copie [] par la raison qu’ils la destinent aux livraisons populaires, ces mercantis tachetés d’encre ont tort. » L’avertissement est entendu : la vivacité de la langue avec laquelle sont rédigés les articles publiés dans L’Endehors par « le mousquetaire rouge » (ou « l’artistocrate », comme on le surnomme) leur conservera jusqu’à aujourd’hui toute leur saveur. La rigueur professionnelle de ses chroniques, le caractère saisissant de ses analyses, comme la qualité des informations qu’il livre dans un style limpide, lui valent, par-delà les frontières, l’estime affichée de ses confrères, toutes opinions politiques confondues.
Dans L’Endehors et nulle part ailleurs, on lit des phrases totalement scandaleuses pour l’époque, telle : « Nous tenons la vie d’un Malgache pour aussi respectable que la vie d’un Français. » C’est bien évidemment plus que ne peuvent en supporter « tous ces magistrats [qui] sont de la même branche, une branche au bout de laquelle il devrait y avoir des nuds coulants ». Condamné, fugitif déguisé en ecclésiastique, arrêté à Jérusalem par les gardes du consul de France et ramené à Paris pour y être embastillé, Zo d’Axa tire, en 1895, un livre de ces épisodes rocambolesques : De Mazas à Jérusalem. Ses camarades restés à Paris ont beau s’efforcer de maintenir L’Endehors à flot, les coups de boutoir de la police et de la justice ont raison des dernières résistances : le 10 février 1893, le journal ferme, cette première aventure se termine.
Mais Zo d’Axa ne renonce pas. Bien qu’on le dise de plus en plus tenté de tourner le dos à ce monde injuste, il envoie un ultime pavé dans le marigot politico-militaire français : à la faveur du déclenchement de l’affaire Dreyfus, il fonde La Feuille, qui paraîtra « une ou deux fois par semaine, tantôt plus, tantôt moins, selon les événements » d’octobre 1897 à mars 1899. Ceux de L’Endehors de jadis, désormais installés au Quartier latin, sont rejoints par de jeunes collaborateurs. Succès immédiat, avec des tirages dépassant 50 000 exemplaires, ce qui représente un exploit quand il s’agit de véhiculer des idées aussi minoritaires. Il est vrai que les méthodes de promotion sont, elles aussi, révolutionnaires : Zo d’Axa fait défiler sur les grands boulevards des femmes voilées de violet qui posent – « chchchuttt ! » – un doigt sur leur voile, à hauteur de la bouche, quand on les interroge, avant qu’une nuée de camelots s’abatte sur l’attroupement en brandissant les exemplaires du jour ! Pour son contemporain Georges Eekhoud, « cette Feuille clama en une langue superbe et hautaine [] les désespérances et les iniquités de cette fameuse année 1899, la dernière du siècle ; elle piloria (sic !) et marqua les bourreaux et fraternisa chaleureusement avec toutes les victimes ».
En 1900, Zo d’Axa en a assez : il pense avoir tout dit, en vain, et ne souhaite pas se répéter. Pionnier, une fois de plus, mais du grand reportage cette fois, la presse du monde entier publie ses billets des Amériques du Nord – « comment on devient végétarien après la visite des abattoirs de Chicago ! » – et du Sud, de Chine, du Japon, des Indes, d’Afrique. Puis il se tait. Ni la Grande Guerre ni la révolution bolchevique de 1917 ne le feront sortir d’un silence de trente années, jusqu’à sa mort en 1930. Il habite tantôt une péniche en compagnie d’un marinier et de quelques livres, tantôt au bord des routes, sous une couverture, ou sur les plages de la Méditerranée où le rencontre Victor Méric, « rêvant devant les eaux limpides et azurées, un homme sec, mince et grand, à la barbe blanche flottante, aux yeux très doux, l’allure aristocratique. Les passants se retournent, s’interrogent. [] Un jour, s’il y a une justice littéraire dans ce bas monde de scribouilleurs, on le remettra à sa véritable place, tout en haut, parmi les élus. »
C’est à cette mission que s’est attelée aujourd’hui Béatrice Arnac d’Axa, la petite-fille de ce pamphlétaire qui fut célèbre mais trop indépendant, trop insoumis, trop singulier pour le rester. Avec une passion digne de celle que manifesta son aïeul et un talent de portraitiste souvent à la hauteur de son modèle, elle nous livre ici un recueil de témoignages richement documenté, aux antipodes des froides compilations biographiques : un hommage vibrant, un cri d’amour. Une découverte.

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