Partir, à tout prix

Le nombre de harragas, ces candidats à l’émigration qui risquent leur vie sur des embarcations de fortune pour traverser la Méditerranée, est monté en flèche ces derniers mois. Reportage.

Publié le 2 janvier 2007 Lecture : 6 minutes.

Les statistiques officielles sont effrayantes. Depuis 2001, les gardes-côtes algériens ont déjoué 624 tentatives d’émigration clandestine collectives vers l’Espagne à partir du littoral ouest du pays. Le phénomène s’est, semble-t-il, accentué ces derniers mois. En 2005, 90 personnes ont été secourues en haute mer alors qu’elles tentaient de rallier illégalement la ville espagnole d’Almería. Pour les seuls dix premiers mois de 2006, ce nombre a été multiplié par sept : 532 clandestins interceptés.
La faible proportion de ressortissants étrangers, des Subsahariens pour la plupart, est significative. Si l’Algérie de Bouteflika, celle qui panse ses blessures, celle qui injecte des milliards de dollars dans des opérations de développement, celle qui modernise ses villes et améliore les conditions de vie en milieu rural, est une réalité, il en est une autre qui n’est pas moins présente : l’Algérie que raconte le rappeur Lotfi Double Canon. Cette Algérie de l’insécurité et de la misère, des bidonvilles qui tardent à être éradiqués. L’Algérie de « Boutef » – un projet sur le long terme – n’arrive pas encore à détourner l’Algérie de Lotfi de son désir d’exil. De quoi rêve un jeune Algérien ? D’un visa.
Le phénomène n’est certes pas nouveau. Durant les années 1970, l’axe routier le plus connu par les jeunes s’appelait Trig el-wahda, la route de l’unité. C’était un chemin de contrebandiers entre l’Algérie et le Maroc, les deux pays ayant rompu leurs relations diplomatiques et fermé leurs frontières terrestres. En ce temps-là, les enclaves de Ceuta et Melilla étaient beaucoup moins surveillées. Trente ans plus tard, l’envie d’ailleurs est toujours aussi manifeste. Les Algériens sont en voie de constituer la communauté étrangère la plus importante du Canada. Il n’y a quasiment plus de bourse d’État pour des étudiants à l’étranger : près de 80 % de ceux qui en ont bénéficié ne sont pas revenus. Que de jeunes Algériens risquent, en connaissance de cause, leur vie pour traverser les 200 kilomètres de Méditerranée qui séparent Béni Saf d’Almería ne manque pas de soulever des interrogations.
Contrairement aux idées reçues, les harragas, « ceux qui grillent les frontières », ne sont ni des paysans sans terre ni des réfugiés économiques. Le plus souvent, ils sont originaires de villes et de villages où les chantiers de développement manquent de main-d’uvre. Alors, pourquoi des jeunes pleins de vitalité (il en faut pour envisager une telle entreprise) ont-ils en tête cette idée : « Yakoulna el hout ouala doud » (« être bouffé par des poissons plutôt que par des vers de terre ») ?
Ali a 35 ans. Autodidacte, il gagne assez bien sa vie en réparant des téléviseurs. Dans son village, proche de la ville de Relizane, son savoir-faire est particulièrement sollicité. Ses revenus lui permettent d’emmener chaque année son épouse et ses deux enfants en vacances en Tunisie avec un budget moyen de 1 000 euros, soit dix fois le salaire minimum garanti. « Si je passe mes congés en Tunisie plutôt qu’en Algérie, c’est pour ne pas être angoissé à l’idée que mes enfants se fassent enlever alors qu’ils jouent sur le sable, que ma voiture soit volée au parking ou que ma femme se fasse agresser par des voyous. » Quand nous rencontrons Ali en ce mois de décembre 2006, il a décidé de partir. Pourquoi ? « L’Algérie est peut-être riche, mais elle accuse un sérieux déficit de bonheur », déplore l’électronicien. Il veut gagner l’Espagne et, de là, rejoindre Sangatte en France dans l’espoir de trouver un moyen pour atterrir au Royaume-Uni.
On évoque souvent les réseaux de passeurs, la réalité est beaucoup plus simple. Généralement, l’aventure commence quand deux personnes parlent de leur projet et évaluent le coût de l’expédition : autour de 500 000 dinars (5 500 euros). Cela correspond au prix d’une embarcation du genre Zodiac, d’un moteur de rechange et des quelques centaines de litres de carburant nécessaires pour parcourir les 120 miles marins qui séparent les côtes algérienne et espagnole. Même avec ses revenus confortables, la somme est plutôt rondelette pour Ali. Il lui faut trouver des compagnons de voyage capables de mettre la main à la poche, et un « barreur » pour les mener à bon port.
Le meilleur endroit pour trouver tout cela se situe à Oran : Ras el-Ain, le quartier populaire que chante Khaled. C’est là qu’Ali rencontre une dizaine de candidats, aussi déterminés les uns que les autres. Ils sont tous originaires de l’ouest du pays. Parmi eux, une fille.
Radia est de Tiaret. Convaincue que les études allaient la libérer du carcan paternel, elle a choisi de faire médecine, filière qui n’existe pas à l’université de Tiaret, pour s’installer en cité universitaire à Oran. Loin du cocon familial, elle arrive à la conclusion que le diplôme ne lui donnera pas la vie à laquelle elle aspire. Elle laisse tomber les amphis pour une vie de barmaid dans un hôtel des Andalouses, un complexe touristique sur la corniche oranaise.
Pourboires aidant, la jeune fille arrive au bout de six mois à réunir la somme exigée par un intermédiaire qui lui a promis un visa Shengen. Las ! L’homme disparaît après qu’elle lui a remis 80 000 dinars, prix du vrai-faux visa. Dépitée, elle décide de devenir harraga. Ce qui est plutôt rare pour une femme (moins de 1 % des personnes interceptées en haute mer).
Radia raconte son histoire à Ali et rejoint le groupe. Les dix membres qui le composent mettent dans la cagnotte commune 40 000 dinars chacun. La somme permet d’acheter, le plus légalement du monde, un « boté », mot tiré de boat, en fait un zodiac pouvant embarquer huit personnes. Pas question de moteur de rechange. Trop cher. « Pour le carburant, on va se débrouiller, dit Ali à ses compagnons d’aventure. Il s’agit maintenant de trouver un barreur. » Du pêcheur du dimanche au marin professionnel, n’importe quel quidam qui a une petite expérience de la mer peut prétendre à ce statut. Généralement, le barreur n’est pas un harraga. « Sa volonté de revenir vivant est une garantie pour nous, explique Ali. Une sorte d’assurance-vie. »
Mokhtar, 24 ans, est un ancien de l’école de marine de Bou-Ismaïl, dans les environs d’Alger. Il a interrompu sa formation au bout de trois semestres pour retourner à Oran. Son passe-temps favori ? Le chat sur Internet. C’est ainsi qu’il a connu Olga, une Polonaise de son âge. Leur volonté de convoler a été contrariée par des considérations géostratégiques. Varsovie, grand allié de Washington dans la lutte mondiale contre le terrorisme, est devenu allergique aux ressortissants arabes. Après plusieurs demandes de visa rejetées, Mokhtar décide de donner rendez-vous à Olga en Espagne. Leur mariage est programmé à Malaga pour la Saint-Sylvestre. C’est ainsi que Mokhtar devient le barreur potentiel du groupe d’Ali.
Dernier détail à régler : le choix de la date du grand départ. Tous les jours, un membre du groupe se rend au cybercafé du coin pour consulter la météo. Les nouvelles sont franchement mauvaises : si la pluie tarde à venir en Algérie, la mer semble déchaînée. Autre obstacle : le dispositif mis en place par les gardes-côtes.
Plusieurs sites sont envisageables. Les plus proches des rivages espagnols se situent à l’ouest d’Oran : une vingtaine de plages et criques se succédant sur 100 kilomètres. Cette bande est étroitement surveillée par les services de sécurité algériens. On y recense treize points d’observation et de radars. « Kristel [située entre Oran et le terminal pétrolier d’Arzew, NDLR] est certes moins contrôlée, mais la traversée serait plus longue d’une quarantaine de miles, indique Ali à ses compagnons d’odyssée. Il faut plus de carburant. » Radia se dévoue et s’engage à payer cinq jerricans de mazout supplémentaires.
À l’heure où ces lignes sont écrites, Ali, Radia, Mokhtar et leurs compagnons espèrent toujours une météo plus clémente pour se lancer dans leur expédition. Ce qui les attend ? D’après les rescapés, la traversée, dont la durée normale est de six heures, est des plus périlleuses. « Si l’on échappe aux flots et à l’hypothermie, on finit menotté dans un commissariat d’Almería, avant d’être refoulé en Algérie », raconte Moussa, embarqué en février 2006 sur un corbillard flottant. « Hier encore, les personnes expulsées d’Espagne étaient quittes pour un sermon et une identification anthropométrique. Désormais, elles sont placées en mandat de dépôt avant de passer devant un tribunal en procédure de flagrant délit. »
Le 12 novembre, 63 harragas ont été interceptés au large des îles Habiba, dans la région de Béni Saf, par les gardes-côtes. Ils ont été condamnés à des peines de un à trois mois de prison. Ali, Radia, Mokhtar et les autres savent tout cela. Mais pas question de rester. El hout ouala doud. Plutôt finir dans le ventre d’un poisson que se faire manger par la vermine.

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