Les séquelles des traites négrières
De l’Angola au Soudan, nombre de conflits ou de clivages politiques actuels trouvent leur origine dans le commerce esclavagiste.
Villages encerclés par des cavaliers en armes, cases brûlées, hommes abattus, femmes et enfants enlevés Les images de la guerre qui dévaste depuis février 2003 le Darfour, dans le nord-ouest du Soudan, ne peuvent pas ne pas rappeler les razzias qui ont marqué l’histoire de cette partie de l’Afrique pendant de longs siècles. Réservoir d’esclaves de l’Égypte pharaonique, elle le sera tout au long des périodes fatimide puis ottomane. Ce conflit du Darfour, dont les causes sont certes multiples, et qui est parfois présenté comme un phénomène moderne de lutte entre un pouvoir central et une province en quête d’autonomie, est aussi une séquelle directe de la traite négrière.
Alors qu’en Europe le débat sur la colonisation bat son plein, on oublie la période qui l’a précédée et, dans l’ensemble, facilitée. Si la colonisation a été globalement négative, elle n’a été malgré tout qu’un bref chapitre historique – moins d’un siècle – et n’a pas eu que des effets destructeurs. Des progrès ont été accomplis, notamment dans le domaine de la santé. Des territoires jusque-là livrés aux guerres intestines ont été pacifiés. La traite négrière, elle, a été une catastrophe absolue sur tous les plans.
Il faut commencer par évoquer la saignée démographique. En trois cent cinquante ans, du début du XVIe siècle à la fin du XIXe siècle, ce sont probablement plus de 13 millions d’Africains (dont 15 % mourront en cours de route) qui ont été embarqués par les Européens à destination des Amériques. Quant aux « prélèvements humains » opérés par les Arabes à partir du VIIe siècle, pour s’être étalés sur une période beaucoup plus longue, ils ont été encore plus nombreux. Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur des Traites négrières. Essai d’histoire globale (Gallimard, 2005), donne les chiffres suivants : environ 4 millions par la mer Rouge, 4 autres par les ports de l’océan Indien, 9 millions au moins à travers le Sahara, soit un total de 17 millions.
Jusqu’au début du XVIIe siècle, la population de l’Afrique croissait plus rapidement que celle des autres régions du monde. Avec 110 millions d’habitants, elle représentait 20 % de la population mondiale en 1600. Trois siècles plus tard, en 1900, avec 140 millions d’habitants, elle n’en représente plus que 8,4 %.
Cette hémorragie humaine a été d’autant plus grave que ce sont les forces vives, des hommes et des femmes jeunes, qui ont été soustraits aux systèmes de production locaux.
Sur le plan spatial, les ravages de la traite se lisent sur les cartes. Dans de nombreuses régions, les populations se sont réfugiées dans des zones montagneuses. Ce n’est pas un hasard si le Burundi et le Rwanda affichent de telles densités. Le relief abritait leurs habitants des expéditions des royaumes esclavagistes de l’Afrique orientale qui fournissaient le « marché » de Zanzibar. Autre exemple, le Mali, où les Dogons se sont retranchés sur la falaise de Bandiagara, difficilement accessible par des guerriers à cheval. Parallèlement, de vastes espaces se sont dépeuplés. C’est le cas notamment de la partie orientale de la Centrafrique, dévastée par les conquêtes de l’un des derniers grands chefs de guerre africains, Rabah (qui sera tué par des soldats français en 1900), négrier s’il en fut.
Ces déséquilibres démographiques ont assurément constitué des freins au développement de l’Afrique noire. Mais ce ne sont pas les seuls. La traite, qui s’apparente à l’exploitation d’une matière première en échange de produits manufacturés (fusils, alcool, tissus), préfigure les économies de rente de l’Afrique subsaharienne contemporaine. Nulle part, les bénéfices de ce commerce infâme où les Africains ont été eux-mêmes partie prenante ne furent utilisés à l’investissement productif. Ils étaient essentiellement destinés à conforter la puissance et le prestige des pouvoirs locaux. Comme aujourd’hui, où les profits du pétrole ou des diamants tombent pour une bonne part dans les poches des dirigeants et de leurs proches.
Plus graves encore sont les séquelles politiques du commerce esclavagiste. Pour ce qui est de la traite transsaharienne, comme le rappellent les auteurs de l’excellent Géopolitique de l’Afrique et du Moyen-Orient (Nathan, 2006), Maures, Touaregs, Peuls et Arabes, entre autres, ont joué un rôle actif, et leurs razzias sont restées ancrées dans les mémoires des habitants des régions soudano-sahéliennes. On l’a bien vu lors des affrontements entre Sénégalais et Mauritaniens en avril 1989 : pour les premiers, il y avait comme une revanche à prendre sur les « Nars Ganars » (les Maures).
De l’Atlantique à l’océan Indien, les populations subsahariennes ont gardé presque intact le souvenir de siècles de violences et d’insécurité. Il leur fallut attendre la fin du XIXe siècle et, il faut bien le dire, l’ordre colonial européen pour que cessent les incursions de leurs voisins du Nord. Les conflits qui ont surgi après les indépendances n’ont souvent fait que réactiver les oppositions entre des groupes qui étaient bénéficiaires du commerce esclavagiste et d’autres qui en étaient victimes. Les cas du Tchad et du Soudan sont de ce point de vue significatifs. Dans ces deux pays, les affrontements actuels mettent aux prises des « communautés arabes » et « non arabes » – même si la distinction entre les unes et les autres n’est pas toujours facile à établir -, faisant resurgir chez les secondes des peurs et des haines à l’égard des premières qui les ont brutalisées pendant des siècles. Lors de la guerre qui a ensanglanté le Sud-Soudan de 1964 à 2005, la détermination des populations noires (christianisées en général) à s’opposer au pouvoir de Khartoum se comprend mieux quand on se rappelle le tribut qu’elles ont payé à la traite arabe : le Haut-Nil a été de tout temps l’un des principaux « gisements » d’esclaves à destination de l’Égypte.
Même chose du côté Atlantique, où les Européens s’appuyèrent sur des groupes ethniques côtiers qui se spécialisèrent dans la capture d’esclaves dans l’arrière-pays. Parmi ces États négriers, le royaume ashanti (Ghana et Côte d’Ivoire actuels), ceux du Bénin et d’Oyo (Nigeria) ainsi que le Dahomey, dont la puissance était fondée sur le contrôle du marché négrier d’Ouidah. Les relations difficiles qu’entretiennent aujourd’hui les Yoroubas du nord du Bénin et les Fons du sud trouvent pour une bonne part leur explication dans cette donnée historique.
Mais c’est plus au sud, en Angola, que les dégâts ont été le plus considérables. À lui seul, ce territoire mis en coupe réglée par les Portugais a fourni plus du tiers de la « marchandise humaine » exportée vers le continent américain. Les populations de la côte, parmi lesquelles de nombreux métis, étaient chargées de ponctionner celles de l’intérieur, au nombre desquelles figuraient les Ovimbundus. La longue guerre qui, entre 1975 et 2002, a vu s’affronter le Mouvement populaire pour la libération de l’Angola (MPLA), dominée par les côtiers, et l’Unita de Jonas Savimbi, qui puisait ses forces dans le centre du pays, s’est nourrie de l’opposition séculaire entre les uns et les autres.
À Madagascar et dans la plupart des pays riverains de l’océan Indien, nombre de clivages politiques actuels renvoient également aux heures sombres de la traite négrière.
Reste une autre dimension, et non des moindres, l’esclavage interne (qui est loin d’avoir disparu, notamment dans les pays sahélo-sahariens). Il existait de tout temps, mais il fut amplifié par la traite. Au début du XXe siècle, l’Éthiopie comptait 30 % de captifs. En Afrique occidentale, à la même date, leur nombre s’élevait à quelque 4,3 millions, soit plus du quart de la population totale. On estime qu’au total les traites internes réduisirent en servitude plus de 14 millions de personnes.
Certains souverains allèrent jusqu’à asservir et à vendre leurs propres sujets, alors que, d’ordinaire, les captifs étaient étrangers au groupe. Ce qui n’alla pas sans révoltes. L’historien Elikia Mbokolo évoquait à cet égard dans Le Monde diplomatique d’avril 1998 la « guerre des marabouts » déclenchée dans la vallée du Sénégal à la fin du XVIIIe siècle. Pour Nasir al-Din, son initiateur, « les peuples [ne sont] point faits pour les roys, mais les roys pour les peuples ».?À peu près à la même époque, dans le royaume de Kongo, Dona Béatrice prêchait, au nom de Jésus-Christ, l’égalité des races. Les mouvements prophétiques auxquels adhèrent aujourd’hui un nombre grandissant d’Africains s’inscrivent dans une tradition de résistance née à l’époque de la traite. Ainsi, à maints égards, cette dernière continue à marquer l’histoire contemporaine de l’Afrique subsaharienne.
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