« Le pétrole est aussi facteur d’instabilité »

Pour Jean-Marie Chevalier, directeur du Centre de géopolitique de l’université de Paris-Dauphine, il faut savoir gérer l’or noir.

Publié le 2 janvier 2007 Lecture : 6 minutes.

Directeur du Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières de l’université de Paris-Dauphine, Jean-Marie Chevalier est également l’un des dirigeants du cabinet de conseil Cera. Pour Jeune Afrique, l’auteur de l’ouvrage Les Grandes Batailles de l’énergie. Petit traité d’une économie violente (coll. « Folio Actuel », Gallimard, 2004) dresse le bilan de la situation pétrolière mondiale en 2006 et annonce les grandes tendances de l’année à venir. Si le troisième choc pétrolier tant redouté semble loin aujourd’hui, le climat de tensions internationales et les divisions au sein de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) peuvent encore bousculer la stabilité des cours. Sur cet échiquier mondial du pétrole, la place de l’Afrique devrait se renforcer au risque de créer certaines distorsions sociales dans les pays producteurs.

Jeune Afrique : Quel bilan dressez-vous de la situation pétrolière mondiale en 2006 du point de vue de la fluctuation des cours, de la disponibilité de la ressource ou de l’évolution de la demande, et quelles sont les grandes tendances de 2007 ?
Jean-Marie Chevalier : Après la hausse soutenue des années 2005 et 2006, on peut dire que le marché se détend progressivement. L’hiver est particulièrement doux dans l’hémisphère Nord, ce qui est favorable à la stagnation des cours. En outre, de nouvelles capacités de production se mettent progressivement en place, qui soutiennent l’offre. Ce relâchement du marché contribue à alimenter le débat au sein de l’Opep pour savoir s’il faut davantage baisser les cours ou les maintenir à 60 dollars comme actuellement. Ces discussions provoquent une division de ses membres avec d’un côté les durs, qui, comme le Venezuela, l’Algérie ou l’Iran, veulent maintenir des prix élevés. De l’autre, l’Arabie saoudite, partisan d’une baisse, car ce pays a été très sensible au fait que, pour la première fois en 2006, la demande a diminué en raison d’un tassement de la consommation américaine et européenne et d’une contraction des marchés automobiles. Par ailleurs, les questions tournant autour de l’indépendance énergétique et des projets de substitution au pétrole ne sont pas pour arranger ce clivage.
Y a-t-il une limite à la hausse des cours ?
Non, car il peut y avoir des événements inattendus notamment climatiques ou géopolitiques qui, comme en Iran, au Venezuela et en Irak peuvent créer de nouvelles tensions. Les prix peuvent parfaitement rebondir à des niveaux jamais atteints. Cette possibilité peut tout aussi bien s’exprimer en termes de chute de prix qui pourrait venir d’une amélioration de la situation irakienne. Toutefois, il y a fort à croire que l’Opep ne souhaite pas que les prix tombent en deçà de la barre des 50 dollars le baril.
Le mécanisme de fixation des cours dans lequel l’Opep joue un grand rôle ne mériterait-il pas d’être révisé ?
Cette organisation joue son rôle et applique sa propre politique sur laquelle on ne peut guère avoir d’emprise. Toutefois, elle entretient un dialogue permanent pour que les prix soient suffisamment élevés pour couvrir les besoins minimaux des États membres sans être excessifs. De 1999 à 2003, les cours ont été maintenus dans une fourchette allant de 22 à 28 dollars. Actuellement et pour les mois à venir, nous serions plutôt dans une tendance qui oscillera entre 45 et 55 dollars.
Les prix tournent actuellement autour de 62 dollars après avoir atteint près de 80 dollars. Le risque d’un troisième choc pétrolier est-il définitivement écarté ?
Pour l’instant, ce troisième choc n’est plus d’actualité, et l’évolution haussière est très progressive. Il y a eu une forte augmentation entre 2004 et 2006. L’économie mondiale a accusé le coup, mais n’a pas été touchée comme lors du second choc à la fin des années 1970. Les risques internationaux sont mieux intégrés.
Quelle place l’Afrique joue-t-elle dans la géostratégie mondiale du pétrole ?
Une place croissante avec des possibilités importantes d’augmentation de production, notamment en Angola, à São Tomé e Príncipe ou au Soudan, et, dans une moindre mesure, au Nigeria. Des pays comme la Mauritanie ou la Côte d’Ivoire sont de nouveaux producteurs. Le rôle du continent devrait progresser avec de nouvelles découvertes offshore. Mais ce rôle grandissant ne va pas sans provoquer des tensions politiques et sociales sur fond de stratégie très agressive de la part des Chinois, dont l’Angola et le Soudan sont devenus les premiers fournisseurs. Une stratégie qui amène désormais certains pays à se soustraire aux conditions imposées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international.
Pourquoi ces réserves à l’égard du Nigeria, qui est tout de même le premier producteur du continent, et de loin ?
Le Nigeria est un pays actuellement ultrasensible, car l’exploitation est rendue difficile par les kidnappings de personnels expatriés, les détournements, les destructions de pipelines Un contexte qui ne remettra pas en cause la présence des sociétés internationales, qui s’adaptent facilement à ce genre de risques. Mais la situation du Nigeria, premier producteur du continent, est d’autant plus importante que le pays pèse sur le marché international par la chute intempestive de ses productions et un potentiel énergétique sous-exploité.
L’Afrique est-elle toujours victime de ce que vous nommez « la malédiction pétrolière » ?
Ce phénomène, plus connu sous le nom de « mal hollandais »*, souligne le facteur d’instabilité que représente la rente pétrolière alors qu’elle devrait être au contraire une source extraordinaire de développement. Malheureusement, l’Afrique n’est pas la seule à vivre cette malédiction. On la constate dans tous les pays producteurs, en particulier les plus pauvres. Le volume élevé de ressources tirées de l’or noir par rapport à la réalité des économies locales crée de fortes distorsions, favorise la corruption et entraîne l’incapacité des gouvernements ou leur absence de volonté d’enclencher des politiques pour un développement harmonieux, équilibré et durable. Cette instabilité traduit également un mécontentement social. Les populations veulent légitimement une meilleure redistribution de cette rente.
Certains pays africains peuvent-ils s’engager dans une vague de nationalisations comme le font certains États d’Amérique latine ?
Pas pour l’instant, car les pays africains – l’Angola, São Tomé e Príncipe mais aussi la Guinée équatoriale – n’ont pas les moyens technologiques pour exploiter leurs ressources eux-mêmes. En outre, ils savent qu’ils doivent leur expansion à la présence des majors internationales, qui opèrent dans des conditions géologiques difficiles. Ils ne souhaitent pas le départ de compagnies stratégiques même si nous ne sommes pas à l’abri d’évolutions à moyen terme. Les conditions imposées par la Banque mondiale au Tchad sont-elles une voie possible pour enrayer cette malédiction et sortir de ce cercle vicieux ?
Le cas tchadien illustre parfaitement le fait que ces exigences ne sont pas du tout dans l’air du temps. Le problème se situe fondamentalement au niveau de la gouvernance politique. Le terme de nationalisation en Afrique ne renvoie pas tant à une propriété des installations détenues par l’État qu’à un accaparement par les classes dirigeantes d’une rente dont la distribution reste inévitablement inéquitable. L’argent du pétrole est là, mais il ne profite pas aux populations.
Les biocarburants ont-ils un avenir sur le continent ?
Cela dépend des pays, même si l’Afrique a une capacité en termes de biomasse et d’agriculture. Le cas du Brésil, où l’éthanol représente 40 % des carburants, n’est pour l’instant pas transposable, car ce pays bénéficie de conditions climatiques très favorables lui permettant d’obtenir des récoltes suffisamment importantes pour jouer un rôle dans la production de ce type de carburant. De lui pourrait néanmoins venir une coopération plus soutenue avec l’Afrique afin d’encourager les carburants non polluants.

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* L’expression « mal hollandais » qualifie les effets négatifs engendrés par des entrées massives de devises dans un pays grâce à l’exploitation de nouvelles ressources naturelles.

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