Hu Jintao ou la révolution silencieuse

Discret, voire secret, adepte de la philosophie du « parler peu et agir plus », le président de la République populaire de Chine conduit son programme de réformes avec autant de prudence que d’efficacité.

Publié le 2 janvier 2007 Lecture : 11 minutes.

Avant le sommet de novembre 2006 à Pékin, des voyages et des contacts organisés au plus haut niveau avaient déjà stimulé une augmentation spectaculaire des échanges économiques et commerciaux entre l’Afrique et la Chine. Au cours de ces trois dernières années, trente-quatre chefs d’État ou de gouvernement africains se sont ainsi rendus à Pékin, tandis que le président chinois Hu Jintao a lui-même effectué deux visites d’État en Afrique. Mais ce dernier, discret et réservé par nature, reste – et, très probablement, restera toujours – un homme mystérieux pour ses homologues du monde entier.
Le flou entourant la personnalité du président chinois est propice à entretenir à son sujet toutes sortes de rumeurs, qui lui sont pour la plupart défavorables. On évoque tantôt la louange qu’il aurait prononcée, dans une réunion du bureau politique, de « l’orientation marxiste de la Corée du Nord », tantôt la méfiance viscérale qui le porte à préférer les informations qu’il glane lui-même sur Internet aux rapports de ses propres services, toujours suspects de chercher à le manipuler. Ou encore une mémoire d’éléphant qui l’aurait doté de qualités habituellement réservées aux physionomistes de profession. Mais ce sont surtout ses perspectives politiques qui ne sont pas faciles à inventorier ; rares sont ceux qui peuvent prétendre décrypter sa stratégie, tant sur le plan intérieur qu’international. En outre, les informations en provenance de l’empire du Milieu sont souvent incomplètes, voire faussées ou déformées par les médias européens, ce qui n’aide certes pas à une meilleure compréhension des intentions du numéro un de la République populaire de Chine.
Si, pour le monde entier, force est désormais d’admettre que l’émergence de la Chine est irréversible, la question reste en effet posée de savoir de quelle manière, dans quelles proportions et avec quels objectifs sa progression va se poursuivre.

« Il n’y a pas de socialisme moderne sans démocratie », a déclaré, dès janvier 2004, Hu Jintao aux députés français, avant d’enfoncer le clou, dans les mêmes termes, à l’occasion d’un discours prononcé à l’université de Yale, en avril dernier. Mais de quelle démocratie parlait-il ? Le célèbre auteur du Choc des civilisations, le professeur de Harvard Samuel Huntington, a, pour sa part, estimé dans un journal coréen qu’il s’agit « non pas d’une démocratie à l’occidentale, mais à la chinoise ». Et toute la question consiste justement à définir la nature de cette démocratie singulière
À l’hiver 2002, quand Hu Jintao est devenu secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC), puis au printemps 2003, lors de son élection comme président de la République populaire, les observateurs occidentaux ont réagi d’une manière quasi unanime : un homme nouveau, une sorte de Gorbatchev à la chinoise, venait enfin d’arriver à la tête de ce grand pays, et il allait changer la Chine en conduisant des réformes politiques calquées sur le modèle d’une « démocratisation à l’occidentale ». Mais, aussitôt après, on nous expliqua que Jiang Zemin, le prédécesseur de Hu, qui avait conservé son poste clé de président du Comité militaire du Parti, continuait à déterminer les grandes orientations du pays. Et ces mêmes journalistes de répandre des flots d’encre pour nous expliquer que, dans ces conditions, il était impossible à Hu de se lancer dans la réforme radicale de démocratisation qu’on attendait de lui.

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La perplexité des observateurs s’accrut lorsque Jiang Zemin abandonna officiellement et définitivement son poste de président du Comité militaire : Hu Jintao, qui avait dorénavant les mains libres, n’en donnait pas moins l’impression de ne pas vouloir profiter de son nouveau pouvoir. Enfin, le mois dernier, quand explosa la bombe de la destitution du maire de Shanghai, Chen Liangyu, le rival corrompu du président, les « sinologues français » reprirent leur antienne : Hu ne disposerait plus, cette fois, du moindre prétexte pour différer la libéralisation de la presse et la mise en place d’un système de gouvernement démocratique de type occidental. Or la Chine semble rester invariablement immobile
En réalité, il convient de ne jamais juger un homme politique chinois selon des critères exclusivement occidentaux, surtout si l’on est amené à prendre en compte sa conception du temps. En l’occurrence, le problème n’est pas de savoir quand Hu Jintao commencera sa fameuse réforme politique, mais comment il choisira de la mener. Et d’ailleurs, de quelle réforme parle-t-on ? Pour certains commentateurs particulièrement avisés, la révolution silencieuse de Hu Jintao serait déjà en cours Elle n’aurait bien sûr rien à voir avec les révolutions « orange » ou « violette » chères aux médias internationaux, puisqu’il s’agirait d’une révolution colorée à l’encre de Chine.
Les sociologues occidentaux, même s’ils sont « de gauche », se moquent généralement des nouvelles théories du PCC en estimant que son pragmatisme échouera à combler le vide idéologique laissé par l’effondrement de la doctrine communiste. La population, et surtout la jeunesse, en demanderait davantage que ce « réalisme, nouvelle formule ».
Mais on doit considérer que Hu Jintao est, avant tout, un homme prudent. Tout le contraire d’un démagogue. Il croit à la philosophie du « parler peu et agir plus », conformément au proverbe chinois selon lequel « la maladie pénètre par la bouche, et l’infortune en sort » ! D’autant que, comme le Premier ministre Wen Jiabao l’a rappelé un jour dans une conférence de presse, une affaire d’apparence banale prend une importance considérable quand on doit la multiplier par 1,3 milliard d’habitants !

Au contraire de ses homologues occidentaux, Hu Jintao préfère rester dans l’ombre. Il sait que sa présence au pouvoir ne pourra excéder deux mandats de cinq ans. Il n’ignore pas non plus que sa latitude et ses moyens d’action sont limités. Pour permettre la réalisation de son programme, il doit donc faire flèche de tout bois. Le professeur Hu Angang, de l’université Qinhua – équivalent local de l’ENA -, met l’accent sur sa volonté de transformer le PCC en parti de gouvernement, aux fins de construire une « société harmonieuse » directement héritée de la tradition confucéenne : « Ce sera la nouvelle base idéologique du pays, et le soft power de la Chine ! »
En juin 2006, juste avant le sixième plénum du XVIe Congrès du Parti, l’un des organes de réflexion de Hu Jintao, le Bureau de recherche de l’école centrale du Parti, à Pékin, a publié un rapport intitulé « La réflexion et la conception de la réforme politique pour un développement économique durable ». La plus grande partie de ce texte de trente mille mots chinois, circulant sur Internet, concerne le sujet le plus « chaud » du moment : quelle réforme politique, et pourquoi ?
Selon une source bien informée, les débats qui ont eu lieu au sein du Parti ont été extraordinairement vifs, voire acharnés. Les partisans d’une réforme radicale ont brisé un tabou en imposant une délibération sur la « faisabilité » de la démocratisation à l’occidentale, ainsi que sur les raisons qui les poussent à choisir cette voie. Des discussions animées se sont donc engagées sur la possibilité d’adopter un système représentatif de type américain ou européen, avec une séparation des pouvoirs législatif, administratif et judiciaire, une presse libre et des élections au suffrage universel. Mais les conservateurs, qui plaident pour une évolution par étapes, ont évidemment manifesté leur scepticisme à l’égard de tels scénarios, affirmant, enquêtes sociales à l’appui, qu’un échec de mesures aussi extrêmes, dans un pays aussi complexe et aussi peuplé que la Chine, se révélerait désastreux et pourrait même avoir des conséquences à l’échelle de la planète. Au bout de trois mois de conciliabules à huis clos, c’est la prudence qui l’a emporté.
Selon cette même source, Hu Jintao s’est tenu régulièrement informé des progrès des pourparlers, intervenant personnellement de temps à autre pour réaffirmer les quelques principes qui devaient, selon lui, structurer, en toute hypothèse, une réforme politique : il fallait un objectif clairement défini, accessible à un coût social minimal et avec une efficacité maximale. Après avoir pris connaissance des analyses effectuées par les chercheurs chinois sur les principaux systèmes existant dans le monde, Hu Jintao a finalement proposé devant le Congrès du PCC, à la fin du mois d’octobre, la construction d’une société harmonieuse, fondée sur trois axes principaux : un développement durable, un État de droit, une démocratisation progressiste.
En chinois, le mot « harmonie » trouve son origine dans les uvres des penseurs de la Chine antique. Ce terme est une sorte de réceptacle qui contient tout à la fois l’harmonie entre les hommes, entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’économie, entre l’homme et la société Selon l’explication qui ressort des divers discours de Hu Jintao, une société harmonieuse implique conjointement « un système pour l’homme, juste et démocratique, l’unité nationale, aussi bien que la protection de l’environnement ». Autant dire que ces mots à peu près vides de sens peuvent prendre, selon le contexte dans lequel on les emploie, des significations très différentes. Pour les comprendre, il est donc indispensable d’analyser non seulement les propos de Hu Jintao, mais aussi ses actes. Depuis deux ans, ceux-ci ont été marqués par quatre priorités et par une méthode. La lutte anticorruption, l’atterrissage en douceur de l’économie, des élections directes partielles et la justice sociale font partie des premières. La volonté d’attaquer tous les problèmes en douceur, d’une manière progressive, et d’éviter des ruptures propres à mettre en danger la stabilité sociale signe la seconde.
Le 12 novembre dernier, le bureau politique du PCC a annoncé que les représentants au prochain Congrès seraient élus par les membres du Parti et non pas nommés par la direction. Quoi qu’on en pense dans les vieilles démocraties occidentales, il s’agit, pour le PCC, d’une avancée significative. Dans le même esprit, d’ici à 2008, les chefs de tous les districts seront eux aussi élus au suffrage direct. Enfin, alors que le Parti communiste vietnamien vient d’élire démocratiquement son premier secrétaire, Hu Jintao a qualifié cette initiative de « positive » dans une réunion interne du PCC, allant jusqu’à estimer que le Parti chinois ne perdrait rien à adopter le même itinéraire, le moment venu.

Mais l’action la plus spectaculaire à mettre au crédit de Hu Jintao est incontestablement la chute de Chen Liangyu, le maire de Shanghai, membre du bureau politique du PCC, survenue à la fin du mois de septembre en raison de l’implication de celui-ci dans une affaire de corruption. Chen Liangyu était connu pour son appartenance au « clan de Shanghai », une forteresse économique et surtout politique qui échappait depuis quinze ans au contrôle du pouvoir central. Si la capitale économique chinoise avait été épargnée jusqu’alors par toutes les opérations « mains propres » menées par le gouvernement, ce n’était évidemment pas parce que la grande cité était moins corrompue que les autres villes du pays, mais grâce au statut très spécial dont elle bénéficiait, auquel Hu Jintao vient de mettre un terme. Davantage qu’un scandale d’argent, les observateurs occidentaux voient donc plutôt dans l’affaire Chen Liangyu l’issue d’une lutte pour le pouvoir comme ce fut le cas, dans les années 1990, avec le scandale de la mairie de Pékin, dont le maître des lieux, Chen Xitong, fut déchu par Jiang Zemin.

Rares sont ceux qui ont prêté attention à une autre information datée du mois d’octobre : le président Hu Jintao a envoyé plusieurs dizaines de « groupes d’inspection, groupes de travail spéciaux et groupes d’enquête » dans presque toutes les provinces afin d’y renforcer la lutte anticorruption en s’appuyant sur le soutien de la population. En ligne de mire : les gouverneurs et leur entourage. C’est déjà la cinquième fois que se répète une telle initiative. En l’absence d’une réelle séparation des pouvoirs législatif, administratif et judiciaire, il s’agit en effet du seul moyen efficace s’offrant à Hu Jintao pour réussir à purger le PCC de ses vices. La population chinoise y voit la preuve tangible que Hu tient sérieusement son engagement de construire une société plus juste et plus harmonieuse en respectant la doctrine de gouvernance qu’il a faite sienne : parler peu et agir plus.
En réalité, conscient de la gravité des multiples problèmes que rencontre le pays (corruption généralisée, injustice sociale, bipolarisation de la richesse et de la pauvreté, surchauffe de l’économie, pollution et détérioration de l’environnement), Hu Jintao, avec le soutien total du Premier ministre, Wen Jiabao, et l’alignement progressif du vice-président, Zeng Qinhong, ex-bras droit de Jiang Zemin, est en train de concrétiser une série de réformes politiques d’une importance majeure. Ce fin tacticien politique – il a notamment réussi à passer dix ans en toute impunité comme dauphin du régime -, a en effet coutume de profiter des circonstances pour retourner à son profit les situations apparemment les plus compromises. Il faut comprendre que les groupes d’intérêts, tant au sein du parti que des gouvernements locaux, sont très divers et très puissants. Hu Jintao, pour avancer, devait faire preuve d’autant de détermination que de prudence. Le dernier grand dossier qu’il a traité est celui de l’Assemblée nationale, dont il veut renforcer le rôle, tout en faisant comprendre aux fonctionnaires d’État et aux membres du parti qu’il faut respecter la loi avant tout. « Nous sommes un parti qui ne cesse d’apprendre à gouverner selon la loi. »
Hu Jintao n’a pas hésité à proclamer dans un discours que « dans quinze ans, avec les progrès que nous réalisons en économie, en politique et dans le domaine social, nos systèmes seront transformés ». Il a ainsi présenté un calendrier pour ses réformes politiques, certes programmées à petits pas, mais d’une manière irréversible : en 2020, au moment où le revenu annuel moyen par habitant devrait atteindre 3 000 dollars, la Chine sera un pays plus harmonieux, démocratique, juste et prospère.
Il ne fait pas de doute aujourd’hui que l’opinion publique chinoise est favorable à Hu Jintao et à sa « société harmonieuse ». Bien sûr, l’homme de la rue appréhende les « choses » à sa manière. Et les Chinois n’ont pas tardé à trouver d’autres explications au mot « harmonie », qu’ils ont vu composé des deux caractères chinois « he » et « xie ». Les Chinois expliquent que « he » évoque à la fois la céréale et la bouche. Ce qui voudrait dire que tout le monde doit avoir de quoi manger. Et le « xie » évoque la parole et le droit de tous, ce qui voudrait dire que tout le monde a le droit à la parole, à la démocratie et à la liberté d’expression. Dans ce contexte, la « société harmonieuse » signifierait que tout le monde a le droit de manger à sa faim et de bénéficier de la démocratie et de la liberté d’expression, CQFD ! Semblables explications abondent sur Internet. Comme le président chinois est connu pour nourrir une véritable passion pour le Net, il n’y a pas de doute que ces exégèses populaires lui sont familières. Est-ce un signe qu’il saura entendre les doléances et les requêtes de la « Chine d’en bas » ? Affaire à suivre

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