Sa majesté impériale Rufin Zomahoun !
De Cotonou à Tokyo en passant par Pékin, le parcours du premier sinologue noir, star du petit écran et écrivain à succès au pays du Soleil-Levant, est une énigme et une leçon. Une histoire que vous aimerez lire.
Lorsqu’il quitte son Bénin natal pour la République populaire de Chine, le 6 septembre 1987, Rufin Zomahoun, étudiant en linguistique de 23 ans, pousse un ouf ! de soulagement. Finie, la période des vaches maigres, pense-t-il. « À Cotonou, je manquais de tout, même de quoi m’acheter un stylo et un bloc-notes, et j’étais obligé de faire plusieurs heures de marche pour me rendre à l’université », explique-t-il. Le Bénin est en pleine révolution socialiste. Le campus universitaire est en proie à une agitation syndicale récurrente, notamment à cause du retard dans le paiement des bourses. Les possibilités d’études en France, en Belgique ou en Allemagne sont rares, sinon réservées aux seuls rejetons des membres de la nomenklatura. S’ils veulent poursuivre leurs études à l’étranger, les autres, à moins d’être issus d’une famille aisée, doivent se contenter de bourses nord-coréennes, soviétiques, cubaines ou chinoises. C’est le cas de Rufin Zomahoun, rejeton d’une famille nombreuse, qui, après des tests concluants, embarque pour Pékin, où il doit intégrer la faculté de langue et de culture.
Il arrive le 9 septembre dans la capitale chinoise au terme d’un périple de trois jours et après de longues escales à Paris, Francfort, Rome et aux Émirats arabes unis. Il y restera sept ans, qu’il mettra à profit pour apprendre la langue et soutenir une thèse de doctorat de troisième cycle. Le 23 juin 1993, en effet, devant un parterre de diplomates réunis dans un amphithéâtre de l’Université de Pékin, il devient le premier sinologue noir. Pour se faire un peu d’argent de poche, il travaille les soirs et les week-ends, comme jardinier, chauffeur ou interprète dans les ambassades africaines de Pékin. « La Chine était un pays agréable et accueillant, se souvient Rufin Zomahoun, aujourd’hui âgé de 40 ans. Les Africains étaient pris en charge, respectés et choyés. Les Chinois nous considéraient comme des frères opprimés, comme eux, par l’impérialisme international. Il y a, par ailleurs, de nombreuses similitudes dans nos cultures respectives que je me suis efforcé de mettre en exergue dans ma thèse de doctorat. »
Puis, avec le changement de cap idéologique et les premières mesures de libéralisation économique, les choses semblent se compliquer. La Chine de Deng Xiaoping verse dans la xénophobie et le racisme anti-Noirs. Le campus n’échappe pas au prurit. Les étudiants chinois acceptent difficilement le « confort » dans lequel vivent leurs camarades étrangers. Pour protester contre la recrudescence des ratonnades et la chasse au faciès, les étudiants africains descendent dans la rue, en décembre 1988, puis en janvier 1989. On évite de peu l’affrontement. Rufin Zomahoun prend une part active au mouvement. « Du jour au lendemain, les Chinois ont commencé à nous considérer comme d’ignobles profiteurs. Il y avait soudain du mépris dans leur regard. Pour peu, on se serait cru en France, en Belgique ou en Italie… » Malgré tout, il affirme avoir aimé la Chine, dont il connaît la culture et manie à merveille la langue.
Son doctorat en poche, notre bonhomme hésite à rentrer au pays. Il est séduit par cette Asie, où la présence africaine est certes insignifiante, mais dont le dynamisme le fascine. Il prend donc la décision d’aller « compléter » sa formation à Tokyo, aidé en cela par un condisciple japonais de l’Université de Pékin dont le père est chef d’entreprise. Ce dernier lui envoie par DHL les documents indispensables pour obtenir un visa d’étudiant auprès de l’ambassade du Japon en Chine. Rufin Zomahoun s’envole le 17 mars 1994 pour Tokyo. Il y est toujours.
« D’emblée, le père de mon ami a joué franc jeu avec moi, raconte le jeune Béninois. Lors de notre première rencontre, il m’a fait comprendre qu’il préférait m’apprendre à pêcher plutôt que de me donner du poisson tous les jours. Il m’a aidé à trouver des petits jobs pour payer mes études. » Les débuts sont pénibles, notamment parce que le nouveau venu, qui maîtrise le mina, le fon, le yorouba, l’anglais, l’espagnol et le chinois, ne parle pas un mot de japonais. « J’ai plus souffert au cours de mes quatre premières années au Japon que lorsque j’étais au Bénin ou en Chine », poursuit-il. Ses journées, invariablement, se ressemblent. Tous les matins, de 9 heures à 13 heures, il suit des cours de langue japonaise. Ensuite, il file prendre son train à la gare de Koiwa pour aller travailler chez trois employeurs différents. Il ne rentre chez lui qu’aux alentours de 4 heures du matin. Puis, un jour, c’est le drame : fatigué plus qu’à l’accoutumée, au terme d’une journée particulièrement éprouvante, il se sectionne les doigts de la main gauche, à l’usine. « J’ai été très entouré durant cette épreuve qui m’a permis de mieux connaître et aimer les Japonais », assure Rufin Zomahoun.
Il est dédommagé pour cet accident du travail. Avec l’argent, il s’inscrit dans l’une des meilleures universités de Tokyo, Joochi-Daigaku, plus connue à l’étranger sous l’appellation Sophia University, créée par les jésuites à la fin du XIXe siècle et où il soutiendra, en février 1999, une thèse de doctorat au département de sociologie sur le thème : Étude comparative de l’éducation de base au Bénin, en Chine et au Japon. « Il n’est pas donné à n’importe qui d’y entrer. J’ai passé mes tests, en février 1997, avec des Japonais, des Coréens et des Chinois. Aujourd’hui encore, je suis le seul étudiant subsaharien sur le campus de Yotsuha, où les cours se déroulent exclusivement en japonais, alors que sur l’autre campus, Ichigaya (toujours à Sophia University), ils le sont en anglais. »
La vie de Rufin Zomahoun bascule dans la nuit du 11 au 12 mars 1998. Alors qu’il rentrait chez lui après son « job n° 3 », il est abordé par un homme qui lui propose un petit boulot à la télévision : participation à une série télévisée de cinq heures payées l’équivalent de 120 dollars. Il accepte. L’émission, diffusée sur la chaîne TBS le 19 mars 1998, s’appelle Kokoga He Da To Nihonjin (en français, Les Habitudes étranges des Japonais). L’audimat explose. Et ce qui ne devait être qu’une expérience sans lendemain se transforme, peu après, en rendez-vous régulier, qui regroupe autour du célèbre humoriste et cinéaste japonais Beat Takeshi une centaine d’étrangers parlant couramment japonais. Parmi ces derniers, un jeune homme flamboyant, Rufin Zomahoun, toujours drapé dans un costume trois-pièces agbada (boubou). A star is born.
Les sujets abordés sont variés : politiques, militaires, économiques et, surtout, socioculturels. Les étrangers sont invités à donner leur point de vue, à critiquer librement le pays où ils vivent, pour certains, depuis des décennies. « J’ai saisi l’occasion qui m’était offerte pour sensibiliser les Japonais à la cause africaine. Nombre d’entre eux ignorent, par exemple, que la plupart des matières premières qu’ils utilisent dans la fabrication de leurs voitures ou appareils électroniques viennent de notre continent. » Conquis, le patron d’une grande agence touristique téléphone en pleine émission pour remercier le jeune Béninois, « qui lui a fait comprendre que tout le continent africain n’est pas un champ de ruines ».
Rufin Zomahoun saute désormais d’un plateau de télévision à l’autre. Les maisons d’édition se le disputent. Entièrement rédigé en japonais, son premier ouvrage, Le Japon par Zomahoun (sorti en librairie le 24 septembre 1999) est un best-seller : près de 300 000 exemplaires vendus en l’espace de trois mois. Lorsqu’il prendra la parole devant les députés sud-africains au Cap, lors de son périple en Afrique, en janvier 2001, le Premier ministre japonais, à l’époque Yoshiro Mori, mettra l’accent sur « le parcours remarquable » du Béninois. Qui, à l’occasion, sert d’interprète (chinois-japonais) lorsque des officiels chinois viennent à Tokyo.
Nullement grisé par le succès, Rufin Zomahoun crée un « Comité de gestion » des droits d’auteur. Objectif : construire des écoles primaires dans les régions déshéritées du Bénin. Il se rend lui-même sur place, en décembre 1999, pour identifier les trois premiers sites, situés dans le Nord-Bénin, et assister au démarrage effectif des travaux. Les écoles ont, depuis, été inaugurées. À chaque passage, notre bonhomme distribue des fournitures scolaires aux plus démunis, fait creuser des puits grâce à des collectes de fonds organisées dans son pays d’adoption, et trouve le temps de raconter sa petite expérience dans l’humanitaire dans un second livre écrit, toujours en japonais, en avril 2000. « On ne construira pas l’Afrique avec des étrangers ni avec l’aide venue d’ailleurs, explique ce célibataire endurci, qui a pris part, début octobre, à la première conférence des intellectuels africains et de la diaspora, à Dakar. Il nous faut compter sur nous-mêmes. »
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus
- Au Mali, le Premier ministre Choguel Maïga limogé après ses propos critiques contr...
- CAF : entre Patrice Motsepe et New World TV, un bras de fer à plusieurs millions d...
- Lutte antiterroriste en Côte d’Ivoire : avec qui Alassane Ouattara a-t-il passé de...
- Au Nigeria, la famille du tycoon Mohammed Indimi se déchire pour quelques centaine...
- Sexe, pouvoir et vidéos : de quoi l’affaire Baltasar est-elle le nom ?