Sac d’embrouilles

Qui fait quoi dans la filière café-cacao ? Où va l’argent ? Quatre ans après sa mise en route, la réforme du secteur n’a rien changé aux pratiques d’hier et au sort desproducteurs, qui crient au scandale.

Publié le 25 octobre 2004 Lecture : 7 minutes.

De superbes top-modèles, belles à croquer… présenteront une collection de vêtements de haute couture, délicieusement « cacaotée » par des maîtres confiseurs de renom, à l’occasion du Salon du chocolat, du 27 octobre au 1er novembre à Paris. Aux premières loges, l’importante délégation de producteurs et d’opérateurs de Côte d’Ivoire, conduite par Amadou Gon Coulibaly, ministre de l’Agriculture, appréciera certainement cette mise en scène du goût et de l’élégance. De quoi oublier, pour un moment, la crise que traverse le pays et afficher sa solidarité pour la promotion du premier produit d’exportation.
Une complicité de façade, la guerre fratricide que se livrent les opérateurs et la fronde des producteurs étant dans tous les esprits. Jamais la filière cacao ivoirienne ne semble avoir connu période aussi lourde de menaces. Les planteurs ont entamé le 18 octobre une grève illimitée, mené des actions bloquant l’écoulement des produits vers Abidjan et San Pedro, et même, ici et là, mis le feu à quelques tonnes de leur « gagne-pain », les cabosses. En cherchant à paralyser l’économie de la zone sous contrôle des forces loyalistes, ils entendent obtenir des autorités le financement des coopératives et la diminution des importantes taxes prélevées sur les revenus de leur travail. Actuellement, l’État et les différents organismes de régulation et de commercialisation de la filière perçoivent plus de 310 F CFA (0,47 euro) sur chaque kilo de cacao exporté. Alors que les acheteurs ne proposent pas plus de 200 à 250 F CFA aux planteurs en brousse et que leurs confrères ghanéens vendent leurs fèves à 600 F CFA.
Mais, ce coup de force, mûrement réfléchi, est loin d’être une simple affaire de « gros sous ». Il est avant tout un appel au secours d’une filière mal en point depuis qu’elle a été libéralisée sous la pression de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). Et traduit l’exaspération d’une grande majorité des paysans devant la confiscation des revenus générés par la production et le commerce du cacao par tout ou partie d’une nomenklatura pourtant chargée de veiller à la bonne marche de la filière. « L’une des motivations profondes de la libéralisation était d’introduire plus de transparence dans une gestion particulièrement opaque et de limiter l’exposition des finances publiques aux à-coups des cours internationaux », se défend la Banque mondiale.
Premier producteur mondial, la Côte d’Ivoire exporte chaque année autour de 1,2 million de tonnes de cacao, soit 40 % du commerce international. Cette culture représente environ 15 % du Produit intérieur brut et fait vivre près de 6 millions de personnes, dont 618 000 planteurs (chiffres de 1999). Des données qui témoignent de l’importance stratégique des fèves dans l’économie ivoirienne. Or le processus de réforme de la gestion et de la régulation des activités a débuté en pleine période de récession, au lendemain du coup d’État de feu le général Robert Gueï, en décembre 1999.
À la tête d’un gouvernement d’union nationale, ce dernier, qui voulait redorer son image auprès de la communauté internationale, a suivi le schéma de démantèlement concocté par les institutions de Bretton Woods en retirant en mars 2000 leur pouvoir « absolu » aux dirigeants de la Caistab (Caisse de stabilisation des prix, jusque-là inféodée au régime) pour le donner aux représentants des producteurs. La restructuration aboutit à la mise en place d’un Conseil interministériel des matières premières, d’une Autorité de régulation du café et du cacao (ARCC) et d’une Bourse du café-cacao (BCC).
Des élections sont organisées à l’échelle nationale pour permettre l’entrée des représentants des producteurs dans ces structures. Henri Amouzou Kassy, un Baoulé, devient président de l’Association nationale des producteurs de café-cacao de Côte d’Ivoire (Anaproci), et Lucien Tapé Doh, un Bété, vice-président. Laurent Gbagbo, qui arrive au pouvoir en octobre 2000, reprend les grandes lignes de la réforme et y intègre le Fonds de développement et de promotion des activités des producteurs café-cacao (FDPCC). Amouzou et Tapé Doh de l’Anaproci prennent respectivement la direction du FDPCC et de la BCC. Mais, réalisant qu’il lui fallait son propre accès à la principale source de revenus du pays, Gbagbo favorise également la création d’une nouvelle structure, le Fonds de régulation et de contrôle (FRC), dépendant directement des autorités et dirigé par l’une de ses proches, Angeline Kili.
Aujourd’hui, quatre ans après la libéralisation, c’est une large frange des producteurs, les exportateurs et la communauté internationale qui crient au scandale. Non sans raison, les planteurs dénoncent pêle-mêle l’absence de financement pour les coopératives, la gestion qui laisse à désirer de leur épargne (évaluée à 1 259 milliards de F CFA depuis la campagne 2001-2002) par le FRC. Sans oublier les 2 milliards de F CFA alloués aux planteurs déplacés et dont on ignore ce qu’ils sont devenus. Des plaintes justifiées si l’on en croit les premiers résultats de l’audit de la filière réalisé par le cabinet International Diagnostic Commodities (IDC).
Les enquêteurs y dénoncent le manque de transparence, le détournement de leurs missions initiales vers l’affairisme, la gabegie financière de leurs représentants… Et soupçonnent des relais politiques de tirer les ficelles. Les mêmes qui ont manifesté quelque réticence à coopérer dans l’enquête ? En tout cas, de guerre lasse, ils ont dû arrêter leurs investigations après deux missions à Abidjan en 2002 et en 2004. Romano Prodi, le président de la Commission européenne, en a tiré ses propres conclusions. Il a signifié fin septembre au Premier ministre Seydou Elimane Diarra, de passage à Bruxelles, que le décaissement de l’enveloppe de 300 millions d’euros programmée de longue date est soumis à la finalisation de cet examen de « conscience » de la filière, au même titre qu’au bon respect des droits de l’homme.
Une grande partie des planteurs en arrive aujourd’hui à regretter l’époque de la Caistab et des prix garantis, la libéralisation n’ayant accouché, à leurs yeux, que d’un système mafieux à la tête duquel une classe de nouveaux riches se coopte et règne en toute impunité. Comme hier. Mais, depuis un peu plus d’un an, les « parrains » de la filière, non contents de leurs privilèges, s’affrontent dans la presse. Les attaques ont pris une tournure très virulente en août avec l’annonce du rachat de Dafci, la filiale de commercialisation du cacao ivoirien de Bolloré, par le FRC et ses alliés ACE (Audit, contrôle, expertise), un cabinet spécialisé dans le contrôle qualité, et la Banque nationale d’investissement (BNI).
Amouzou n’a pas supporté l’immixtion du FRC sur un territoire qu’il considère comme sa chasse gardée, et encore moins le soutien que le ministre de l’Économie et des Finances, Paul Bohoun Bouabré, a apporté à cette initiative. Le président du FDPCC, qui était candidat à la reprise de Dafci, lâche alors ses fidèles qui se répandent en manifestations pour annuler le projet. Un mouvement relayé par d’autres organisations et syndicats de planteurs, moins orchestrés, qui demandent purement et simplement le démantèlement de toutes les structures de régulation de la filière.
Le ministre de l’Agriculture, Amadou Gon Coulibaly, du Rassemblement des républicains (RDR), fort de l’appui des exportateurs et de la communauté internationale, en profite pour reprendre la main sur le dossier cacao et évoque les questions « brûlantes » devant le Comité interministériel des matières premières. Les parts de Dafci acquises par le FRC seraient portées par des « prête-noms » proches des dirigeants du Front populaire ivoirien (FPI), le parti au pouvoir. Il obtient le droit d’adresser une lettre au FRC – cosignée par le ministre de l’Économie et des Finances – pour lui signifier que l’État s’oppose à sa participation au capital de Dafci et que les fonds investis pour le compte de particuliers doivent être remboursés avant le 31 décembre 2004.
Devant l’ampleur de la contestation, le président Gbagbo entre en scène, reçoit en septembre les différents acteurs de la filière pour calmer les esprits, et met en place une commission chargée de lui soumettre un rapport. Une fois celui-ci rendu, il annonce le 1er octobre à la radio nationale la création d’un comité de pilotage et de suivi de la réforme de la filière directement rattaché à la présidence. Le comité décide de suspendre tout nouvel investissement dans la filière, demande aux structures concernées de veiller au bon déroulement de la campagne en revalorisant le revenu du planteur. En attendant de procéder à un état des lieux du secteur et proposer des aménagements au dispositif actuel.
Mais, depuis, les acteurs de la filière attendent leurs invitations à siéger au nouveau comité. La crise n’est pas désamorcée alors que la campagne de commercialisation a été lancée début octobre. L’appel des leaders paysans à son boycottage n’arrange pas l’État, qui est déjà fort mal en point. « Les prélèvements sur les exportations de cacao permettent de payer les fonctionnaires, de rembourser la dette, de garder la tête hors de l’eau… », souligne un membre du Conseil économique et social. Les autorités, en manque de trésorerie fin septembre, ont lancé un appel aux multinationales cacaoyères et aux transitaires pour qu’ils payent par anticipation leurs taxes d’exportation, le fameux Dus (Droit unique de sortie, environ 258 milliards de F CFA attendus en 2004 dans les caisses du Trésor).
En échange, l’État leur a accordé 10 % de remise sur cette taxe. « L’atmosphère n’a jamais été aussi explosive, explique un responsable du ministère de l’Agriculture. Laurent Gbagbo cherche à gagner du temps, car il ne veut se mettre à dos personne à un an de l’élection présidentielle. » Ce qui explique qu’il ne sanctionne – alors qu’il en a les moyens – ni les organismes de gestion et de régulation des activités ni les hommes qui en ont la charge.
Hormis l’Union européenne, la communauté internationale, qui suit pourtant les soubresauts de la filière avec la plus grande attention, n’ose pas intervenir. Officiellement du moins.

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