Rafic Hariri

Le Premier ministre libanais, considéré par ses partisans comme le « père de la reconstruction » de son pays, a remis sa démission au président Lahoud.

Publié le 25 octobre 2004 Lecture : 6 minutes.

Le 20 octobre dernier, au siège du gouvernement à Beyrouth, les solliciteurs, amis et collaborateurs qui se pressent, comme de coutume, dans l’antichambre du bureau de Rafic Hariri pour plaider un dossier, demander une subvention ou recommander un parent, ne sont pas à la fête : leur protecteur vient de démissionner. Cette décision n’a sans doute pas été prise de gaieté de coeur par celui qui, égrenant son chapelet sans songer à cacher des rondeurs familières, avait exercé les responsabilités de Premier ministre dès 1992, à 48 ans, jusqu’à ce triste automne de 2004, avec la seule parenthèse de la primature de Selim al-Hoss, de 1998 à 2000.
Hariri a conquis ses compatriotes comme il avait auparavant su gagner la confiance des dirigeants saoudiens. Fils d’un modeste agriculteur de Saïda, le jeune Rafic, comptable dans une petite entreprise d’agrumes, saisit sa chance quand il apprend, en 1977, que le roi Khaled veut faire construire à Taëf, en moins de neuf mois, un palace grandiose, le Massarah Intercontinental. Contre toute attente, Rafic Hariri relève le défi : il monte une société exclusivement vouée à ce projet, s’associe avec une firme française, convainc de ses capacités le prince héritier, le futur roi Fahd, et gagne son pari en assurant le transport des équipements par avion. Il retire de cette aventure, en plus de la nationalité saoudienne, une fortune de près de 6 milliards de dollars, qu’il rapporte avec lui à Beyrouth. Fort de l’appui décisif du royaume saoudien et de ses liens avec la Syrie, Rafic Hariri se consacre alors à l’organisation de la conférence de Taëf qui mettra fin à quinze ans de guerre civile dans son pays.
La paix revenue au Liban, il faut relever la capitale de ses ruines. Telle est la mission que Hariri s’assigne, associant son nom à la reconstruction de Beyrouth et à sa société, la Solidere, en charge de la plupart des travaux. La méthode et les plans qu’il adopte ne sont certes pas au goût de chacun, mais on ne peut contester que, dans un centre-ville ravagé, il a fait renaître des quartiers vivants, agencés d’une manière qui favorise une cohabitation pacifique entre les communautés.
Rafic Hariri a quelque raison d’être fier de son oeuvre. Pour le faire savoir, il constitue sur le terrain des médias un empire impressionnant qui passe par des chaînes de télévision (Future TV), la station parisienne Radio-Orient, d’autres radios libanaises et des participations importantes dans les principaux journaux libanais. Et il ne s’en tient pas là. Il offre à Saïda, sa ville natale, une université, un centre hospitalier, une école d’infirmières et des établissements scolaires. Plusieurs dizaines de milliers d’étudiants libanais lui doivent leur bourse, qu’ils se comptent parmi ses partisans ou qu’ils se disent ses adversaires.
Lui-même croit sûrement, alors qu’approche la crise qui va tout remettre en question, qu’il est en passe d’avoir atteint ses objectifs politiques : de bonnes relations avec les États-Unis, la France, l’Arabie saoudite et la Syrie et, plus ou moins, tous les partis libanais. Reste seulement le président de la République, le général Émile Lahoud. Hariri et lui se disputent âprement. Il ne s’agit pas, entre eux, d’un débat sur les orientations politiques du Liban, mais de la lutte pour le pouvoir. Avec, chez l’un, les moyens considérables que procurent la richesse et la direction du gouvernement ; les moyens traditionnels de l’armée et de ses services, pour l’autre.
Dans ce dispositif, une bombe à retardement : les largesses de Rafic Hariri ont fait passer la dette publique du Liban de 2,5 milliards à 18 milliards de dollars entre 1992 et 1998. Personne n’a voulu en discuter sérieusement avec le gouvernement de Selim al-Hoss. Mais en 2001, quand notre homme revient aux affaires, Jacques Chirac se voit contraint de prendre le dossier en main pour faire accepter un plan de sauvetage de grande envergure. Un immense succès à porter au crédit d’Hariri et la consécration de l’amitié qui le lie au président français – bien que ce dernier lui ait imposé d’adopter des réformes importantes qui, pour la plupart, n’aboutiront pas.
On connaît le cadre de la crise à laquelle va faire face le Premier ministre : la confrontation délibérément engagée par les États-Unis avec la Syrie. Conscients qu’avec le départ du président Lahoud, dont le mandat s’achève en septembre 2004, ils risquent de perdre le contrôle de la situation sur la scène libanaise, les dirigeants syriens décident finalement que la solution la plus sûre est de proroger de trois ans ses fonctions, grâce au vote d’un amendement constitutionnel. Lahoud est en effet le seul qui puisse se faire obéir de l’armée et entretenir en même temps des liens solides avec un Hezbollah dont on sait la place essentielle sur l’échiquier politique et militaire du Proche-Orient.
La réaction des Américains ne tarde pas. À Washington, le courant favorable à une confrontation dure avec la Syrie est prépondérant. On croit pouvoir compter sur l’appui d’une communauté maronite majoritairement hostile à la Syrie, sur celui des Druzes que Walid Joumblatt entraîne désormais à ses côtés dans le conflit qui l’oppose à Émile Lahoud, sans oublier Rafic Hariri, adversaire de toujours du président. Le fait nouveau, qui stupéfie pour la plupart des observateurs, est que la diplomatie française va faire cause commune avec la diplomatie américaine. Jacques Chirac lui-même, qui avait toujours accordé à Rafic Hariri un soutien sans faille, considère en effet que Damas n’a pas tenu ses engagements en faisant obstacle aux réformes conditionnant le règlement de la dette libanaise. L’échec essuyé par de grandes entreprises françaises, comme Total, en faveur de concurrents qui n’ont, eux non plus, pas hésité à utiliser avec le président Bachar al-Assad leurs moyens traditionnels d’influence, paraît en apporter la preuve. Quoi qu’il en soit, voilà la France associée, en cette affaire, à la politique américaine.
La résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU, réclamant de la Syrie qu’elle ne s’ingère pas dans les affaires constitutionnelles du Liban, qu’elle en retire ses troupes et que les milices de l’intérieur comme de l’extérieur – c’est-à-dire le Hezbollah et les Palestiniens – soient désarmées, aboutit cependant à un échec. L’amendement constitutionnel permettant de prolonger de trois ans le mandat d’Émile Lahoud est voté à une écrasante majorité, y compris par Rafic Hariri que rien n’empêche, dès lors, de prendre la tête d’un nouveau gouvernement.
À Washington et à Paris, on refuse toutefois de s’avouer battu. Un nouveau texte est présenté au Conseil de sécurité, dans lequel figurent les mêmes exigences que dans la résolution 1559. À Beyrouth, toutes les tentatives de compromis avec les groupes d’opposition, maronites ou druzes, échouent. Le ministre druze de l’Économie, Marwan Hamadé, l’un des hommes les plus brillants et les plus populaires du Liban, réputé pour être resté l’ami personnel de Rafic Hariri, est victime d’un attentat le 1er octobre. Il avait toujours défendu les droits des Palestiniens au Liban et était l’un des négociateurs les plus actifs des arrangements entre Beyrouth et Damas. En fin de compte, Rafic Hariri, dont il est plus que vraisemblable qu’il a été soumis à de très efficaces pressions saoudiennes et – indirectement – américaines, renonce à former un nouveau gouvernement. Omar Karamé, qui lui succède, représente clairement le choix de la Syrie, comme si l’on en était arrivé à une phase plus dure de la crise.
Mais, même au cas où les dirigeants syriens et libanais accepteraient de resserrer leur dispositif militaire, qui pourrait se charger de désarmer les milices, conformément à la résolution 1559 ? Il est hors de question que ce soit l’armée libanaise qui, comportant des unités venant de toutes les communautés, ne pourrait ni ne voudrait risquer de relancer l’ancienne guerre civile en s’opposant au Hezbollah. Seraient-ce alors les Américains ou les Français ? Il suffit de poser la question pour y répondre : sans parler de la France, qui ne l’envisage en aucun cas, les États-Unis, englués dans leurs dramatiques opérations militaires en Irak, ne peuvent pas non plus y songer. Alors, Israël ? La crise ne manquerait pas de prendre une autre dimension…
Dans l’ombre où il est provisoirement retiré, Rafic Hariri guette les rebondissements d’une crise qu’il n’a pas souhaitée, avec pour seul objectif d’en limiter la portée et les conséquences, convaincu que le temps de l’apaisement reviendra, et sans prendre la mesure, peut-être, de la tempête qui souffle sur toute la région.

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