Pasqua : opération Sénat

Pour échapper à la justice, l’ancien ministre de l’Intérieur a déployé des trésors d’ingéniosité. Et gagné la campagne de l’immunité parlementaire…

Publié le 25 octobre 2004 Lecture : 6 minutes.

Même vieillissants, les mammouths ne renoncent pas. Ils ont gardé au coeur le mordant de la jeunesse et, leur vie étant une lutte sans trêve, ils n’imaginent pas qu’ils auraient à livrer « un combat de trop ». Charles Pasqua est de ceux-là. Il est de ces êtres chez qui l’ombre se mêle invariablement à la lumière. Côté ombre, sa réputation est d’autant plus impressionnante qu’elle est nourrie de rumeurs invérifiables et de supposés coups tordus. Des réseaux innombrables jusqu’en Afrique, des amitiés de tous ordres incluant diverses figures de l’extrême droite, des accointances corses, la direction d’un service d’ordre, le SAC, qui, sous le gaullisme, dépassa largement sa fonction initiale, des talents d’organisateur et de stratège, du goût pour la coulisse et les négociations discrètes, du courage, de l’habileté, de la fidélité, la capacité de se taire et de garder pour soi les secrets les plus lourds ont nimbé cet homme d’une aura qui en fait un personnage à part dans le paysage politique français.
Côté lumière, le bilan n’est pas mal non plus : député, sénateur depuis 1977 (avec quelques interruptions), longtemps patron d’un des départements les plus riches de l’Hexagone – les Hauts-de-Seine -, ministre de l’Intérieur par deux fois, un poste qui exige de la poigne et de l’entregent mais fait de son titulaire l’homme le mieux informé du pays, cofondateur du RPR, Pasqua n’a cessé d’afficher des convictions, une exigence, une passion pour la France. Avec des coups de gueule salutaires, des drôleries et un humour qui l’ont rendu populaire et familier, en faisant presque le cousin de chaque Français. Car cette haute personnalité, venue du peuple et tenue à distance par la droite bourgeoise, est de la race des militants, des grognards, des croisés, de ces barons de Napoléon qui, même couverts d’honneurs, de gloire et de titres, ne s’enflammaient que pour l’aventure et les batailles.
Par un hasard extraordinaire – mais y a-t-il du hasard en politique ? -, les deux facettes de Pasqua se trouvent aujourd’hui exposées. Par cinq fois, il a été mis en examen, sans compter deux autres affaires dans lesquelles il est compromis. Pêle-mêle, la justice l’accuse de « corruption passive », le soupçonne d’avoir perçu des fonds occultes lors de son second passage au ministère de l’Intérieur, le poursuit pour « trafic d’influence » à l’occasion de ventes d’armes à l’Angola, pense qu’il a financé illégalement sa campagne électorale lors des européennes de 1999, lui reproche le prêt d’une banque chypriote et le suspecte d’avoir bénéficié des largesses douteuses d’un homme d’affaires libanais. Plusieurs de ses amis ont eu maille à partir avec les juges, et le plus célèbre d’entre eux, le préfet hors cadre Jean-Charles Marchiani, ancien député européen, est actuellement incarcéré. Devant tant d’« affaires », beaucoup d’hommes politiques pronostiquaient sa chute et jugeaient qu’à sa place, submergés par d’aussi importants soupçons, ils auraient jeté l’éponge. Pas Pasqua. Lui, au contraire, a choisi de se battre une nouvelle fois.
Aussi, peu avant les élections de septembre dernier, annonce-t-il sa candidature au Sénat. Dans les Hauts-de-Seine, il présente une liste vite baptisée « Union pour un mouvement national ». Il fait à peine campagne. Ce n’est pas nécessaire : il est élu, et bien élu, sénateur des Hauts-de-Seine. Du coup – l’avantage n’est pas mince -, il bénéficie, pour les six prochaines années, de l’immunité parlementaire qui le protège en partie de la justice. Ce qui n’empêcherait pas un juge de le mettre en examen mais interdirait à celui-ci de prendre, à son encontre, des mesures coercitives (garde à vue, contrôle judiciaire ou détention provisoire). En fait, voilà « Charles » à l’abri.
Le « miracle » a été évidemment soigneusement préparé. Pasqua a su envoyer des messages au plus haut niveau. S’il garde de la tendresse pour l’homme Chirac dont il fut si proche, il n’en condamne pas moins aujourd’hui la plupart des choix politiques du chef de l’État. Entre eux, au fil d’un temps marqué par les brouilles et les rabibochages, la passion s’est attiédie et l’amitié diluée. Mais Pasqua comme Chirac et Chirac comme Pasqua savent qu’en politique il ne faut jamais rompre tout à fait. Quand, en septembre, la pression judiciaire se fait encore plus forte, Pasqua ne cache plus son courroux. Il n’admet pas que l’Élysée ne se manifeste pas, il regrette son inaction, il prévient « Le Château » qu’il sera candidat au Sénat, il rappelle qu’il a beaucoup aidé Chirac dans le passé, ne serait-ce qu’en 2002 en s’abstenant de se présenter à l’élection présidentielle. Il rend même public le fait qu’il a écrit au président pour lui demander de ne plus subir de « traitement de défaveur » de la part de la justice. Il ne menace pas, il constate. Cela suffira. Dès lors, l’Élysée suivra avec attention ses démêlés avec les juges et son éventuelle élection sénatoriale.
Il est un autre homme qui suit la situation de Pasqua avec une égale attention : Nicolas Sarkozy, le nouveau patron des Hauts-de-Seine. Pasqua n’a rien fait pour contrecarrer la conquête de son fief par cet ambitieux. D’autant que, dans l’ensemble, il est plutôt favorable à l’action du responsable de l’Économie. De son côté, ce dernier n’ignore rien des états d’âme de son aîné. Il sait aussi renvoyer les ascenseurs. Alors, même s’il n’apparaît pas en première ligne, il agit en coulisses. Ainsi il ne s’oppose pas à la multiplicité des listes de droite, division qui sert Pasqua. Il charge un de ses hommes liges, Patrick Balkany, de faire discrètement campagne pour Pasqua. Et Balkany de rappeler aux élus du département de ne pas oublier ce qu’ils doivent à Pasqua, ni qu’ils en ont tous eu besoin un jour ou l’autre. On l’écoute, on le comprend, on l’entend.
Élu, Charles a retrouvé le parfum du pouvoir et ses tartufferies. Le premier à lui téléphoner pour le congratuler a été Philippe Douste-Blazy, ce qui ne manque pas de sel dans la mesure où ce centriste incarne ce que Pasqua déteste le plus en politique. Chirac, lui, fit porter par motard de la gendarmerie une lettre de félicitations signée de sa main et de celle de Bernadette. Entre eux, malgré ces marques d’estime et d’amitié, les choses ne sont certes plus ce qu’elles ont été. Ainsi, simple sénateur, Pasqua n’a-t-il plus qu’un seul bureau au Sénat. Autrefois, quand il présidait le groupe gaulliste, il en avait plusieurs à sa disposition.
Peu importe. Car ce monsieur de 77 ans aspire, en dépit de sa légende, à une fin de carrière honorable. Bientôt, il retournera dans le giron de l’UMP, une formation à laquelle il n’est encore qu’apparenté, même si ce choix, pour lui, n’a pas grande importance. C’est que Charles a aussi des préoccupations de son âge. Il poursuit, par exemple, un régime commencé cet été en Tunisie, qui lui a déjà fait perdre huit kilos. Vraisemblablement, il n’écrira jamais le livre de mémoires explosifs annoncé à plusieurs reprises. Beaucoup de ses réseaux, notamment africains, se sont éteints d’eux-mêmes. Les Corses, qui les animaient souvent, sont retournés à leurs occupations. Lui-même ne voit plus guère ses anciens amis chefs d’État et cela fait quelque temps déjà qu’il n’est pas allé en Afrique.
Sent-il parfois monter en lui comme une tentation de nostalgie ? C’est possible. A-t-il fait taire toutes ses passions ? Peut-être. Éprouve-t-il de la lassitude ? Sans doute. Pourtant, la colère, la hargne le saisissent encore. Comme quand, à la mi-septembre, le juge Courroye est venu perquisitionner à son domicile. Il a été accueilli par Mme Pasqua. Devant ce transport de justice, elle a fondu en larmes. Qu’un juge ait fait pleurer sa femme, ça, Charles ne l’oubliera jamais !

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