Opération mains propres

Le gouvernement renforce son arsenal juridique pour lutter contre la corruption. Mais sa crédibilité dépendra du traitement de « l’affaire Khalifa ».

Publié le 25 octobre 2004 Lecture : 5 minutes.

A l’occasion de l’ouverture, le 10 octobre, de l’année judiciaire, le président Abdelaziz Bouteflika a annoncé la création d’un groupe de travail interministériel chargé de l’élaboration d’un code anticorruption. Énième mesure sans lendemain contre un phénomène qui, en Algérie, fait presque partie du décor ? Pas sûr. La réforme du secteur judiciaire bat son plein. Elle donne lieu à un sérieux toilettage des textes et à une vraie mise à niveau de la législation. Le projet de révision du code de procédure pénale criminalise, pour la première fois, la torture, mais il est largement passé inaperçu. Pourquoi l’opinion se focalise-t-elle sur la lutte contre la corruption et manifeste-t-elle un tel scepticisme à ce propos ?
Islam oblige, le mot « pot-de-vin » n’a pas cours ici. On lui préfère le terme plus religieusement correct de qahoua (« café »). On offre un « café » à un fonctionnaire en échange d’un menu service. Mais le mot le plus fréquemment utilisé par les Algériens pour désigner un acte de corruption est tchipa. Au-delà de ces nuances sémantiques, force est de reconnaître que malversations, prévarications et détournements des deniers publics ont grandement contribué, à la fin des années 1980, à la crise de confiance entre gouvernés et gouvernants, et fait le lit du torrent intégriste qui faillit emporter la République. Tous les gouvernements qui se sont succédé depuis le départ de Chadli Bendjedid, en janvier 1992, ont présenté la lutte contre la corruption comme l’une de leurs priorités. Mais, dans les faits, cette détermination affichée n’a jamais dépassé le stade du slogan électoral.
Pour le Trésor public, le préjudice est à l’évidence gigantesque. Reste à le mesurer avec précision. Brahim Brahimi, un ancien Premier ministre de Chadli Bendjedid, l’évalue à 26 milliards de dollars entre 1962 et 1992. Soit 10 % des revenus du pays (près de 260 milliards de dollars) pendant cette période. Ce pourcentage correspond, selon lui, à la moyenne des commissions occultes versées par les fournisseurs lors de l’attribution de marchés publics. L’estimation vaut ce qu’elle vaut… Après son départ des affaires, Brahimi a quitté le FLN, l’ex-parti unique, dont il était membre suppléant du bureau politique, pour rejoindre les islamistes. La vérité est qu’il est à peu près impossible de calculer le montant total des sommes déposées sur des comptes en Suisse ou à Monaco par des hauts fonctionnaires ou des officiers supérieurs véreux. D’autant que ces détestables pratiques sont loin d’avoir disparu aujourd’hui.
La Banque mondiale a récemment publié un rapport assez accablant pour l’Algérie. Selon les témoignages recueillis par ses enquêteurs, trois opérateurs économiques sur quatre reconnaissent avoir corrompu un ou plusieurs fonctionnaires pour décrocher un marché. Le total de ces opérations délictueuses représenterait près de 6 % du chiffre d’affaires des entreprises – chiffre vertigineux. Sachant que le gouvernement s’apprête à lancer un programme d’investissements d’un montant d’environ 50 milliards de dollars sur cinq ans, cela signifie que, si rien n’est fait pour enrayer le phénomène, près de 3 milliards de dollars vont disparaître dans les poches des corrompus de tout acabit. Que faire ?
« Une commission a été constituée, explique un conseiller du Premier ministre Ahmed Ouyahia. Elle est chargée de proposer de nouveaux mécanismes de lutte qui ne soient pas de simples mesures « cosmétiques ». C’est une nécessité absolue pour faire échec à cette forme de criminalité qui entrave notre développement. Et puis, n’oubliez pas que l’Algérie a été l’un des premiers pays signataires de la convention internationale de lutte contre la corruption… »
La démonstration est loin de convaincre l’homme de la rue. Et pas davantage les spécialistes. De nombreux analystes expliquent la modestie des investissements directs étrangers en Algérie (moins de 1 milliard de dollars, hors hydrocarbures, en 2003) par le climat malsain qui prévaut dans le milieu des affaires. Il est vrai que tout se conjugue pour décourager l’investisseur le mieux intentionné : les pesanteurs de la bureaucratie, l’archaïsme d’une législation qui remonte à l’ère du « socialisme scientifique », la résistance acharnée des bénéficiaires de la rente… « Il est bien difficile de lutter contre le système, estime un entrepreneur privé. J’admets volontiers que je contribue à le perpétuer, mais comment faire autrement : il en va de la pérennité de mon entreprise. »
Résultats : des fortunes colossales amassées de manière frauduleuse, des équipements surpayés et d’une qualité douteuse, des prestations de service médiocres… Le tout sur le dos du Trésor public. Le mal est partout : dans l’administration locale et la magistrature, comme dans les douanes et les institutions financières… Il suffit de voir les belles résidences que des procureurs, des commissaires de police ou des inspecteurs des douanes réussissent à se faire construire pour comprendre que la tchipa n’est pas un phénomène marginal.
Dans une ville de moyenne importance, un directeur d’agence bancaire peu scrupuleux a tout loisir de faire fortune : il lui suffit, en échange d’une confortable commission, de consentir des crédits astronomiques à des entrepreneurs douteux, sans se soucier de leur solvabilité. « Certains pèsent cyniquement le pour et le contre, explique un inspecteur des finances. Ils savent qu’ils risquent une peine d’emprisonnement de quelques années, mais ils ont aussi la certitude de récupérer leur magot, après leur libération. »
La volonté d’Abdelaziz Bouteflika de lutter contre ce fléau sera jugée à l’aune du traitement de « l’affaire Khalifa ». De nombreux responsables politiques et financiers de premier plan sont en effet impliqués dans la faillite frauduleuse de la banque privée appartenant au groupe du même nom. Pour réussir « l’arnaque du siècle », comme dit Ahmed Ouyahia (elle aurait coûté au Trésor la bagatelle de 1,5 milliard de dollars), Abdelmoumen Rafik Khalifa, aujourd’hui réfugié à Londres, aurait « arrosé » de nombreux ministres, chefs d’entreprises et responsables d’établissements financiers publics. Une liste d’une cinquantaine de noms, fort célèbres pour la plupart, serait entre les mains du magistrat instructeur. Elle comprendrait plusieurs membres de l’actuel gouvernement, des dirigeants d’entreprises publiques et… deux frères du président de la République.
Tayeb Belaïz, le ministre de la Justice, assure que le gouvernement est résolu à mener l’instruction à son terme et que l’affaire finira par un procès retentissant. Pour l’heure, la seule personnalité officiellement inculpée est Abdelwahab Keramane, l’ancien gouverneur de la Banque d’Algérie. Celui-ci est certes loin d’être un lampiste, mais l’opinion attend avec impatience la manifestation de la vérité, de toute la vérité, sur un dossier dans lequel sont impliqués des membres de la nomenklatura – et parfois leurs proches. Pour elle, le déroulement de l’instruction et celui du procès ont davantage d’importance que l’annonce de la mise en place d’un arsenal anticorruption. Voilà Bouteflika averti : il n’a de chance de gagner la guerre contre la corruption que s’il remporte la bataille Khalifa.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires