L’impossible barrage

Plusieurs pays européens rêvent d’endiguer l’afflux de clandestins venus d’Afrique en créant au Maghreb des « centres d’accueil ». Pour ne pas dire des camps de réfugiés. Seule, pour l’instant, la Libye a accepté de collaborer à cette entreprise illusoire

Publié le 25 octobre 2004 Lecture : 8 minutes.

Au mépris des conventions de Genève, les autorités italiennes ont, dans le courant de l’été, renvoyé à Tripoli plusieurs centaines d’immigrants clandestins débarqués sur les côtes de l’île de Lampedusa, au large de la Sicile. Cet afflux incontrôlé d’immigrés pose à l’Europe tout entière un problème de plus en plus sérieux. Constatant que nombre d’Africains candidats à l’exil transitaient par la Libye, Rome a entrepris de se rapprocher du colonel Kadhafi, d’inciter l’Union européenne à lever son embargo sur les armes à destination de son pays (c’est chose faite depuis le 11 octobre) et de coopérer militairement avec lui. Pour éviter, à l’avenir, d’avoir à reconduire brutalement les immigrés chez eux, le gouvernement italien, immédiatement suivi par l’Allemagne, a remis à l’ordre du jour une vieille idée déjà débattue lors de différents sommets européens : celle de créer des « camps de réfugiés » dans les pays limitrophes de l’Union, afin de sélectionner les candidats à l’asile avant leur entrée dans l’espace Schengen. Trop abrupte, l’appellation a vite été abandonnée au profit de celle de « centres d’accueil ».
Reste que la polémique n’est pas close. Lors du récent minisommet du G5, à Florence (17-18 octobre), l’Allemagne, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie n’ont pas réussi à s’entendre sur la question de ces migrants venus d’Afrique, d’Europe de l’Est ou d’Asie, plus souvent en quête d’un travail que d’un asile politique. C’est précisément pour mieux les différencier avant leur arrivée en Europe que la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie se prononcent pour l’installation de « guichets d’accueil » et l’instauration d’une sélection préalable, en Afrique du Nord et/ou en Ukraine. Destinés à « informer et orienter » les candidats à l’immigration, ces centres présenteraient en outre l’avantage appréciable de les dissuader de prendre des risques insensés pour, par exemple, traverser la Méditerranée. Pour la France et l’Espagne, en revanche, le projet est inacceptable. Parce que contraire aux droits de l’homme. Dominique de Villepin, le ministre français de l’Intérieur, ne croit pas une seconde qu’il soit susceptible d’endiguer le flux des immigrés et redoute qu’il favorise surtout la prolifération des réseaux mafieux. Mieux vaudrait donc, selon lui, « aider les pays à la source de l’immigration par des projets de développement qui permettent à ces populations de rester chez elles ».
En France, l’échec du camp de réfugiés de Sangatte, dans le nord du pays, est encore dans toutes les mémoires. Les candidats à l’immigration vers la Grande-Bretagne y restaient indéfiniment coincés comme dans une souricière, quand ils ne décidaient de traverser la Manche au péril de leur vie. Le problème n’a pas été résolu, il a été déplacé. Paris rappelle par ailleurs que les pays maghrébins sont hostiles à la création de ces « camps » de sélection (voir encadré).
Le désaccord entre Européens est donc total. Il faudra bien pourtant trouver un terrain d’entente avant la réunion des chefs d’État et de gouvernement consacrée à l’immigration, le 5 novembre. De son côté, la Commission européenne tente de réconcilier les deux points de vue et semble favorable au projet du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) qui souhaite installer des camps en Afrique du Nord, mais uniquement pour accueillir les migrants épuisés par leur voyage ou ceux qui ont été refoulés aux portes de l’Europe, sans opérer de sélection. Ce serait le moyen de tester in vivo le projet soutenu par la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie, sans fâcher la France et l’Espagne.

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Tripoli, vendredi 8 octobre. Sous les arcades de l’avenue Arrachid, un groupe d’Africains noirs achète des valises. « Je suis candidat au free flight [vol gratuit], explique Osman, un Ghanéen, je prépare mon retour au pays. » A l’évidence, les Subsahariens constituent l’essentiel de la clientèle du commerçant.
Le free flight, tous les immigrés originaires d’Afrique de l’Ouest connaissent. La formule a été mise en place par les autorités libyennes, en accord avec les ambassades des pays concernés. Chaque « rapatrié volontaire » se fait enregistrer auprès de son consulat et le gouvernement prend en charge gracieusement son retour en avion. Quant aux immigrés d’Afrique centrale, ils sont reconduits en camion, sous bonne escorte militaire, jusqu’à la frontière, où d’autres camions, tchadiens ou nigériens ceux-là, assurent le relais. Les migrants égyptiens et soudanais sont logés à la même enseigne.
Le lendemain, aux abords de la gare routière. Des policiers en tenue contrôlent un petit groupe de Subsahariens. Deux d’entre eux sont embarqués dans une fourgonnette garée à proximité. Les autres poursuivent leur chemin, jetant derrière eux des regards apeurés. « Depuis quatre mois, les contrôles sont monnaie courante ; et ils se sont multipliés au cours des jours, explique Aboubakar, un Ouest-Africain qui observe la scène de loin. Sans titre de séjour, la majorité des Subsahariens sont interpellés et regroupés dans un camp jusqu’à leur rapatriement. Moi aussi, je m’apprête à rentrer chez moi. Rester ici devient trop risqué. Je n’ai pas de papiers et, malgré l’aide de mon employeur libyen, la régularisation de ma situation traîne en longueur. Il peut m’en coûter jusqu’à 750 dinars [500 euros], plus de trois fois mon salaire mensuel ! Alors, autant devancer l’expulsion et rentrer dignement au pays en emmenant mes effets personnels et mes économies. »
Aux abords d’une des places commerçantes qui jouxtent l’avenue Arrachid, Mahjoub Airlines, une compagnie de charters privée, propose des « vols gratuits ». Une boutique
poussiéreuse d’une douzaine de mètres carrés équipée d’une ligne téléphonique fait office de bureau. On passerait devant sans même la remarquer si une affichette n’annonçait un vol Tripoli-Accra à 400 dinars. « Il y a un vol en partance aujourd’hui », nous indique-t-on. C’est en effet Mahjoub Airlines qui, à la demande et aux frais des autorités libyennes, assure les free flights à destination de la capitale ghanéenne. Créée pour la circonstance, il y a quatre mois, elle a déjà effectué 35 vols de 150 passagers chacun, transportant au total 5 250 rapatriés. Au début de l’été dernier, la Libye accueillait
environ 10 000 Ghanéens. Il n’en resterait aujourd’hui qu’un peu plus de 5 000.
Cette formule du vol gratuit est valable pour tous les pays d’Afrique de l’Ouest. Quelque 2 000 Nigérians ont été rapatriés depuis le mois d’août, et ceux qui attendent leur tour sont, semble-t-il, encore plus nombreux. Irremplaçables, les éboueurs et les balayeurs noirs sont toujours là, mais les maçons, plombiers, peintres et jardiniers attendant une hypothétique embauche au bord de la route, outils de travail à la main, se font plus rares.
Le marché africain de l’avenue el-Maarri est l’un des derniers endroits où se regroupent encore les Subsahariens de Tripoli. Al-Ittihad, le club de football que préside Saadi Kadhafi, l’a aménagé à leur intention, il y a moins d’un an, nous explique un Nigérien qui y tient boutique. À l’intérieur d’une clôture en fer forgé s’alignent en rangs serrés une centaine d’échoppes moitié en dur, moitié en bois. On y trouve, pêle-mêle, commerces, gargotes, salons de coiffure pour hommes et femmes, artisans tailleurs Là, les Subsahariens se sentent chez eux. « Presque tous sont partis ou sont en passe de le faire, témoigne Ishak. Tout le monde est fatigué, même ceux que vous voyez ici. Ils ont pourtant des papiers en règle… »
En l’absence de statistiques officielles, on estime à plusieurs centaines de milliers le nombre des jeunes Subsahariens qui, depuis le début des années 1990, ont afflué vers l’eldorado libyen. Pour fuir la misère, le chômage et les conflits. Ils viennent de vingt-six pays, dont les principaux sont le Tchad, le Niger, le Nigeria, le Ghana, le Sénégal, le Mali, le Togo, la Sierra Leone, la Côte d’Ivoire et le Cameroun. Ils sont venus grossir les précédents flux migratoires, essentiellement composés d’Égyptiens et de Soudanais. Un pic a été atteint lorsque Mouammar Kadhafi s’est autoproclamé prophète de
l’Union africaine, chez lui, à Syrte, le 9.9.99., et a lancé son fameux slogan : « L’Afrique aux Africains ».
Bien sûr, quelques criminels, trafiquants et délinquants en fuite se sont glissés parmi les candidats à l’exil. En 2000 et en 2001, des incidents parfois violents ont eu lieu. Ils ont suscité une flambée de xénophobie, qui, malheureusement, a été cautionnée par les autorités. Selon ces dernières, la présence des clandestins a provoqué une augmentation
de la criminalité, des maladies, de la prostitution et du trafic de drogue. Sous la pression de l’opinion, le Congrès général du peuple (Parlement) adopte chaque année une
résolution demandant aux autorités de se montrer plus sévères avec les clandestins. Plus de 1 million d’étrangers résidaient jusqu’à tout récemment en Libye, alors que la population locale ne dépasse guère 5 millions d’habitants.
Déçus par la faiblesse de leurs revenus en Libye, des Subsahariens toujours plus nombreux sont prêts à tout pour traverser la Méditerranée et gagner l’eldorado européen. Ils
s’entassent dans des rafiots mesurant souvent 15 mètres à peine, qui ont la fâcheuse habitude de couler en pleine mer. Près d’un millier de personnes auraient ainsi péri en mer depuis trois ans. Les principaux points de départ des clandestins se trouvent dans la région de Zwara, non loin de la frontière tunisienne, à dix heures de mer de Lampedusa.
« Les Italiens parlent d’invasion, et les Libyens, incapables de contrôler plus de 2 000 km de côtes et des milliers de kilomètres de frontières terrestres en plein désert, ont fini par se laisser convaincre que la présence des migrants était préjudiciable aux
intérêts de leur pays et à sa sécurité », explique un diplomate africain. Désireux
de se rapprocher de l’Europe, ils ont accepté de jouer ce rôle de sentinelle aux portes de l’Italie. Depuis le début de l’opération, plus de 40 000 clandestins auraient été, de
gré ou de force, rapatriés chez eux. Un nombre plus de six fois supérieur à celui de l’an dernier. Et ce n’est apparemment pas fini. « Il y a encore dans nos consulats des listes d’attente pour les candidats au retour. Mais les rapatriements sont parfois très lents, ce qui pose de graves problèmes sociaux. Les gens sont parqués dans des conditions
déplorables, sans rien pour survivre », s’indigne un diplomate.
Triste fin d’aventure pour des migrants qui, dans leur grande majorité, ne sont ni des criminels ni des trafiquants : ils ne demandaient rien d’autre que d’échapper à la misère.
Désespoir, colère… « Les Européens ne nous donnent plus de visas, s’exclame Brown, un Ouest-Africain. Et quand, sur la foi du slogan l’Afrique aux Africains, nous venons en Libye, ils font pression sur les autorités de ce pays pour nous faire partir. Il y a
pourtant beaucoup d’Européens en Afrique. Que je sache, personne ne leur crée d’ennuis. Alors, pourquoi la réciproque n’est-elle pas vraie ? »

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