L’empire américain au fil des livres

Une douzaine d’ouvrages anglo-saxons sont parus récemment, qui traitent tous de l’hégémonie mondiale des États-Unis. Beaucoup d’auteurs dénoncent ses dérives actuelles sans pour autant la remettre en question.

Publié le 26 octobre 2004 Lecture : 5 minutes.

République impériale : les États-Unis dans le monde, 1945-1972… Il fallait être Raymond Aron pour se permettre, en 1973, de publier un livre ainsi intitulé. Les temps ont changé. Une douzaine d’ouvrages sont parus aux États-Unis mêmes, depuis quelques mois, qui traitent tous de « l’empire américain » et n’hésitent pas à parler de « l’aventure impériale américaine » (voir l’encadré). Sous le titre très freudien de « Totem et tabou », Ronald Steel, dans l’hebdomadaire The Nation, en a dressé récemment la liste, et il constate que ce qui était naguère jugé « calomnieux » est devenu « une simple réalité ».
« Oui, écrit Steel, les États-Unis sont un empire, et à bien des égards le plus puissant que le monde ait jamais connu. L’équilibre actuel du pouvoir est tel – avec le seul vrai rival qui s’est autodétruit et des candidats potentiels auxquels il faudra beaucoup de temps pour être pris au sérieux – qu’il ne saurait en être autrement… Un pays qui possède une telle puissance – la première économie du monde, une monnaie acceptée par la terre entière et avec laquelle chacun paie ses factures, la plus grande force armée appuyée sur des bases aux quatre coins de la planète et un budget qui n’est pas loin d’être plus important à lui seul que celui de tous les autres pays réunis, et avec un désir messianique de répandre son idéologie et de modeler à son image la vie et la mentalité des autres habitants de cette planète – ne peut être considéré honnêtement que comme un État impérial. »
La guerre froide, après la Seconde Guerre mondiale, avait donné aux États-Unis la possibilité de peser sur une évolution du monde conforme aux valeurs américaines. Dans l’après-guerre froide, après l’éclatement de l’URSS en 1991, ils ont pu croire qu’il y aurait un « dividende de la paix ». Mais la disparition du grand rival n’a pas entraîné une réduction importante du budget militaire ni du nombre des bases américaines à l’étranger.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont fait exploser le sentiment d’invulnérabilité qu’avait l’Amérique. La « guerre contre le terrorisme » a pris idéologiquement la relève de la guerre froide. Une mobilisation tous azimuts a justifié la cascade de mesures prises par l’administration Bush : renforcement de la surveillance policière aux États-Unis, réarmement, expansion des bases à l’étranger et opérations militaires. Le tout a provoqué les polémiques et les tensions que l’on sait. Le contrecoup a été cette profusion de livres sur « l’empire américain ». Leurs auteurs sont aussi bien « libéraux » (de gauche, comme on dit en France) que « conservateurs » (représentants de la droite modérée).
Typique de la dernière tendance, Clyde Prestowitz. Aux yeux de cet ancien conseiller du président Ronald Reagan, la politique étrangère de Bush n’est pas conservatrice, mais au contraire dangereusement agressive. Prestowitz dénonce l’unilatéralisme et le militantisme de l’actuelle administration républicaine, la rupture avec les alliés traditionnels et le mépris dont Bush fait preuve à l’égard des institutions et des accords internationaux. Il se permet même de titrer son livre Rogue Nation, « L’État voyou », avec une nuance dans le sous-titre : American Unilateralism and the Failure of Good Intentions, « l’unilatéralisme américain et l’échec des bonnes intentions ».
Autre prise de position significative : celle de Zbigniew Brzezinski dans The Choice (traduit en français, voir encadré). L’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter est un démocrate conservateur ex-faucon de la guerre froide, un spécialiste intelligent de politique étrangère, qui incarne l’ancien consensus. En bon internationaliste, il dénonce, lui aussi, l’unilatéralisme et l’aventurisme de l’administration Bush. Et se demande si ces rêves d’« hégémonie mondiale ne risquent pas de mettre en danger la démocratie américaine elle-même ».
Fear’s Empire, de Benjamin Barber, autre ouvrage traduit en français, est essentiellement une attaque contre les faucons de l’administration Bush et contre un président qui répond par « une vision de missionnaire et des solutions militaires aux défis de l’insécurité mondiale ». À la place de la doctrine de la guerre préventive de Bush, Barber propose une « démocratie préventive » fondée sur le droit, les alliances et l’internationalisme.
Dans Resurrecting Empire (également disponible en français), Rashid Khalidi, professeur d’histoire du Moyen-Orient à l’université Columbia, rappelle comment les États-Unis se sont impliqués dans la région au moment du recul du colonialisme européen et il montre que « les bonnes intentions n’ont guère de sens pour des peuples qui ont connu deux siècles d’occupation et de domination étrangère ». Il analyse également les intérêts géostratégiques et géo-économiques qui sont au coeur du conflit entre l’Islam et l’Occident. Le problème central, selon lui, est « l’insoluble contradiction entre le besoin absolu de contrôle du centre impérial… et l’irrépressible désir des peuples du Moyen-Orient de se débarrasser de ce contrôle ».
Qu’en sera-t-il à l’avenir de cet impérialisme américain ? Deux auteurs d’origine britannique cités par Ronald Steel pensent l’un et l’autre que ce grand élan va s’essouffler. Niall Ferguson (Colossus) craint fort que les États-Unis n’aient pas les moyens d’assumer leurs « responsabilités impériales », car ils dépensent trop pour la sécurité sociale (sic). Et il s’en désole. Le sociologue Michael Mann, dans Incoherent Empire (L’Empire incohérent pour l’édition française), estime lui aussi que l’Amérique va être obligée de se calmer, mais que ce ne sera pas plus mal.
Ce n’est pas la conclusion de Ronald Steel. « Les grands pays, écrit-il, cherchent tout naturellement à étendre leur influence. Les petits aussi quand ils le peuvent… George W. Bush a peut-être des paroles et des méthodes plus brutales que les présidents précédents, mais il suit la même feuille de route… Un président comme John Kennedy aurait peut-être mis un gant de velours. C’est probablement, à quelques nuances près, le chemin qu’empruntera John Kerry s’il succède à Bush. À la fois ses discours de la campagne et le choix de ses conseillers réaffirment un rôle impérial… Les États-Unis d’aujourd’hui sont ce qu’ils sont et ce qu’ils ont été depuis au moins 1945 : une grande puissance impériale qui a des intérêts mondiaux à protéger et à promouvoir. George W. fait entendre une note discordante. Pourtant, à bien des égards, il reprend l’air familier et il est peu probable que cela change, quel que soit l’occupant de la Maison Blanche, tant que les plaques tectoniques de l’équation de la puissance mondiale n’auront pas bougé. D’ici là, ce que nous avons peut-être le plus à craindre n’est pas une grande guerre ni des attentats terroristes meurtriers, mais que, comme le dit Brzezinski, l’hégémonie mondiale ne mette en danger la démocratie américaine elle-même. »

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires