La tragédie Blair
La politique étrangère britannique a été désastreuse pour la réputation de son auteur, pour la cohésion de l’Europe, et criminelle pour le peuple irakien.
Tony Blair est ce Premier ministre travailliste britannique qui s’est allié avec l’extrême droite américaine pour mener une guerre en Irak. Son erreur de jugement politique a pris des dimensions historiques. Les conséquences ont été désastreuses pour la réputation personnelle de Blair, pour la politique étrangère britannique, pour la cohésion de l’Europe, pour la paix et la stabilité au Moyen-Orient et, bien évidemment, pour le malheureux peuple irakien, dont les morts se comptent par milliers dans un pays ravagé et démembré.
Robin Cook, l’ancien ministre britannique des Affaires étrangères, qui a démissionné en mars 2003 pour marquer son opposition à la guerre en Irak, reste un critique virulent de la politique de Blair. Dans un article du quotidien The Guardian du 15 octobre, il écrit que la guerre en Irak est « la plus grande bévue commise par la Grande-Bretagne depuis Suez » – allusion à « l’agression tripartite » de la Grande-Bretagne, de la France et d’Israël contre l’Égypte, en 1956, qui s’est soldée par un échec lamentable et a coûté son poste au Premier ministre conservateur de l’époque, Anthony Eden. Mais Blair ne veut toujours rien entendre. Contre toute évidence, il croit encore qu’il a pris « la bonne décision ». Au lieu de se désengager, il enfonce de plus en plus la Grande-Bretagne dans la guerre.
Les troupes britanniques ont été jusqu’ici positionnées dans le sud de l’Irak, où elles ont bénéficié d’une tranquillité relative. Les États-Unis ont obtenu aujourd’hui qu’une force britannique se redéploie dans la région de Bagdad pour prendre le relais des troupes américaines qui se concentrent sur Fallouja et une dizaine de bastions insurgés. Ce qui signifiera sans doute davantage de pertes britanniques et renforcera chez les Irakiens le sentiment que la Grande-Bretagne est un ennemi de leur pays. Blair dira-t-il jamais « non » aux États-Unis ? On raconte qu’il avait passé un accord avec le président George W. Bush : la Grande-Bretagne s’associerait aux États-Unis pour attaquer l’Irak et, en échange, les Américains s’engageraient à faire pression pour une « solution à deux États » du conflit israélo-palestinien. La « feuille de route » était conçue pour préparer la voie à un tel règlement.
Mais les États-Unis ont, au contraire, encouragé le Premier ministre israélien Ariel Sharon à enterrer la feuille de route, confirmant l’humiliant échec de Blair. Tout récemment, le bras droit de Sharon, Dov Weisglass, a expliqué clairement – ce que tout le monde, à l’exception de Tony Blair, savait déjà – que le plan d’évacuation de Sharon à Gaza était destiné à écarter toute possibilité d’un État palestinien en « gelant » le processus de paix dans un avenir prévisible. Au temps pour Blair et sa naïve conviction que le désengagement de Gaza – qui n’a, de toute façon, rien de certain – devait constituer un premier pas pour la feuille de route !
À la dernière conférence du Parti travailliste, Blair a promis qu’après l’élection présidentielle américaine il ferait du conflit israélo-palestinien sa « priorité personnelle ». Que vaut une telle promesse ? Que se passera-t-il si Bush est réélu le 2 novembre ? Blair aura-t-il alors le courage de rompre avec les Likoudniks de Washington qui ont plongé l’Amérique et la Grande-Bretagne dans le bourbier irakien ? Ou bien sera-t-il obligé de s’associer à une autre tentative fatale pour « remodeler » le Moyen-Orient à l’avantage d’Israël, telle, par exemple, qu’un renversement du gouvernement iranien ou syrien ?
Il y a un fait nouveau, ces derniers temps, en Grande-Bretagne, qui tient aux progrès effectués par les démocrates libéraux sous l’impulsion de Charles Kennedy, leur leader depuis 1999. Avec des conservateurs au trente-sixième dessous, les « Lib Dems » ont une chance, aux prochaines élections législatives, d’apparaître comme les successeurs possibles du New Labour de Blair. C’est le seul parti politique britannique qui, selon la formule de Kennedy, « s’oppose de manière rationnelle, argumentée et conséquente à la guerre en Irak ». Les musulmans britanniques, qui votent traditionnellement Labour, ont apporté leurs voix aux Lib Dems lors des élections partielles en raison de l’opposition de ces derniers à la guerre.
À la Chambre des lords, le porte-parole des libéraux démocrates pour la politique étrangère est lord Wallace – plus connu en Grande-Bretagne comme le professeur William Wallace, de la London School of Economics. Le 29 septembre, dans une intervention au Royal Institute of International Affairs, le plus prestigieux cercle de réflexion britannique, lord Wallace s’est livré à une attaque en règle contre Blair sur le thème de « La ruine de la politique étrangère britannique ».
Il a rappelé qu’à son arrivée au pouvoir en 1997 Blair avait déclaré que l’objectif de la politique étrangère de la Grande-Bretagne était qu’elle soit « forte en Europe et forte aux États-Unis. Il n’y a pas de choix à faire entre les deux. Nous sommes le point entre les États-Unis et l’Europe ». Mais, a souligné Wallace, le pont a été détruit à ses deux extrémités, et il ne peut désormais plus être réparé. « Force est de reconnaître, a-t-il déclaré, que les bases sur lesquelles a reposé la politique étrangère britannique […] depuis quarante ans ont disparu. » La thèse selon laquelle la Grande-Bretagne pouvait exercer une influence exceptionnelle sur Washington s’est révélée sans fondement.
Que recommande maintenant lord Wallace ?
Que la première chose à faire pour reconstruire la politique étrangère britannique est d’admettre que les « liens spéciaux » avec les États-Unis n’existent plus.
La deuxième est de rétablir des relations bilatérales avec les principaux partenaires européens et de participer à l’élaboration du calendrier de l’Union européenne.
La troisième est de persuader l’opinion britannique que l’intégration européenne sert les intérêts de la Grande-Bretagne, et que la coopération avec d’autres gouvernements européens est la base nécessaire de l’influence de la Grande-Bretagne sur la politique mondiale.
Mais, a déploré lord Wallace, « je crains que la crédibilité de notre Premier ministre actuel auprès de nos partenaires européens ne puisse être rétablie. Il a investi un capital personnel et politique trop important dans l’engagement américain pour faire volte-face, bien que cet investissement ne lui ait valu que fort peu de concessions de la part des États-Unis ». Wallace a également souligné que le gouvernement Blair n’avait pas fait de gros efforts pour informer l’électorat britannique des avantages de l’intégration européenne ni pour contrecarrer l’euroscepticisme hystérique de la presse britannique de droite. Aucun ministre n’a présenté publiquement d’arguments en faveur du « oui » au référendum envisagé sur la Constitution européenne.
Lord Wallace a conclu que Blair « n’avait plus la capacité de persuader les électeurs britanniques d’accepter soit le maintien des « liens spéciaux » avec les États-Unis, soit un retour à un partenariat plus étroit avec l’Europe ». Autrement dit, la Grande-Bretagne est en rade sur un pont qui ne mène nulle part. Blair a enfermé la politique étrangère de son pays dans une impasse. Dans son article du Guardian, Robin Cook insistait sur l’absence de base légale de la guerre en Irak. La Grande-Bretagne a justifié son entrée en guerre en disant que l’Irak n’avait pas satisfait à « son obligation de désarmer » et avait donc directement violé la résolution de cessez-le-feu. Mais qu’en serait-il si l’Irak avait satisfait à son obligation de désarmement, comme l’absence d’armes de destruction massive semble le prouver ? Dans ce cas, il n’y aurait plus le moindre élément légalisant l’invasion.
« Nous nous retrouvons, écrit Cook, avec l’inquiétante conclusion que les arguments légaux en faveur de la guerre sont à jeter à la poubelle à côté des renseignements erronés et des justifications politiques. » À l’intention de lord Goldsmith, le ministre britannique de la Justice, Robin Cook ajoute qu’« il n’est peut-être pas exclu que la légalité de la guerre se trouve bientôt contestée devant les tribunaux britanniques ou internationaux ».
Ces très graves accusations lancées par Robin Cook et lord Wallace – comme les manifestations de masse qui ont eu lieu dans les rues de Londres et d’ailleurs – sont autant de signes du malaise de l’opinion au moment où George W. Bush se bat pour sa réélection et où Tony Blair contemple les ruines de sa politique étrangère. Aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, la classe politique est à la recherche d’un moyen de se sortir du bourbier irakien. Partir ou rester ? Qu’est-ce qui coûtera le plus cher ? Le préalable à tout changement de cap devrait être que les dirigeants, enfin, reconnaissent leurs erreurs.
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