Et si Bush était battu ?

Rêvons un peu : John Kerry est élu président des États-Unis, le 2 novembre. L’onde de chocde ce séisme planétaire est ressentie à Pékin comme à Paris, à Jérusalem comme à Abidjan ou à Dakar…

Publié le 25 octobre 2004 Lecture : 23 minutes.

Austin, Texas. Mâchoires serrées et regard minéral, le vice-président Dick Cheney a sa tête des très mauvais jours. Au QG du Parti républicain installé dans un grand hôtel de la capitale texane, tous les écrans TV sont allumés, mais il les regarde à peine. Tandis
que, sur CNN, CBS, ABC et FoxNews, les premières estimations défilent, il se tourne vers Karl Rove, le stratège, l’incomparable connaisseur de la carte électorale américaine. Pas
un mot, les deux hommes ont compris : John Kerry a toutes les chances d’être élu président des États-Unis. À leurs côtés, Ed Gillespie, l’ordonnateur de la campagne du Grand Old Party, n’en mène pas large
Il est 19 heures, ce 2 novembre, et les bureaux de vote viennent de fermer en Floride. Là même où, quatre ans auparavant, au terme d’un calamiteux vaudeville électoral mis en scène par le gouverneur Bush, le propre frère du futur président, le démocrate Al Gore fut spolié de sa victoire. Les résultats des sondages « sortie des urnes » passent de main
en main. Consternation : Kerry l’emporterait de plusieurs points. « Son of a bitch », maugrée un Texan coiffé d’un Stetson blanc. Ce n’est pas un compliment. Commenter publiquement ces sondages est théoriquement interdit, mais personne ne s’en prive. Sur toutes les chaînes, on évoque d’un ton compassé la mobilisation anti-Bush des minorités africaine-américaine et arabo-musulmane, notamment traditionnellement enclines à
l’abstention Les conséquences sociales désastreuses d’une reprise économique sans création d’emplois (six cent mille ont même été perdus, depuis quatre ans) et l’aggravation des inégalités Les corps des GI’s rapatriés en douce dans des body bags
largement plus d’un millier depuis la fin officielle des hostilités en Irak et les rumeurs de mobilisation des réservistes de la Garde nationale, après les élections
À l’étage inférieur, une foule compacte se presse contre le bar, les yeux levés vers l’écran géant qui barre le fond de la pièce. Il y a là des journalistes venus du monde entier Des supporteurs à pancarte « We Want Bush ». Des parents et des amis des candidats Outre leur président, les Américains élisent en effet les membres de la Chambre des représentants, un tiers des sénateurs, des gouverneurs d’État, des juges et même des shérifs. Cela fait beaucoup de candidats. Et beaucoup de supporteurs. Sous la lumière brutale des projecteurs trouant le scintillement bleuté des écrans TV, les caméras bourdonnent telles de gros insectes. Dans un coin de la salle, la scène aménagée en prévision d’une victoire dont personne n’a encore compris qu’elle risque de se dérober reste vide. Appuyées contre un ampli, deux guitares s’ennuient ostensiblement. « Same again ! » hurle quelqu’un. S’agit-il du président sortant ou de la prochaine tournée de
champagne californien ?

Boston, Massachusetts. Une euphorie de moins en moins contenue gagne l’état-major de John Kerry. Autour de Terry McAuliffe, le président du Democratic National Committee, John Sasso et Michael Whouley, deux vétérans des campagnes clintoniennes appelés tardivement
en renfort, s’affairent, téléphone portable à l’oreille. Toutes les informations concordent : la Nouvelle- Angleterre se rallie en bloc au camp démocrate. Ce n’est qu’une demi-surprise, la région étant le fief du sénateur du Massachusetts. Il serait d’autant
plus imprudent d’y voir une tendance nationale que les mini-États de Nouvelle-Angleterre, relativement peu peuplés, n’élisent qu’une poignée de grands électeurs, alors que, pour
l’emporter, un candidat doit recueillir les suffrages d’au moins 270 d’entre eux. Aux États-Unis, le scrutin présidentiel est en effet indirect. Les Américains élisent 538 notables les grands électeurs , qui, dans une phase ultérieure, désignent les deux
chefs de l’exécutif.
Dans l’immense salle où sont assemblés les militants, l’ambiance monte brusquement d’un cran : le candidat est attendu d’une minute à l’autre. Ça y est, le voilà, flanqué de
Teresa, sa volcanique et richissime épouse, et de ses deux filles. De son inimitable démarche de héron cérémonieux, il fend la foule de ses partisans, serre des mains au hasard, puis s’enferme avec son staff dans un salon du premier étage. Il n’a pas dormi depuis très longtemps.
La fin de la campagne a été éprouvante. Largement distancé dans les sondages jusqu’au début du mois de septembre, il a réussi une spectaculaire remontée, remportant notamment
ses trois duels télévisés contre « GWB ». Lui qu’on jugeait timoré, indécis, policé à l’excès, a, lors du débat consacré à la politique étrangère, le 30 septembre, sèchement
contré le « commandant en chef » : « Envahir l’Irak pour répliquer aux attentats du 11 septembre, c’est un peu comme si Franklin Roosevelt avait attaqué le Mexique pour se venger de Pearl Harbor. » La phrase n’était pas de lui, mais elle a fait mouche. D’autant que son adversaire, après s’être gracieusement pris les pieds dans le tapis « Évidemment, nous traquons Saddam Hussein, pardon, Ben Laden » s’est borné à rabâcher
que son challengeur avait plusieurs fois changé d’avis sur la question irakienne ce que personne ne conteste. Bref, Kerry a su trouver les mots et le ton justes pour convaincre les swing voters, les électeurs indécis. Et même quelques autres qui l’étaient moins.
Le sénateur est ainsi fait : il faut qu’il soit le dos au mur pour se lâcher.
Clameur dans la salle. Les premières estimations pour la région des Grands Lacs viennent
de tomber. Le ticket démocrate s’inclinerait dans l’Indiana et le Wisconsin, mais l’emporterait dans l’Illinois, l’Ohio et le Michigan. On sort les calculettes : 58 mandats de grands électeurs pour Kerry, 21 pour Bush. Au-delà de l’arithmétique, ces résultats révèlent que, dans ces États industriels de la Rust Belt (« ceinture de ouille ») frappés de plein fouet par la crise, les considérations économiques et sociales ont davantage compté dans le choix des électeurs que la politique étrangère et la lutte contre le terrorisme. Et ça, c’est une excellente nouvelle pour Kerry, presque une divine
surprise. Ce n’est pas la seule. Tout indique que le taux d’abstention sera légèrement
inférieur à 40 %, preuve que la campagne menée depuis des semaines pour convaincre les réfractaires de s’inscrire sur les listes électorales et, accessoirement, de voter démocrate a payé. Quant à Ralph Nader, l’écologiste honni, l’homme qui, en maintenant jusqu’au bout sa candidature, contribua à la défaite de Gore il y a quatre ans, il est
menacé d’un flop retentissant : autour de 0,8 % des voix. Les militants exultent : les « déçus du nadérisme » n’ont sûrement pas l’intention d’apporter leurs suffrages à ces suppôts des grands groupes pétroliers que sont Bush et Cheney !

la suite après cette publicité

Austin, Texas. La fête tourne au cauchemar. La croix en berne, une cohorte d’exaltés se lamentent sur la défaite désormais inéluctable de ce « président – qui – défend – les – valeurs – chrétiennes » qu’ils ne sont pas loin d’assimiler à un triomphe de l’Antéchrist , tandis qu’un éleveur endimanché juge la patrie et la propriété privée en danger.
Champions de la « révolution conservatrice », les candidats républicains l’emportent dans le Deep South, au Texas dont Bush fut naguère le gouverneur et dans le Midwest, mais leur victoire est incomplète : trois États au moins leur échappent. Encore une trentaine de suffrages de grands électeurs perdus. En revanche, les démocrates s’imposent de justesse à New York, dans le New Jersey et en Pennsylvanie. « We need a miracle », implore une vieille dame très chic. Il faudrait un miracle, en effet Peut-être en Californie ? Des trémolos dans la voix, des irréductibles entonnent America the Beautiful.

Washington D.C. Dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, George Walker Bush disparaît presque dans le profond fauteuil où il a trouvé refuge. Il sourit de cet air perdu, ébahi, qu’on lui voit parfois sur les photos. Comme un garnement qui ne comprendrait pas vraiment la raison de sa présence en ces lieux. Debout à ses côtés, Laura, son épouse, a posé une main protectrice sur son épaule. En face de lui, le visage chiffonné, Condoleezza Rice, patronne du Conseil national de sécurité et amie du couple présidentiel,
croise et décroise nerveusement les jambes, tandis que Karen Hughes, la blonde conseillère texane, s’active à l’arrière-plan. Il est un peu plus de 23 heures, les bureaux de vote viennent de fermer en Californie, à l’autre bout du pays, et l’espoir n’est plus permis : de Seattle à Los Angeles, la côte ouest s’est offerte à John Kerry. En cet instant fatidique, dans ce bureau trop vaste, le commandant en chef est seul avec ses trois femmes.
Sonnerie du portable, George Walker décroche : « Hi, Dad, tu vois, je n’ai pas pu faire mieux que toi. » Une sourde rivalité l’a toujours opposé à George Herbert, son ancien président de père, qui, depuis douze ans, ne règne plus que sur Kennebunkport, la luxueuse enclave familiale sur la côte brumeuse du Maine. Comme lui, il a embrasé le Moyen-Orient, écrasé les légions du maître de Bagdad avant de s’empêtrer dans sa victoire et d’être remercié par des électeurs peu soucieux de ces triomphes lointains. Après la malédiction Kennedy, y aurait-il une malédiction Bush ? Shakespeare n’est pas loin. « Ne t’en fais pas, mon fils, toute la famille prie pour toi, je te passe Mum »

Tokyo. L’onde de choc du séisme américain atteint les Japonais au saut du lit. Une large majorité d’entre eux sont hostiles à l’occupation de l’Irak, à laquelle collabore symboliquement un petit contingent nippon. Après l’intronisation de Kerry, les soldats vont-ils enfin rentrer à la maison ? Chacun ici l’espère. Dès l’ouverture de la Bourse, le
Nikkei, l’indice des principales valeurs industrielles, baisse de plusieurs points. Les financiers japonais auraient-ils « voté » républicain ? Mais non, Bush ou Kerry, ils s’en moquent. Simplement, ils détestent le changement. Pour eux, inconnu ne rime pas avec plus-value. Ça s’arrangera En fin de matinée, le gouvernement de Junichiro Koizumi publie un communiqué dans lequel il invite le futur chef de l’exécutif américain à poursuivre la
lutte contre le terrorisme international engagée par son prédécesseur. Sur JSTV, l’une des principales chaînes du pays, un commentateur suggère que le Premier ministre n’est peut-être pas au bord des larmes. Ne s’était-il pas laissé entraîner dans l’aventure irakienne qu’avec d’infinies réticences ?

Pékin. La Cité interdite reste silencieuse. Le bureau politique du Parti communiste chinois est réuni depuis plus d’une heure sous la présidence de Hu Jintao, mais les correspondants de la presse étrangère restent stoïques : aucun communiqué ne sera publié
avant la fin de la journée. De toute façon, quelle importance? Chaque mot y sera soigneusement pesé de manière à occulter l’essentiel D’autant que la perplexité des dirigeants est réelle. Partisans d’un monde « multipolaire », conçu comme le meilleur moyen d’affirmer la puissance d’une Chine désormais parfaitement éveillée, ils ont toutes les raisons d’exécrer l’unilatéralisme des néoconservateurs américains. Mais l’aveuglement même de ces derniers est une aubaine. Immobiliser, sans y être obligé, la quasi-totalité de son potentiel militaire dans les sables mouvants irakiens, quelle idée ! Pour un peu, les camarades se laisseraient aller à une franche hilarité. Enfin, l’essentiel est que ces idiots d’Américains soient occupés ailleurs. Ils ne pourront
intervenir avant longtemps sur d’autres théâtres d’opérations. Aux marches coréennes de l’Empire, par exemple, contre ce cinglé de Kim Jong-il et sa quincaillerie nucléaire. Et puis, au fait, que sait-on de ce John Kerry ? Quelle est sa position sur la question de
Taiwan ? Ne risque-t-il pas de gêner le business au nom des, comment dites-vous, droits de l’homme ?

la suite après cette publicité

Sud-Waziristan, Pakistan. Une ferme fortifiée perdue dans l’immensité montagneuse et glacée qui borde la frontière afghane Quelques bâtisses ceintes d’une épaisse muraille
en torchis Des bovins imperturbables, trois chèvres gambadeuses Et une escouade de miliciens nerveux. Beaucoup d’« Arabes » déguisés en montagnards pachtounes et quelques
militants de la Harakat al-Mudjahidin, un groupe islamiste local
Dans cette zone tribale aux confins septentrionaux du Pakistan, l’autorité du pouvoir central a toujours été théorique : aucun militaire ne s’y aventure jamais. Le moindre sous-chef de clan y dispose d’une armée de forbans armés jusqu’au turban. C’est dans ce
décor âprement bucolique qu’Oussama Ben Laden a donné rendez-vous à Aymen al-Zawahiri, son bras droit, le cerveau de la plupart des attentats de ces dernières années. Pour des raisons de sécurité, ils évitent d’ordinaire de se rencontrer, mais là, l’affaire est
importante : faut-il réagir, et comment, à l’élection du nouveau président américain ?
Mollement étendus sur des coussins, les deux djihadistes les plus recherchés de la planète s’entretiennent familièrement avec leur hôte. Kalachnikov en bandoulière, deux cerbères barbus gardent les issues. D’autres sont en faction dans le couloir. La confiance règne Dans un coin de la pièce, un poste de télévision. Sur CNN, Chuck Hagel, le sénateur républicain du Nebraska, entonne son refrain favori : « Je ne pense pas que
les terroristes du monde entier se soient réunis autour d’un feu de camp pour choisir le président américain avec lequel ils souhaitent traiter. » « OBL » manque de s’étrangler en avalant une gorgée de thé. À son grand amusement, il a été l’une des vedettes de la campagne électorale américaine. Tout et son contraire a été dit à son propos. Dick Cheney, par exemple, l’a accusé de travailler secrètement à la victoire des démocrates.
« Allahu Akbar, murmure le chef d’al-Qaïda en se caressant la barbe. Après les Soviétiques, nous allons vaincre les Américains. Ces chiens nous ont chassés d’Afghanistan, puis se sont empressés de nous offrir l’Irak sur un plateau. Tôt ou tard, Kerry va rapatrier ses soldats, Inch’Allah.
Peut-être détestez-vous ce qui est bon pour vous et aimez-vous ce qui est mauvais pour vous », souffle Zawahiri, qui cite le Coran comme il respire.
L’ancien chirurgien égyptien a beau être bigot jusqu’à la folie, il n’en est pas moins rationnel, ce qui ne le rend pas moins dangereux. « Si le croisé de la Maison Blanche et sa clique de sionistes n’existaient pas, il faudrait les inventer, commente-t-il. Grâce à eux, de Bagdad à Gaza, des légions de musulmans rejoignent le djihad. »

Téhéran. Le président Mohamed Khatami laisse éclater sa joie, et l’austère Ali Khamenei, Guide de la Révolution et chef de file des conservateurs, esquisse un sourire, ce qui n’a pas dû lui arriver depuis longtemps. La République islamique revient de loin. Depuis le renversement de Saddam Hussein, elle constitue l’ultime obstacle à l’hégémonie d’Israël sur toute la région. Les dirigeants de l’État hébreu rêvent tout haut d’annihiler ses velléités nucléaires et de saper sa puissance renaissante. On comprend que les mollahs vivent dans la hantise de frappes préventives contre leurs centrales et leurs réacteurs
Or les faucons du Pentagone n’ont jamais rien eu à refuser à leurs grands amis israéliens. Ils se montrent, de surcroît, plus qu’irrités par les discrètes manuvres de Téhéran au sein de la communauté chiite irakienne, dans la perspective de son hypothétique
arrivée au pouvoir à l’issue d’élections libres. Bref, en cas de réélection de Bush, l’Iran aurait constitué une cible idéale. Le nouveau président n’ayant manifesté aucune intention de s’engager dans cette voie périlleuse, une reprise du dialogue paraît désormais possible, même sur la délicate question de la prolifération nucléaire. C’est en tout cas le vu le plus cher de Khatami, sinon celui de ses collègues conservateurs

la suite après cette publicité

Bagdad. Face à Iyad Allaoui, le chef du gouvernement intérimaire irakien, John Negroponte replie avec peine sa grande carcasse dans un fauteuil trop petit pour lui. L’ambassadeur américain est mal à l’aise, mais s’efforce de n’en rien laisser paraître.
« Nous avons reçu des assurances de l’entourage de Kerry, rien ne changera dans l’immédiat. Pas question de retirer nos troupes, ni même d’en réduire le nombre », lâche-t-il.
Son interlocuteur garde le silence et, d’un geste, demande du café.
« Et pour les élections ? s’enquiertil, quand le serveur s’est éloigné.
Alors là, ça risque d’être plus compliqué. »
Le chaos dans le pays est tel que tout le monde sait bien que le transfert du pouvoir
aux Irakiens ne pourra avoir lieu à la date prévue, au mois de janvier. Seuls les dirigeants américains faisaient semblant d’y croire, pour de médiocres raisons électorales. Quant au candidat démocrate, il a répété sur tous les tons qu’il avait « un
plan » pour sortir du bourbier, mais personne n’est sûr d’avoir compris en quoi il
consiste. La vérité est qu’il hérite d’une grenade dégoupillée dont il ne sait trop que faire. Selon toute apparence,il n’aura d’autre choix que de poursuivre la même politique,
en essayant d’y associer une vaste coalition internationale. Celle-là même que l’arrogance de ses prédécesseurs avait fait avorter. Verra-t-on bientôt, comme en Afghanistan, des soldats de l’Otan sur le sol irakien ? Ou des peace keepers onusiens ?

Jérusalem. Les yeux rougis par le manque de sommeil, Ariel Sharon ouvre le Conseil des ministres restreint spécialement convoqué pour l’occasion. Il y a là Dov Weisglass, son
bras doit, Silvan Shalom, le chef de la diplomatie, Shaul Mofaz, Tzahi Anegbi et Avraham Poraz, les ministres de la Défense, de la Sécurité publique et de l’Intérieur, ainsi que le vice-Premier ministre Ehoud Olmert, le chef du Mossad, celui du renseignement militaire
et quelques autres. Benyamin Netanyahou, ministre des Finances et grand rival du chef du gouvernement, brille par son absence. A-t-il été jugé trop proche des néoconservateurs américains ? Si tel est bien le cas, ce n’est qu’un prétexte : autour de la table, tout le monde entretient d’étroites relations avec Paul Wolfowitz, Richard Perle et les autres.
Shalom analyse brièvement les résultats du scrutin. Traditionnellement démocrate (à 80 %), la communauté juive américaine n’a pas basculé dans le camp adverse, en dépit de l’adoption, à quinze jours du scrutin, d’une loi imposant au département d’État de recenser les actes antisémites à travers le monde et de dénoncer l’éventuelle passivité des États concernés par le phénomène. Selon toute apparence, le pourcentage des transfuges ne dépassera pas 15 %. C’est beaucoup, mais quand même moins que prévu. Le
visage de Sharon se rembrunit. Né en Israël, il a parfois du mal à comprendre les juifs de la diaspora. Qu’est-ce qu’il leur faut ? À l’opposé de ces peu virils atermoiements, les Israéliens « votent » Bush à 70 %. Avec les Russes (44 %), ils sont même les seuls à lui être majoritairement favorables.
Pour le reste, pas d’affolement. L’administration Kerry sera sans doute moins accommodante que sa devancière est-il possible de l’être davantage ? et devrait remiser aux oubliettes les projets de « remodelage » du Moyen-Orient, mais le nouvel élu
n’est pas un ennemi, pas même un adversaire. Un rééquilibrage de la politique américaine au bénéfice des Palestiniens est-il néanmoins possible ? Pas sûr, on verra Il reste plus de deux mois avant la prise de fonctions du nouveau président, en janvier. Autant en profiter pour marquer le maximum de points et repousser un peu plus le spectre d’un État palestinien.

Le Caire. Dans son bureau au siège de la Ligue arabe, Amr Moussa se saisit du téléphone : « Le président Arafat en ligne. » La voix de celui-ci trahit son allégresse. Depuis des mois, il est quasi séquestré par les Israéliens dans les ruines du siège de
l’Autorité palestinienne, à Jéricho, menacé d’expulsion, voire d’une sanction plus définitive. Va-t-il enfin pouvoir sortir de l’enfer ? Ariel Sharon, son ennemi, a trop lié
son sort à celui de Bush pour que la défaite de ce dernier ne soit pas aussi la sienne. Moussa et Arafat se congratulent. Le premier informe le second que les hommes du nouveau
président prendront contact avec lui dans les prochains jours, mais qu’il ne doit se faire aucune illusion : ils exigeront de sa part un renoncement solennel à la violence.
Arafat ne relève pas. L’occasion paraît inespérée de sortir du piège où il est englué, de relancer la « feuille de route », bref, de reprendre les choses là où Bill Clinton les avait laissées, mais avec lui sait-on jamais ? Ce ne serait pas la première occasion inespérée qu’il laisserait passer !
Songeur, Amr Moussa raccroche. Le téléphone sonne à nouveau. Ambassadeur d’Arabie saoudite à Washington, le prince Bandar Ibn Sultan souhaite s’entretenir avec lui avant de s’envoler pour Riyad, où il est rappelé en consultation. Très lié au clan Bush, même si leurs relations se sont beaucoup rafraîchies ces derniers temps, et familier des milieux pétroliers texans, il sait que ses jours dans la capitale fédérale sont comptés. Mais le prince, grand amateur de vieux bourbon et de chevaux de course, veut faire abstraction de son cas personnel. La victoire de Kerry est-elle une bonne chose pour le royaume ? Les princes doivent-ils remercier le Seigneur ou implorer sa miséricorde ? Le nouvel Irak rêvé par les néoconservateurs américains avait pour ambition affichée de se substituer à l’Arabie saoudite trop rétrograde et trop malaisément contrôlable en tant
que pièce maîtresse sur l’échiquier moyen-oriental. Un véritable cauchemar. Ça ne pourra pas être pire avec la nouvelle administration démocrate, il va falloir discuter. « Bonne chance », lui lance Amr Moussa, en raccrochant.
Le secrétaire général fait signe à sa secrétaire : « Appelez-moi le président Bachar al-Assad, à Damas »

Moscou. Seul dans son bureau du Kremlin, Vladimir Poutine réfléchit : la partie s’annonce serrée. Ancien du KGB, le président russe est un redoutable joueur d’échecs. Pas très imaginatif, peut-être, mais efficace. Or la défaite de son « ami » Bush, un homme
« prévisible et fiable », le prive d’un pion fort utile. Ayant réussi, contre toute évidence, à accréditer l’idée d’une secrète connivence entre al-Qaïda et les séparatistes tchétchènes, il a convaincu l’administration républicaine, au nom de la sacro-sainte
solidarité antiterroriste, de lui laisser les mains libres pour mettre un point final aux errements démocratiques de la Russie post-communiste. Le différend sur la guerre en Irak ? Secondaire. Après tout, si les Américains tiennent absolument à se faire tailler des croupières du côté de Fallouja, c’est leur affaire. Pas question de les aider en
envoyant des troupes, bien sûr, mais pas question non plus d’en faire un casus belli. Hélas ! la Russie n’a plus les moyens de jouer les gros bras. Il faut s’y habituer, à défaut de s’y résigner. Le tsar fait appeler son chef de cabinet. Les termes du message de félicitations qu’ils vont rédiger seront à la fois chaleureux et circonspects. Beaucoup de questions restent sans réponse. Qui sera le prochain secrétaire d’État ? Comment le futur président va-t-il réagir au tour de vis autoritaire en cours à Moscou ? De Madeleine Albright à Richard Holbrooke, il y a dans son entourage trop d’ennemis de la
Russie. Il aurait fallu le sonder sur ses intentions, le rencontrer peut-être Le problème
est que, pour le Kremlin, la victoire de Bush était tellement souhaitable qu’elle a fini par paraître certaine.

Paris. Sous les lambris élyséens, Jacques Chirac ouvre une cannette de bière. Il est aux anges. Claude, sa fille, et Annie Lhéritier, son chef de cabinet, s’approchent, chavirées de bonheur. Il les embrasse et se tourne vers Jérôme Monod. Les quelques mots qu’il glisse
à l’oreille de son vieux complice sont sûrement peu protocolaires, à en juger par la réaction faussement indignée de celui-ci. Heureux de son effet, le président éclate de rire. On ne l’avait pas vu dans cet état depuis la finale de la Coupe du monde de foot, au Stade de France, en 1998 Tout juste s’il ne porte pas un tee-shirt « I love Kerry » !
Dans une autre vie, peut-être aurait-il pu s’entendre avec Bush. Sauf sur le chapitre de la religion, les deux hommes se ressemblent davantage qu’on ne le croit. Ce sont l’un et l’autre des batteurs d’estrade, des bateleurs surdoués. Avec Cheney, en revanche, ce monstre froid, l’incompatibilité d’humeur a été immédiate, définitive. Dès leur première rencontre, en novembre 2000, le président français s’était, en privé, déclaré horrifié par les propos de son interlocuteur.
De la joyeuse cohue qui, depuis quelques minutes, a pris possession de son bureau émerge la mèche rebelle de Dominique de Villepin, l’homme qui, à l’automne 2001, à l’époque où il dirigeait la diplomatie française, organisa à l’ONU la résistance à l’invasion de
l’Irak. Le texte du télégramme que Chirac s’apprête à adresser au vainqueur est prêt : « Je me réjouis de travailler avec vous au renforcement de la coopération franco-américaine » Pour une fois, la déclaration n’a rien de convenu. Bien sûr, les lointaines
origines françaises de Kerry n’induisent pas que lesdites relations soient, à l’avenir, nécessairement sans nuage, mais les responsables français ont depuis longtemps fait
leur choix : Everything but Bush (Tout sauf Bush) !

Alger. Une grimace de dépit tord la bouche d’Abdelaziz Bouteflika, réuni au palais d’el-
Mouradia avec le général Larbi Belkheir, son directeur de cabinet, Yazid Zerhouni, le ministre de l’Intérieur (et ancien ambassadeur à Washington), Abdelaziz Belkhadem, le chef de la diplomatie, et quelques autres. Ce n’est pas qu’il nourrisse un quelconque
grief à l’encontre de John Kerry, qu’il ne connaît d’ailleurs pas, mais il n’a eu qu’à se louer de la politique de l’administration Bush aussi condamnable soit-elle dans ses principes. Son parti pris systématique en faveur d’Israël, contre les Palestiniens, est
assurément détestable, et l’occupation de l’Irak lourde de tous les périls, mais qu’y faire ? Quant à son hostilité de plus en plus marquée à l’égard des Saoudiens, soyons sérieux : on ne va quand même pas s’apitoyer sur des gens qui ont passé leur temps à financer les tueurs des GIA et tant d’autres. Non, l’essentiel est que la politique
américaine ait paradoxalement contribué à faire flamber les prix des hydrocarbures. Quand le cours du baril de brut s’envole au-delà de 50 dollars, toute autre considération perd soudain de son importance
D’autant que, depuis quatre ans, les Américains ont beaucoup aidé les Algériens à éloigner la menace du terrorisme islamiste : livraison d’armes, formation des forces de sécurité, échange d’informations Et que cet engagement a permis de faire contrepoids à une influence française et européenne parfois bien pesante. Qui aurait intérêt à mettre tous ses ufs dans le même panier ? Sur ce point, au moins, les Algériens sont sur la même longueur d’onde que leurs voisins marocains et tunisiens.
« Qu’en pense Brahimi ? » interroge le président.
Belkheir appelle aussitôt New York. L’ancien ministre algérien des Affaires étrangères, aujourd’hui conseiller spécial de Kofi Annan après avoir été son représentant en Afghanistan, se montre serein : Kerry est un type bien ; rien, en principe, ne devrait changer dans les relations entre les deux pays.

Londres. Au 10, Downing Street, la résidence du chef du gouvernement, l’ambiance évoque une veillée funèbre. Tony Blair est décomposé. Pour lui, la défaite de Bush est une irrémédiable catastrophe. Longtemps, il a incarné le rêve d’une social-démocratie enfin débarrassée de ses archaïsmes. Jeune, brillant, sympathique, il avait l’Europe à ses pieds. Pourquoi a-t-il pris plaisir à tout gâcher ? Par conviction morale et religieuse, il a cru devoir débarrasser le monde, qui ne lui demandait rien, d’un tyran sanguinaire,
certes, mais provincial. Pour donner corps à une menace largement illusoire, il n’a pas hésité à recourir aux plus grossiers mensonges. Le Prime Minister n’est pas le « caniche de Bush » que certains se plaisent à décrire, mais il a eu la faiblesse de croire que, naviguant au plus près du navire amiral, l’écume de la gloire rejaillirait sur lui.
Nostalgie impériale ? L’opinion britannique lui est aujourd’hui majoritairement hostile, ses amis travaillistes sont divisés, et ses adversaires conservateurs et libéraux à l’affût. Les législatives du printemps prochain s’annoncent sous les plus inquiétants auspices.

De Yamoussoukro à Dakar. Laurent Gbagbo se lève et arpente le salon de sa résidence à grandes enjambées, sous le regard inquiet de Simone, son épouse. Au fond, il sait bien que la défaite de son favori ne changera pas grand-chose. L’administration Bush, qui, peut-être, avait d’autres chats à fouetter, s’est toujours bien gardée de s’impliquer dans
la crise ivoirienne, laissant les Français se débattre en première ligne, et il ne fait guère de doute que Kerry n’agira pas différemment. Mais que va-t-il advenir des relations patiemment nouées par le couple présidentiel au sein de la fraction la plus religieuse de la droite américaine ? Principal instigateur de ce rapprochement, l’étrange Moïse Koré est au côté du président en cette veillée électorale. Pasteur évangéliste, négociant en
cacao et intermédiaire en tout genre, il passe pour le gourou du président, qui, sous son influence dit-on, renia naguère sa foi catholique. Certains l’ont surnommé « Raspoutine ». Pour l’heure, le pasteur s’abîme en prières, dans un coin de la pièce. Un peu plus loin, Sarata Touré, la directrice adjointe du cabinet présidentiel, est pendue au
téléphone. Chargée des relations internationales, elle ne communique pas avec l’au-delà, mais avec Guy Labertit, le « monsieur Afrique » du Parti socialiste français. Chacun son job
Au même moment, au siège de la présidence sénégalaise, Abdoulaye Wade scrute intensément l’océan, là-bas, au-delà de la Corniche. Il a beau séjourner régulièrement dans la confortable résidence versaillaise de son épouse française, à l’ombre du palais du Roi-Soleil, le chef de l’État manifeste depuis longtemps un fort tropisme américain à
l’instar, d’ailleurs, d’une partie de la jeunesse sénégalaise, lasse de voir se refermer
devant elle les portes de l’ancienne métropole. À l’époque déjà lointaine où il conduisait l’opposition, la droite chiraquienne, subjuguée par les manières policées du socialiste mais très francophile Abdou Diouf, son prédécesseur, ne lui manifesta jamais qu’un intérêt poli. Peut-être en ressentit-il quelque amertume. Qui pourrait se satisfaire d’accointances exclusives avec Alain Madelin ?
« Je lui laisse souvent des messages téléphoniques, s’amuse l’un de ses amis. Chaque fois, il me rappelle le lendemain en m’expliquant qu’il était en communication avec Bush. » Les relations entre la présidence sénégalaise et l’administration américaine ont beau être très suivies, elles n’en sont pas moins largement platoniques. En tout cas, elles ne se traduisent pas par une aide massive au développement du pays. Pour des raisons
diverses, les Américains réservent leurs libéralités à une poignée de pays africains triés sur le volet : l’Angola, la Guinée équatoriale, São Tomé e Príncipe, le Rwanda, l’Ouganda, l’Éthiopie ou l’Érythrée Qui a dit que « les États n’ont pas d’amis, seulement des intérêts » ? Cherchez bien, il s’agit d’un illustre président français

Tout ceci n’est évidemment qu’une fiction : il n’est, hélas ! pas exclu que George W. Bush soit reconduit dans ses fonctions pour quatre ans. Et que les extrémistes qui l’entourent, cette inquiétante alliance d’ultralibéraux, de religieux adeptes d’une « conception biblique du monde » et de néoconservateurs résolus à asseoir par tous les
moyens la domination de l’Amérique sur le monde, réussissent à mener à bien la « révolution » qu’ils appellent de leurs vux. Qu’on ne s’y trompe pas: nous sommes tous concernés. L’Histoire peut-elle basculer, le 2 novembre ? Oui, à certaines conditions. Le
récit que vous venez de lire n’a d’autre ambition que d’en recenser quelquesunes. Et de décrire par anticipation la divine surprise que constituerait la victoire de John Kerry. Comme disait Martin Luther King, « I have a dream ». Toutes proportions gardées, bien sûr

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires