Bush sur le banc des accusés

Avocat de ceux que personne ne veut défendre, Jacques Vergès s’est fait procureur pour instruire le procès du président américain. Dans La Démocratie à visage obscène, présenté sous forme de lettre à George W. Bush, il dresse, avec le talent de polémiste

Publié le 26 octobre 2004 Lecture : 3 minutes.

Pour injuste qu’ait été l’intervention américaine au Vietnam, elle participait cependant encore un peu d’une conception classique de la guerre, héritée de Moltke et de Clausewitz, qu’un homme comme Kissinger avait lus et médités. Dans cette tradition, en effet, le pouvoir qui prend la responsabilité de déclencher un conflit doit tout faire
pour l’empêcher d’aller aux extrêmes par son propre dynamisme, vers la destruction de l’ennemi. Le but ultime de la guerre, enseignait Clausewitz, c’est la paix. Faute de l’avoir atteint, le très républicain Nixon préféra se retirer du bourbier vietnamien que de rendre l’Amérique responsable d’un embrasement de la planète. Quant à l’ultrarépublicain Reagan, qui ne répugnait pas, déjà, à parler de « l’empire du Mal » pour désigner son ennemi communiste, il réussit à mettre à genoux l’Union soviétique sans avoir eu à lui déclarer la guerre. Les « faucons » qui l’entouraient, et dont une partie seulement se reconnaissent aujourd’hui dans votre politique, avaient compris que l’Initiative de défense stratégique (IDS, autrement dit la fameuse « guerre des étoiles ») ferait plus pour rendre l’URSS exsangue que tous les plans imaginés par le
Pentagone pour la réduire militairement.
Aux antipodes de cette stratégie, vous avez inventé un ennemi qui n’existe pas les responsables du 11 septembre sont partout sauf en Irak, et sans doute plus près de la Maison Blanche que de l’Afghanistan et pris le risque de plonger le monde dans une nouvelle guerre de Cent Ans. Au nom, bien sûr, de la Démocratie, que vous invoquez comme votre homologue du roman d’Asturias [Monsieur le Président, NDLR] invoquait Dieu.
Vous entendez limiter la souveraineté des États et combattez les principes, dépassés à vos yeux, de territorialité, de droit des peuples, d’équilibre des puissances, de concert des nations, mais, en ce qui vous concerne, vous êtes souverainiste, car « la démocratie américaine est le type idéal de société et a valeur universelle ». Cette argumentation, qui n’est pas sans rappeler celle des colonisateurs européens du XIXe siècle, est parfaitement assumée, au nom de l’antiracisme: tous les peuples ont le droit d’accéder à notre type de démocratie, et nous avons le devoir de les y aider, fût-ce à coups de canon, fût-ce par la torture.
Dans son livre Notre route commence à Bagdad, William Kristol, votre griot préféré, l’affirme : « Un avenir plein d’humanité passe par une politique étrangère américaine sûre d’elle, idéaliste, déterminée et convenablement financée. L’Amérique ne doit pas seulement être le policier ou le shérif du monde, elle doit être son phare et son guide… L’alternative à la domination américaine est un monde chaotique où il n’existe nulle autorité capable d’assurer la paix et la sécurité et de faire respecter les normes internationales. »
L’Amérique ou le chaos? Il semble qu’en Irak, ce soit, pour longtemps encore, l’Amérique et le chaos. Avec pour première conséquence de transformer en ennemis des valeurs que vous prétendez défendre ceux qui ont eu le malheur de s’opposer à votre empire, voire tout simplement de se trouver sur la route de vos soldats.
Aujourd’hui, Monsieur le Président, vous pensez réduire l’un des plus vieux États du monde à merci en pillant ses musées, en brûlant ses bibliothèques, et en couvrant d’excréments ses prisonniers de guerre. C’est que, pour vous, la « démocratie » repose sur le postulat que la violence, la peur et l’argent sont les valeurs suprêmes. Vous oubliez qu’on peut aussi vouloir mourir, comme disait Péguy, « pour son âtre et son feu et les pauvres honneurs des maisons paternelles ». Telle est pourtant la leçon des guerres postcoloniales : le fort gagne les batailles, le faible gagne la guerre.
Vous avez déjà perdu la guerre, Monsieur le Président, mais il y a pire: vous avez donné malheureusement à la démocratie un visage obscène.

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