Secrets d’État

Pourquoi le directeur de la Sécurité nationale, le général Hamidou Laanigri, a-t-il été limogé ? Comment le réseau terroriste démantelé fin juillet et début août était-il parvenu à infiltrer l’armée et les forces de sécurité ?

Publié le 25 septembre 2006 Lecture : 11 minutes.

« Il est vrai que, parfois, les militaires, s’exagérant l’importance relative de l’intelligence, négligent de s’en servir. » Cette petite phrase d’un certain Charles de Gaulle, extraite du Fil de l’épée, le général de division Hamidou Laanigri, 67 ans, se la tient pour dite. Aussi est-ce avec intelligence que celui qui se définit avant tout comme « un homme de mission », soldat et serviteur du Makhzen dans l’âme, a réagi à ce qu’il faut bien appeler son limogeage. Trente minutes de désarroi, l’envie de parler, de tout plaquer ou de tout casser et puis le silence. Surtout, faire bonne figure. Lorsqu’en ce mercredi 13 septembre, Fouad Ali el-Himma, le ministre délégué à l’Intérieur, de vingt-cinq ans son cadet et sans doute le plus proche collaborateur de Mohammed VI, lui annonce son départ de la Direction de la Sécurité nationale et sa nomination à un poste de second plan – inspecteur général des Forces auxiliaires -, Laanigri obtempère sans état d’âme apparent. Il se dit même heureux, presque soulagé de ce nouveau défi aux allures de préretraite. À 17 heures, l’information est rendue publique par une dépêche de la MAP, l’agence de presse officielle. Le soir, avec deux amis, le général prend un verre au bar de l’hôtel Hilton, sans doute l’endroit de la capitale le plus fréquenté par les agents de renseignement. Souriant, cigare aux lèvres, le superflic tout juste congédié n’a évidemment pas fait le déplacement par hasard : l’essence, c’est l’apparence…

Un nouveau chapitre s’achève dans la vie de l’un des derniers grands officiers de l’ère Hassan II encore en activité – avec les généraux Benslimane et Bennani -, l’un des rares, aussi, à avoir traversé le miroir pour fouler les jardins secrets de la monarchie marocaine. L’ultime chapitre ? C’est probable. Même si le roi a fini par téléphoner à Laanigri pour le remercier des services rendus, le fait qu’il ne l’ait pas reçu sonne comme une disgrâce. « Perte de confiance », lâche un familier du Palais, qui ajoute : « De toute façon, le général savait qu’il allait devoir passer la main, même s’il ne s’y résignait pas. »
Qu’il paraît proche, pourtant, et lointain à la fois, le temps où le jeune Meknassi issu d’une famille modeste achevait sa formation à l’École des cadets d’Ahermoumou ! Major de sa promotion, il intègre la prestigieuse Académie militaire de Meknès. Sorti sous-officier, il rejoint la gendarmerie et se retrouve étroitement mêlé à la répression des complots du début des années 1970. C’est lui qui mène l’enquête sur le putsch manqué d’août 1972 et interroge personnellement les aviateurs arrêtés. Du Sahara aux prisons secrètes, il est sur tous les fronts de ces années de plomb, y compris hors du royaume.
En 1977, le commandant Laanigri dirige la brigade de gendarmerie envoyée par Hassan II au Katanga pour secourir son ami Mobutu. Deux ans plus tard, le voici aux Émirats à la tête d’un contingent marocain chargé de veiller sur la sécurité du cheikh Zayed. Il y restera près de dix années entrecoupées de brefs retours au pays pour y accomplir des missions spéciales (sa réputation d’excellent enquêteur est déjà faite) à la demande de son patron, le général Hosni Benslimane, acquérant au passage fortune et carnet d’adresses. En juillet 1987, il est de ceux qui aident à résoudre la sanglante prise d’otages de La Mecque, au côté du capitaine français Paul Barril.

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Rappelé à Rabat en 1989, le colonel Laanigri fait un choix qui se révélera déterminant. Passionné de renseignement et de géopolitique, il opte pour la DGED (services extérieurs), que coiffe alors celui qui sera son véritable mentor : le général Abdelhak Kadiri. Benslimane, qui estimait avoir des droits sur son protégé, n’apprécie guère. Dès lors, les deux hommes n’entretiendront que des relations très distantes. « La DGED, au sein de laquelle il a travaillé pendant dix ans, est un superbe outil que Laanigri a toujours rêvé de diriger, mais qu’il ne dirigera jamais », commente aujourd’hui un proche du général. Chargé du contre-espionnage, Laanigri est pendant les années 1990 le principal collaborateur de Kadiri.

Au côté de cet homme pondéré, dont le sens des affaires n’empêche pas le professionnalisme (de santé fragile, il est aujourd’hui retiré de la scène publique), Laanigri apprend sans cesse. Il se tient à distance prophylactique du tout-puissant ministre de l’Intérieur, Driss Basri, avec qui son patron entretient des rapports orageux, suit les cours de l’École de guerre, à Paris, voyage beaucoup, lit plus encore et noue d’utiles relations avec la plupart des grands services de renseignements étrangers.

Le 30 septembre 1999, deux mois après la mort de Hassan II, Laanigri est installé à la tête de la DST par dahir royal, sur la recommandation de Kadiri. Sa première tâche est de « débasriser » la maison, la seconde de s’occuper de Basri lui-même. C’est lui qui dirige les perquisitions au domicile du grand vizir, brusquement limogé en octobre. Lui qui le fait surveiller, suivre, puis « observer » jusque dans son exil parisien. Parallèlement, Laanigri prend en charge un autre « cas », encore plus délicat : celui de Moulay Hicham, le cousin du roi, en dissidence ouverte avec le régime. Si le « prince rouge » voit en lui le symbole de ces militaires qui, à l’entendre, tiennent le Trône sous tutelle, Laanigri se contente de faire son travail, « serrant » au plus près les activités de Moulay Hicham et de son entourage.

Mais la grande affaire de l’année 2001, marquée par les attentats du 11 Septembre à New York, ce sont les islamistes. Le patron de la DST pressent aussitôt que, dans la bataille mondiale contre le terrorisme qui s’annonce, il faudra être pour ou contre les Américains. Neutralité interdite. Les liens qu’il noue avec la CIA, dont le chef de l’époque, George Tenet, qu’il recevra chez lui à Rabat, deviendra l’un de ses amis, sont étroits.

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Toujours dans le même cadre, Laanigri met en place avec le voisin algérien des canaux de communication, puis de coopération, de plus en plus fructueux. Il se rend à plusieurs reprises à Alger, rencontre le général Lamari, le président Bouteflika, et se réjouit de voir les services des deux pays collaborer sans heurts dans le domaine de la lutte antiterroriste. Volontiers communicateur, il reçoit dans sa villa de Rabat des journalistes triés sur le volet pour leur expliquer « sa » vision du traitement des salafistes radicaux. Une vision dure, parfois expéditive, qui se traduit, fin 2001 et début 2002, par des centaines d’arrestations. À Temara, au siège de la DST, les interrogatoires dépassent souvent la ligne rouge qui sépare l’intimidation de la torture. Nommé général de brigade, puis de division, Laanigri est alors l’homme le plus craint du royaume. Le « nouvel Oufkir », comme l’appelle, non sans une évidente exagération, la presse indépendante, est de tous les dossiers chauds. On le voit à Guantánamo, interrogeant les détenus marocains, à Londres, chez ses amis du MI6, à Paris, boulevard Mortier et place Beauvau, à Madrid, à Riyad, à Berlin et, bien sûr, à Temara, où il modernise de fond en comble la DST.

Début 2003, le général est au faîte de sa puissance. Youssef, son fils, qui a étudié aux États-Unis, vient d’intégrer le cabinet royal et lui-même ne se cache pas de jouer les « nounous sécuritaires » du jeune ministre délégué à l’Intérieur et bras droit de Mohammed VI, Fouad Ali el-Himma. De là à se croire indispensable. Surviennent alors les attentats de Casablanca, le 16 mai 2003. Le royaume est sous le choc, le roi aussi. Le général Laanigri, qui, depuis plusieurs mois, ne cesse de déplorer le « laxisme » de la justice et le retard pris dans l’adoption d’un arsenal répressif adapté (la fameuse loi antiterroriste), y voit la confirmation, tragique, du bien-fondé de sa ligne tout-sécuritaire. Il mène l’enquête, supervise les rafles, couvre les bavures et, comme à Kénitra en 1972, « boucle » le dossier des attentats en deux mois.

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Le 17 juillet 2003, Laanigri quitte la DST pour la DGSN, le service de renseignements de la police en tenue. Pendant quelques jours, il se demande s’il s’agit là d’une promotion ou d’une disgrâce, mais se rassure vite. La DGSN est une énorme maison dont le capital humain, le rayonnement et le budget n’ont rien à voir avec ceux de la DST. Certes, il peut faire une croix sur les voyages à Langley et les missions à Alger, mais ceux qui pronostiquaient sa mise à l’écart progressive doivent très rapidement déchanter. Le successeur de Laanigri à la tête de la DST est en effet un homme qu’il a lui-même façonné avant de le proposer au roi : Ahmed Harari, l’ex-directeur régional à Casablanca. Peu après, le général place un autre de ses protégés, Abdelaziz Izzou, le préfet de police de Tanger, au poste encore plus sensible de directeur de la sécurité du Palais royal. Un double coup de maître, murmure-t-on. En fait, comme on ne tardera pas à s’en apercevoir, il s’agit d’une double mauvaise pioche aux conséquences calamiteuses.

Mais, jusque-là, tout va bien. Tout en continuant à recevoir quotidiennement les rapports de la DST, le général prend à bras-le-corps le vaste chantier de la police marocaine. Comme à la DST, ce gros travailleur modernise à tour de bras, recrute des diplômés de haut niveau, lutte contre les « ripoux », communique à tous vents – il fonde même un journal, Police magazine -, rénove les commissariats et informatise à grande échelle. Comme à la DST aussi, certaines des méthodes employées par ses agents prêtent pour le moins à contestation. De Laayoune à Tanger, les Groupes urbains de sécurité (GUS), qu’il a créés, deviennent synonymes de bavures parfois mortelles. La presse et les ONG se déchaînent. Stoïque, Laanigri assume. Seul.

Seul, car la « génération M6 » a grandi et le tandem Fouad Ali el-Himma-Yassine Mansouri (DGED) n’éprouve plus le besoin d’en référer à un homme qui n’est pas de leur génération et dont les conceptions en matière de sécurité sont parfois divergentes. Surtout, le général voit se réduire peu à peu la fréquence de ses entretiens avec le roi. Les rapports qu’il adresse au Palais transitent désormais par le bureau d’el-Himma avant d’être remis à leur destinataire. En décembre 2005, ce qui n’était qu’une impression devient une certitude : Hamidou Laanigri est sorti du premier cercle et du jardin secret.
Le 14 décembre, en effet, de retour de Paris, Ahmed Harari, l’homme du général à la tête de la DST, apprend son limogeage par une dépêche de la MAP. Son successeur est aussitôt nommé : il s’agit d’Abdellatif Hammouchi, un quadra, ancien de la maison et excellent spécialiste de l’islamisme. À la DST, Harari a multiplié les bourdes. « Aujourd’hui encore, confie un proche du dossier, je n’ai toujours pas compris pourquoi Laanigri l’avait choisi de préférence à un Hammouchi, à qui tous les grands services étrangers faisaient les yeux doux pour le convaincre de travailler pour eux. En fait, je ne vois qu’une explication : Harari était un fidèle, il lui devait tout et, par son entremise, le général pouvait continuer à coiffer la DST. »

Est-ce vraiment la bonne explication ? Toujours est-il que l’erreur de casting que représentait le choix de Harari, puis l’éviction de ce dernier ont une conséquence immédiate. À partir du 14 décembre 2005, les très précieux « papiers » de la DST ne remontent jusqu’au patron de la DGSN que lorsque el-Himma l’autorise. Peu à peu, un certain spleen gagne l’ancien cadet d’Ahermoumou. Le soir, entre deux volutes de cigare cubain, il lui arrive de se demander jusqu’à quand il lui faudra ainsi s’accrocher, coupé du centre névralgique du pouvoir, comme en apesanteur. Et puis, le professionnalisme, le sens de la mission et cette conviction ancrée qui veut qu’un responsable nommé par le roi ne démissionne pas reprennent le dessus. À ses visiteurs, Laanigri apparaît comme un grand flic enthousiasmé par sa tâche. Il donne le change, même si la blessure commence à se voir.

L’été 2006 passe et, avec lui, la découverte, fin juillet, du réseau terroriste Ansar al-Mahdi, dans laquelle la DST a joué un rôle prépondérant par rapport à la DGSN (voir ci-après). Le 11 septembre, coup de tonnerre. Le Palais annonce le limogeage d’Abdelaziz Izzou, le chef de la sécurité royale placé à ce poste ultrasensible par Laanigri lui-même. Après quatre jours d’interrogatoire serré dans les locaux de la DST, Izzou et dix-sept comparses présumés, dont le lieutenant-colonel de gendarmerie Youssef Lahlimi Alami, fils du haut-commissaire socialiste au plan Ahmed Lahlimi Alami, sont incarcérés. Le motif est inquiétant : Izzou et les autres personnalités interpellées – dont un commissaire, un pacha, deux caïds, un ex-gouverneur et plusieurs agents des renseignements généraux et du SRPJ de Tanger – auraient protégé pendant près de deux ans un baron de la drogue du nom de Mohamed Kherraz, condamné par contumace et lié, dit-on, aux services espagnols. En échange de quoi ? L’enquête le dira.

C’est l’arrestation de Kherraz, le 25 août à Ksar Sghir, dans le Nord, puis les aveux de ce dernier qui ont déclenché toute l’affaire. Comment Laanigri a-t-il pu recommander au roi, qui plus est pour un tel poste, un homme lié au trafic de la drogue ? « Soit le général n’a pas fait d’enquête préalable et c’est une faute professionnelle grave, soit il l’a faite et il y a de quoi se poser certaines questions », lâche, cassant, un haut responsable. La vérité est peut-être moins mystérieuse et plus humaine. Laanigri, qui a reconnu devant ses proches avoir « fait une connerie » en présentant Izzou au roi, a pu être tout simplement victime de son affection quasi paternelle pour le personnage, écartant les rumeurs qui couraient sur ses accointances avec les milieux de la drogue comme autant de malveillances. Hier, Harari, aujourd’hui Izzou : le point faible du général, qui en compte peu, réside peut-être dans son côté affectif…

Dire que Mohammed VI a peu apprécié la découverte, dans son entourage sécuritaire le plus proche, d’un policier soupçonné de liens avec le grand banditisme est un euphémisme. « En d’autres temps, commente un bon connaisseur du Makhzen, cela se serait terminé, pour les responsables incriminés, par un accident inexpliqué sur la route de la palmeraie, à Marrakech » [allusion à la mort du général Dlimi, en 1983].
Mais, les temps, heureusement, ont changé. Nommé inspecteur général des Forces auxiliaires, Hamidou Laanigri, dont la loyauté envers le Trône n’a jamais fait l’ombre d’un doute, trouvera peut-être le temps, désormais, d’écrire ses Mémoires – un projet qui, dit-on, lui tient à coeur. Après tout, ce général courtois, matois et volontiers mondain n’a jamais eu le goût du sang, mais celui de la tactique et de l’intelligence des faits…

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