ONU soit qui mal y pense

Shashi Tharoor, le candidat indien à la succession de Kofi Annan, est loin de considérer l’organisation internationale comme un machin inutile.

Publié le 25 septembre 2006 Lecture : 12 minutes.

Ambiance électorale au Palais de verre de Manhattan. Le mandat de Kofi Annan s’achève. Avant la fin de l’année, le Conseil de sécurité des Nations unies désignera un nouveau secrétaire général. En principe, c’est au sein de l’Asie que devrait être choisi celui qui aura le redoutable honneur de parler au monde. Shashi Tharoor, le candidat indien, nous a obligeamment rendu visite à Jeune Afrique et a prolongé notre entretien en partageant notre déjeuner, quitte à bousculer un emploi du temps chargé. Végétarien précoce (dès l’âge de 3 ans), il ne fait pas de ses préférences alimentaires une religion. Et pour cause, l’un de ses enfants jumeaux, végétarien, n’en tire pas profit : il a « 10 kg et 3 cm de moins que son frère ». Le père se débrouille mieux et a le sens des compromis avantageux : il engloutit trois entrées quand les carnivores n’ont droit qu’à un unique plat de résistance.
Affable, chaleureux, disponible, le secrétaire général adjoint à la communication a l’aisance qu’exigent ses fonctions. Écrivain, auteur d’une biographie remarquée de Nehru et de plusieurs romans, dont Le Grand Roman indien (Seuil, 1993), il n’a pas de goût prononcé pour la langue de bois, mais il sait, avec le philosophe danois Søren Kierkegaard, que la meilleure façon de se taire c’est de parler. En fait, ses principaux atouts pour le poste de secrétaire général sont ses états de service. Frais émoulu des universités (en Inde et aux États-Unis) avec un doctorat en sciences politiques en poche, il a entamé à 22 ans une longue carrière à l’ONU. Ce fut d’abord, en 1978, le Haut-Commissariat aux réfugiés à Genève, en plein drame des boat people vietnamiens. Après l’humanitaire, le maintien de la paix. De 1991 à 1996, Shashi Tharoor rejoint ce département où il aura à superviser les opérations en Yougoslavie. En 1998, il entre au cabinet de Kofi Annan. Sa proximité avec le secrétaire général n’est pas pour plaire, paraît-il, aux Américains. Il n’est pas certain que la Chine, de son côté, approuve la désignation d’un candidat parrainé par son rival indien. Mais Tharoor affirme qu’il a pris ses précautions et affiche une sérénité résolue : « Je ne me serais pas lancé dans l’aventure si j’appréhendais le veto américain ou chinois. » Autre handicap possible : à 50 ans, il manquerait de bouteille. Au contraire, rétorque-t-il, c’est plutôt un gage de nouveauté et de dynamisme. Les initiés à Manhattan considèrent que les chances du candidat indien sont réelles. L’un d’eux pense même qu’il a plus d’atouts que Kofi Annan lorsque ce dernier fut élu.

Jeune Afrique : Le premier secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, le Norvégien Trygve Lie, disait du poste que c’est « le pire job au monde ». Pourquoi êtes-vous candidat pour l’occuper ?
Shashi Tharoor : Parce que je crois passionnément en l’ONU et aux principes inscrits dans sa Charte. J’y suis entré à 22 ans, sans être certain d’y rester, j’ai commencé avec un contrat d’un mois, puis d’un an et aujourd’hui, à presque 50 ans, j’y travaille encore.
Quelle était votre première fonction ?
Assistant du directeur des relations extérieures auprès du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). C’est en 1978 que j’ai pu faire mes preuves, lorsque je me suis occupé des boat people à Singapour pour le compte du HCR. La crise était grave, notamment à cause des problèmes liés à l’autorisation de débarquer et aux conditions de réinstallation dans un pays tiers. Seules les Nations unies pouvaient gérer un tel drame. Dans tous les autres pays d’Asie du Sud-Est, c’étaient les gouvernements, et souvent les militaires, qui dirigeaient les camps de réfugiés. Alors qu’à Singapour, c’était nous. J’ai pu innover dans l’organisation des camps : les réfugiés élisaient leurs propres chefs pour gérer leur vie quotidienne. L’objectif était d’atténuer la dureté du gouvernement singapourien envers ces réfugiés.
C’était votre baptême du feu ?
Sans doute. C’est au cours de cette expérience sur le terrain que j’ai découvert que l’ONU était autre chose qu’une institution bureaucratique et que les hommes n’étaient pas des abstractions sur un document traitant des problèmes de développement ou autres, mais des personnes en chair et en os dont il faut assurer la survie. Certes, il existe des associations caritatives qui s’occupent de ces problèmes, mais les Nations unies sont mieux à même de le faire avec plus d’efficience, car elles peuvent agir sur les gouvernements pour les sensibiliser et les mobiliser. En tant qu’agence intergouvernementale, nous sommes en contact avec les ministres, les responsables locaux, nous pouvons nous appuyer sur des conventions légales. C’est ce genre d’action qui m’a convaincu que l’ONU lutte concrètement pour un monde meilleur.
On considère volontiers l’ONU comme un « machin » inutile
Cela ne correspond pas du tout à mon expérience. Bien sûr, toute institution a besoin d’une administration, de paperasses, et les dérives bureaucratiques ne sont pas absentes. Mais ce n’est pas l’essentiel. Lorsque je travaillais au département Peacekeeping (opérations de maintien de la paix), nous étions six civils et trois militaires, notre travail était tout sauf administratif. J’ai observé un peu partout dans le monde ce que les Nations unies font et représentent. À coup sûr, c’est une institution qui abat un boulot formidable et qui change la vie des gens, et j’aimerais bien y apporter ma modeste contribution.
Les organisations internationales sont peuplées de personnages désuvrés, comme Adrien Deume dans Belle du Seigneur d’Albert Cohen
Si de telles personnes existent aux Nations unies, je ne les ai pas rencontrées.
Quelles sont les qualités requises pour devenir secrétaire général des Nations unies ?
D’abord, il faut être un bon chef d’administration. Ensuite, il faut avoir une bonne vision de ce que les Nations unies essaient de faire dans le monde et il faut pouvoir réunir les différents pays autour de cette vision. Enfin, le secrétaire général doit avoir les capacités de parler au monde, de défendre les idées, les principes et les valeurs dont la Charte est porteuse. C’est un aspect essentiel.
On a surtout l’impression que le secrétaire général, c’est quelqu’un qui encaisse les coups, des coups qui viennent en particulier d’un très grand pays. D’ailleurs, Kofi Annan aime dire que « SG », les initiales de sa fonction, correspondent à scapegoat, « bouc émissaire ». Qu’en pensez-vous ?
Il faut le reconnaître, c’est l’un des aspects de ce poste.
Vous aspirez donc à devenir le souffre-douleur des États-Unis ?
Que voulez-vous que je vous réponde ?
Êtes-vous prêt à subir les avanies de leur ambassadeur, John Bolton ?
J’ai toujours pensé que travailler aux Nations unies consistait avant tout à avoir des idéaux, à les poursuivre et à être – bien sûr – prêt à les défendre dans un cadre réaliste. Pour mieux définir le poste, je dirais qu’il requiert des qualités d’idéalisme et de réalisme. Et c’est précisément ce mélange des deux qui m’a toujours guidé dans mes choix. Depuis vingt-huit ans que je travaille au sein de cette organisation, je me suis profondément imprégné de ses valeurs et principes. Nous avons vécu le pire avec les deux guerres mondiales, l’Holocauste, Hiroshima, des guerres civiles et des déplacements massifs de populations Il était temps, en créant les Nations unies, d’aider l’humanité à se donner une autre façon de vivre.
Par rapport à vos concurrents, et particulièrement votre principal rival, le Sud-Coréen Ban Ki-moon, quels sont vos atouts ?
Pour commencer, mon expérience aux Nations Unies. Je le dis en toute modestie, c’est plutôt rare de trouver un candidat susceptible d’afficher une telle expérience. En outre, je crois posséder des qualités requises pour le poste. Tout d’abord, à 50 ans, je dispose de l’énergie et du dynamisme nécessaires pour mener à bien mon travail. Ensuite, je parle parfaitement deux langues internationales (anglais et français), ce qui facilite la communication avec les différents pays à travers le monde.
Savez-vous aussi encaisser les coups ?
Ah oui, mais je garde toujours à l’esprit les raisons pour lesquelles l’Organisation existe et pourquoi il vaut la peine de se battre pour ses valeurs et principes.
Votre handicap, dit-on, c’est vos liens avec Kofi Annan
Je ne cache pas que j’admire ce que le secrétaire général a accompli. Il a une façon de travailler qui est responsable, c’est un sage. Mais nous sommes deux personnes différentes, et puis j’appartiens à une autre génération. J’espère que j’aurai le privilège de faire mes propres erreurs.
Kofi Annan semble avoir beaucoup changé ces derniers mois
Vous voulez dire que la perspective de son départ lui donne un surcroît d’énergie ? Une chose est sûre, il a beaucoup souffert depuis 2003 et l’Organisation avec lui, lorsque l’administration américaine a déclenché la guerre d’Irak alors que l’ONU refusait de lui en donner le mandat.
Pour la désignation du futur secrétaire général, le Conseil de sécurité a procédé récemment à un vote blanc à l’initiative de la France, et c’est le Sud-Coréen qui est arrivé en tête avec douze voix
Les Coréens font une bonne campagne. Et c’est vrai, Ban Ki-moon a obtenu le soutien de douze des quinze membres du Conseil de sécurité. Pour ma part, j’ai recueilli dix voix et le Thaïlandais Surakiart, sept. Je n’ai rien contre les autres candidats, mais il faut que le Conseil de sécurité se pose la question suivante : « En qui avons-nous confiance pour mener à bien, jour après jour, notre mission ? »
Et la réponse ?
La réponse devrait être moi. À moins que le Conseil n’en décide autrement. En tout cas, c’est à lui de décider.
Si un autre vote blanc avait lieu aujourd’hui, les résultats seraient-ils différents ?
Sans doute. Dans les prochains jours, certains candidats vont se retirer et d’autres, se déclarer. Mais du côté de l’Asie, je ne crois pas qu’il y en ait d’autres. Les ministres des Affaires étrangères doivent se réunir à partir du 19 septembre à New York. Je suppose qu’une discussion sérieuse aura lieu, et on saura avant le 28 s’ils se contenteront de la liste actuelle ou s’il faudra l’élargir. Pour ma part, je suis convaincu qu’à la fin du mois on aura une liste de deux ou trois candidats, pas plus.
Peut-on dire que le successeur de Kofi Annan doit être un Asiatique ?
Oui, assurément.
Vous bénéficiez du soutien de votre pays, l’Inde
Bien sûr, à 100 %.
Qu’en est-il de la Chine ?
La Chine insiste pour que le secrétaire général soit un Asiatique. Tout ce qu’on peut dire en toute objectivité aujourd’hui, c’est que le candidat sud-coréen et moi-même sommes les mieux placés.
À supposer que le vote de l’Asie soit acquis, est-ce que l’Afrique pourrait peser ?
Bien sûr ! L’Afrique pèse à travers trois membres du Conseil de sécurité : le Congo-Brazzaville, le Ghana et la Tanzanie. Ce sont des pays qui connaissent bien les Nations unies et qui, je l’espère, me connaissent aussi.
Qui décide en dernier ressort ?
Les quinze jusqu’à un certain point. Mais finalement, ce sont les cinq membres permanents qui ont le dernier mot parce qu’ils peuvent opposer leur veto à un candidat.
Les cinq sont égaux, mais certains sont plus importants que d’autres
Je ne dirais pas ça. Ils ont tous un droit de veto.
Certes, mais les patrons du monde sont les États-Unis aujourd’hui.
Oui, bien sûr. Les États-Unis sont la seule superpuissance qui reste.
C’est donc « l’hyperpuissance », comme dit Hubert Vedrine, qui choisira le successeur de Kofi Annan, n’est-ce pas ?
Que les États-Unis se comportent comme une hyperpuissance est incontestable. Mais, en l’espèce, les autres membres ont les mêmes droits, les mêmes privilèges et les mêmes capacités d’action. Il convient de rappeler aussi que chaque décision du Conseil de sécurité est le résultat des politiques étrangères des quinze. C’est en particulier valable pour l’élection du secrétaire général des Nations unies.
Y a-t-il une opposition à votre candidature de la part de Washington ?
Non. Mais je n’ai pas leur soutien non plus. Ils n’ont pas encore décidé. De toute façon, je ne me serais pas aventuré si j’avais une quelconque raison de craindre un veto. Aujourd’hui, je suis assez confiant. J’ai discuté avec les Chinois, les Russes, les Britanniques et les Français. Et même si je n’ai pas eu le temps de me rendre dans les quinze capitales, j’ai eu des contacts avec tous.
Le fait que vous soyez un homme de lettres est-il un avantage ou un inconvénient ?
C’est simplement la preuve qu’il n’y a pas que des bureaucrates aux Nations unies. Il y a aussi place pour l’imagination, la pensée, la créativité, la culture L’ONU a également accueilli un autre écrivain, Dag Hammarskjöld [le deuxième secrétaire général de l’ONU, de 1953 à 1961], qui traduisait de la poésie. Et puis je n’ai pas à me justifier, l’écriture fait partie de mes passions.
Faut-il avoir de l’humour pour le job ?
C’est essentiel ! D’ailleurs, Kofi Annan a précisé lors d’une conférence de presse qu’il fallait avoir le cuir dur et le sens de l’humour. Mais il n’est pas toujours facile de garder le sourire avec tout ce qui se passe dans le monde.
Parlons de réalisme. L’ONU n’a pas évité la guerre en Irak ? À quoi a-t-elle servi ?
S’il n’y avait pas eu les Nations unies, il n’y aurait eu aucun débat ni positif ni négatif pour poser ce problème devant le monde.
Vous voulez dire qu’on n’aurait pas eu l’occasion d’apprécier le discours de Dominique de Villepin
Pas seulement, j’insiste, l’Irak a donné lieu à un débat extrêmement utile.
Ce qui n’a pas empêché que, en fin de compte, la volonté des États-Unis l’emporte contre pratiquement le reste du monde
Certes, mais en soixante ans d’existence de l’ONU, il doit bien y avoir eu une centaine de conflits armés et pas seulement avec les États-Unis. Deux seulement ont été « autorisés » par le Conseil de sécurité : la Corée dans les années 1950 et le Golfe en 1991. Il y a cinquante ans, Hammarskjöld disait : « L’ONU n’a pas été créée pour conduire l’humanité au paradis, mais pour la sauver de l’enfer. »
C’est quoi l’enfer, aujourd’hui ?
Il a des expressions nombreuses et variées. L’enfer, c’est par exemple ce que subissent les gens en Irak.
C’est aussi le Liban ?
C’est aussi la pauvreté, le sida et le désespoir Nous ne pouvons pas être sur tous les fronts à la fois et je ne prétends pas que nous y arriverons, mais je veux être optimiste. Ramener la paix, réduire les épidémies, sauvegarder les droits de l’homme, voilà ce que nous avons souvent su faire avec succès.
On a l’impression que l’ONU sert surtout à limiter les dégâts
Pas seulement, nous avons pu prévenir beaucoup de guerres. Au Liban par exemple, même si le conflit a duré trente jours – ce qui est insupportable pour les Libanais – sans les Nations unies, il n’est pas sûr qu’il aurait cessé des deux côtés. N’oublions pas que durant cette période, nos collègues dans l’humanitaire étaient en permanence sur le terrain pour venir en aide au peuple libanais.
Imaginons que vous soyez élu secrétaire général, qu’est-ce qui changerait ?
Il est impossible de répondre à cette question. Il y a encore deux mois, Kofi Annan n’aurait pas imaginé passer deux semaines au Moyen-Orient pour écouter et rapprocher les différents protagonistes.
Et sur les grands conflits, allez-vous apporter quelque chose de nouveau ? En particulier au Moyen-Orient ?
Je l’espère bien. Mais je suis réaliste. Depuis 1973, les deux parties ont préféré travailler plutôt avec les États-Unis qu’avec l’ONU. Les Israéliens n’avaient confiance qu’en l’Amérique et les Arabes ont pensé que seuls les États-Unis pouvaient apporter une solution. Tout cela est compréhensible. Kofi Annan travaille étroitement avec l’Union européenne et les Américains. Je compte poursuivre sur cette voie.
Et pour ce qui est du développement ?
Il n’y a pas de panacée pour éliminer la misère dans le monde, mais je pense qu’il faut miser sur l’éducation des filles, qui constitue un levier majeur du développement. Il faut ajouter cet élément dans le Programme d’action des pays en développement. Une fille éduquée sera moins vulnérable aux maladies, plus à même de communiquer des valeurs essentielles à sa famille, à ses enfants et aux générations futures.
À propos de famille, représente-t-elle un soutien indispensable dans l’exercice des fonctions de secrétaire général ?
Je vois où vous voulez en venir Je suis divorcé, mais c’est vrai que la famille constitue un soutien important. Plus d’une fois, Kofi Annan a confié que son épouse l’aidait à tenir.

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