Les héritiers

Ils ont été programmés pour prendre la succession de leurs autocrates de pères. Y parviendront-ils ? Et pour mener quelle politique ?

Publié le 25 septembre 2006 Lecture : 5 minutes.

Rêvons un peu. Piqué par on ne sait quelle mouche, Kadhafi proclame que le président Bush a raison sur toute la ligne ; que le Moyen-Orient a besoin de davantage de démocratie ; et que la Libye devrait travailler de concert avec l’Europe et l’Amérique à la défense des droits de l’homme. Presque au même moment – et non moins inexplicablement -, Moubarak se rend secrètement à la Maison Blanche, où, devant un aréopage au premier rang duquel figurent George W. Bush, Dick Cheney, Condoleezza Rice et Stephen Hadley (le conseiller à la sécurité nationale), il s’efforce de justifier la répression dont sont victimes les dissidents égyptiens.
En fait, ce n’est pas un rêve. Ce double événement a bel et bien eu lieu. À ceci près que le Kadhafi en question ne se prénommait pas Mouammar, mais Seif el-Islam. Et que le Moubarak dont il s’agit n’était pas Mohamed Hosni, mais Gamal. À l’instar d’un Bachar al-Assad, d’un Mohammed VI ou d’un Abdallah II de Jordanie, l’un et l’autre ont été programmés pour mettre leurs pas dans ceux de leurs pères respectifs. Mais ils sont porteurs de nouvelles ambitions, de nouvelles aspirations.
Qui sont donc ces « fils de » ? On ne connaît guère d’eux que leur caricature : celle de play-boys invétérés aux manières peu policées en dépit de leurs diplômes occidentaux. Mais la vérité est qu’ils sont, dans l’ensemble, plus mesurés que leurs géniteurs et, surtout, davantage conscients de la rapidité des changements en cours dans le monde. Ils ne brandissent pas à tout bout de champ l’étendard de la lutte contre le postcolonialisme, comme le premier autocrate venu. Aucun d’eux ne désire apparemment concentrer entre ses mains autant de pouvoirs que son père. Paradoxalement, si la démocratie finit par s’implanter au Moyen-Orient, ce pourrait être en partie grâce à leur influence.
Ceux qui ont déjà accédé au pouvoir sont contraints à un délicat exercice d’équilibrisme entre les attentes de leurs familles et les exigences de la démocratie. Les rois du Maroc et de Jordanie, par exemple, ont entrepris de moderniser leurs pays tout en maintenant les traditions qui garantissent la pérennité des institutions monarchiques. Le premier se voit davantage comme un manager que comme un arbitre. Et il est indéniable que le second a engagé une libéralisation sociale, économique et politique d’envergure, même si elle a été imposée à partir du sommet. Comme le dit un chef d’entreprise jordanien, « Abdallah est même prêt à investir dans sa propre opposition ».
Le régime libyen n’ira peut-être pas aussi loin, mais Seif el-Islam cherche indiscutablement à améliorer l’image de son pays – et celle de sa famille – à l’étranger. Bien que le souvenir de ses frasques hante encore certaines stations balnéaires à la mode, de Saint-Barthélemy à Bodrum, il a toujours été beaucoup plus que le jet-setteur héritier d’une dictature pétrolière. Aujourd’hui âgé de 34 ans, il a mesuré dès son plus jeune âge le coût d’une célébrité léguée par héritage. Quand il s’est risqué dans les écoles occidentales, il s’est heurté au mépris qu’inspirait son paria de père. La Suisse a ainsi refusé de lui renouveler son titre de séjour bien qu’il ne fût qu’un étudiant en économie parmi d’autres.
Conseiller officieux et très écouté de son père, Seif, toujours très pragmatique, a joué un rôle décisif dans l’abandon du programme nucléaire libyen et dans la décision d’indemniser à hauteur de 2,7 milliards de dollars les familles des victimes de l’attentat de Lockerbie (1988). Depuis, il joue le rôle d’une sorte de ministre des Affaires étrangères itinérant.
Avec son cosmopolitisme et son diplôme de la London School of Economics, Seif a blessé trop d’amours-propres à Tripoli pour disposer d’une aura comparable à celle de son père. Mais compte tenu de la forte concentration de la (peu nombreuse) population libyenne et de l’énorme potentiel énergétique et touristique du pays, il n’est pas impossible qu’il réussisse à faire en trois ans ce que son père a échoué à mener à bien en plus de trente. Mais la Libye n’est qu’un petit pays à la périphérie du monde arabe.
L’Égypte, en revanche, a toujours prétendu au leadership diplomatique et culturel. La succession du raïs pose donc inévitablement le problème de la démocratie dans toute la région. Même si Hosni Moubarak, qui a 78 ans et dont l’état de santé laisse à désirer, tient jusqu’à l’élection présidentielle de 2011, il est certain qu’il ne se représentera pas, et que, d’ici là, il fera tout (et Suzanne, son épouse, avec lui) pour que Gamal, 42 ans, lui succède.
Banquier à Londres (c’était un spécialiste de l’investissement), ce dernier s’est longtemps tenu à l’écart de la politique. Mais il a rapidement, et habilement, rattrapé le temps perdu. Depuis sa nomination, au début de l’année, au secrétariat général adjoint du Parti national démocratique (PND), il joue les arbitres entre les différentes factions qui s’affrontent au Parlement et dans les cercles de technocrates. Gamal a fait nommer au gouvernement un certain nombre de jeunes réformistes, poussé à la dérégulation de l’économie et s’est efforcé d’atténuer certaines pratiques dictatoriales de son père.
Pourtant, quoi qu’il fasse, son seul nom suffit à susciter une réaction de rejet chez de nombreux Égyptiens. Loin d’être l’ange gardien des masses défavorisées, le régime Moubarak est en effet fondamentalement corrompu et décadent. Beaucoup ne verraient aucun inconvénient à ce qu’il soit emporté par une crue du Nil. Comme me le disait un jour un étudiant : « Les gens veulent un président qui a déjà utilisé les transports publics. »
Jusqu’ici, son discours a paru plus fabriqué qu’inspiré. Mais Gamal a marqué quelques points dans l’opinion. Dans une interview publiée par Rose Al Youssef, le magazine de l’establishment, il s’est permis de déclarer que le PND n’était plus, comme autrefois, le « parti de gouvernement », mais que, pour se maintenir au pouvoir, il devrait soit recueillir une majorité de suffrages, soit former une coalition.
Si, pour la première fois depuis bien longtemps, personne ne peut dire avec certitude qui sera le prochain président égyptien, c’est en partie à Gamal Moubarak qu’on le doit. Les élections dans ce pays étant de plus en plus ouvertes, celui-ci sera obligé de mener une vraie campagne pour restaurer la crédibilité du nom de Moubarak. « La partie n’est pas gagnée d’avance », reconnaissait récemment devant moi un responsable de premier plan.
Le simple fait que le mode de transmission héréditaire du pouvoir soit désormais contesté jusqu’au sein des régimes les plus sclérosés est en soi un petit triomphe pour les réformateurs moyen-orientaux. Il est indéniable que les hommes qui paraissent aujourd’hui avoir les meilleures chances de prendre le relais sont plus ouverts que leurs prédécesseurs aux réalités de la politique internationale, moins enclins aux délires du culte de la personnalité. Tous ont eu, ou auront, leur chance d’accéder au pouvoir. Qu’ils ne la laissent pas passer, car ils n’en auront pas de seconde !

* Membre de la New America Foundation, un think-tank non partisan de Washington, l’auteur publiera l’an prochain chez Random House, à New York, un livre intitulé The Second World.

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