Kadhafi, l’Europe et les « sauterelles »

Un rapport de l’ONG Human Rights Watch dénonce les exactions perpétrées à l’encontre des migrants en situation irrégulière et des réfugiés politiques.

Publié le 25 septembre 2006 Lecture : 4 minutes.

Le 9 septembre 1999, Mouammar Kadhafi avait convoqué à Syrte un congrès extraordinaire de la défunte OUA. Devant ses pairs, qui avaient fini par adhérer à son idée de changer le nom de l’organisation (rebaptisée depuis Union africaine) et d’en modifier les structures, il avait fait une annonce spectaculaire : la Jamahiriya était, selon lui, prête à accueillir « comme chez eux » cadres et ouvriers en provenance d’autres pays africains. Sept ans après, le « Guide » a-t-il tenu ses promesses ? Dans un rapport rendu public le 13 septembre, l’organisation humanitaire Human Rights Watch (HRW) répond par la négative.
Intitulé « Endiguer la marée : exactions à l’encontre des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés », ce document de 135 pages rédigé à l’issue d’une enquête menée en Libye et en Italie du 20 avril au 27 mai 2005 jette une lumière crue sur le calvaire infligé aux ressortissants subsahariens par les autorités de Tripoli. Qu’ils soient cueillis dès leur entrée sur le territoire, livrés par les Italiens ou arrêtés lors des rafles lancées périodiquement dans les grandes villes du pays, les « frères africains » de Kadhafi subissent le plus souvent le même sort : incarcération, torture, puis expulsion collective.
Entre 2003 et 2005, la Jamahiriya a ainsi renvoyé chez eux pas moins de 145 000 ressortissants de pays africains. La plupart étaient venus chercher du travail en Libye, comme le « Guide » les y avait invités. D’autres étaient simplement de passage, en route vers « l’eldorado » européen. D’autres encore n’étaient pas des migrants économiques, mais des demandeurs d’asile victimes de persécutions dans leurs pays d’origine.
En 2004, notamment, des charters furent affrétés pour rapatrier à Asmara plusieurs centaines de demandeurs d’asile érythréens. Mais l’opération tourna court, le second vol ayant été détourné par les expulsés récalcitrants. L’appareil ayant finalement été contraint de se poser à Khartoum, la quasi-totalité des passagers furent pris en charge par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), qui leur accorda le statut de réfugiés.
L’incident eut au moins l’avantage d’attirer l’attention des organisations de défense des droits de l’homme. Très vite, celles-ci découvrirent que la Jamahiriya n’avait jamais ratifié la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés. Et que la législation libyenne ne prévoit aucune procédure de demande d’asile politique. À Tripoli, les enquêteurs de HRW tentèrent de découvrir les raisons de cette lacune juridique et n’obtinrent le plus souvent que des réponses évasives, du genre : « Les étrangers présents en Libye sont tous des migrants économiques et n’ont nul besoin de protection. » Plus francs, certains responsables finiront quand même par lâcher le morceau : si la Jamahiriya leur offrait la possibilité d’obtenir l’asile politique, les étrangers « afflueraient comme une nuée de sauterelles ».
C’est ce qui explique le refus des autorités de signer un accord de travail avec le HCR, qui, depuis 1991, dispose pourtant d’un bureau à Tripoli. « À l’époque, les Libyens avaient besoin de l’organisation pour s’occuper des trois mille réfugiés somaliens expulsés d’Arabie saoudite qu’ils venaient d’accueillir sur leur territoire, analyse un observateur. Mais il n’a jamais été question pour eux d’autoriser le HCR à accomplir en toutes circonstances sa mission, qui est d’identifier, de protéger et de secourir les vrais demandeurs d’asile. »
À Tripoli, certains avancent que « la présence de 1,2 million de migrants en situation irrégulière est un fardeau trop lourd pour un pays de 5,6 millions d’habitants qui accueille déjà, en toute légalité cette fois, quelque 350 000 ressortissants étrangers ». Pour justifier la répression, les Libyens égrènent un chapelet de griefs à fort relent xénophobe : les étrangers seraient par exemple responsables de la progression de la criminalité et de la propagation de certaines maladies au premier rang desquelles le sida. Selon Nasr al-Mabrouk, le ministre de l’Intérieur limogé au mois de mars, 30 % des crimes et délits commis en Libye en 2004 l’ont été par « les étrangers ». Lesquels représentent 40 % de la population carcérale et la quasi-totalité des condamnés à mort exécutés au cours des dernières années.
Pourtant, comme le suggèrent les auteurs du rapport, les excès de la politique migratoire de Kadhafi n’auraient sans doute pas été possibles sans la complicité de l’Italie de Silvio Berlusconi et, au-delà, de l’Union européenne, notoirement désireuse d’« externaliser » la gestion des flux migratoires.
Depuis la suspension des sanctions onusiennes contre la Jamahiriya, en 1999, Rome et Tripoli collaborent en effet étroitement sur cette question. « Entre août 2003 et décembre 2004, lit-on dans le document du HRW, le gouvernement Berlusconi aurait financé le rapatriement vers la Libye de 5 688 étrangers en situation irrégulière. » Il a par ailleurs intercepté en pleine mer et contraint de regagner la Libye de nombreuses embarcations transportant des migrants – dont certains étaient des réfugiés ou des demandeurs d’asile -, foulant ainsi aux pieds les dispositions de la Convention de Genève, dont l’Italie est signataire. L’ONG se félicite donc de la récente décision du gouvernement de Romano Prodi de suspendre de telles pratiques tant que la Libye n’aura pas ratifié les lois internationales protégeant les réfugiés. Pourtant, en dépit de ce progrès, la situation reste inquiétante.
Human Rights Watch suggère donc à l’Union africaine d’« exhorter » le régime libyen à respecter les droits des migrants et insiste auprès des Européens pour qu’ils cessent de cautionner de telles dérives. « Plutôt que d’aider ces personnes à obtenir la protection dont elles ont besoin, regrette Bill Frelick, chargé de la politique des réfugiés à HRW, l’UE coopère avec Tripoli pour les empêcher de rejoindre l’Europe. »

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